mardi 4 mars 2008

Le mythe mute

ὁ μῦθος signifie la parole, le discours, le récit, la légende (et donc le mythe). L’étymologie est merveilleuse! Grâce à elle, nous n’avons pas besoin de trop nous creuser le crâne pour comprendre pourquoi Platon recourait au mythe en fin d’argumentation, ni pourquoi les mythes désignent toujours des récits religieux auxquels on ne croit plus. Peut-être qu’un jour les belles histoires bibliques seront perçues comme l’on perçoit les mythes grecques ou égyptiens?
On mesure la condescendance qui existe dans notre appréciation historique à l’égard des mythes grecs. Nous hommes qui grâce à l’Occident (notamment et surtout) avons surmonté les mythes, nous sommes les hommes supérieurs, ceux ayant accédé à l’esprit scientifique. Il serait intéressant d’établir la vision très narcissique et mièvre de l’homme moderne. Un peu comme Hegel fait advenir miraculeusement la philosophie à Iéna comme son point indépassable, l’homme moderne se considère comme le couronnement inégalable de la connaissance humaine.
Dès lors, l’homme obéit à des chimères superstitieuses. Puis survient l’esprit religieux, qui met un peu d’ordre dans le grand fatras humain. Puis la raison franchit un pallier supplémentaire et considère du haut de sa rationalité les récits religieux comme des mythes. Enfin, pour clore le chapitre de la connaissance, l’esprit scientifique incarne le dépassement idéal et parfait de l’esprit religieux. Et vient clore la longue quête humaine. L’homme moderne détient ainsi les clés du bonheur et de la maîtrise du réel, à tel point que l’homme se figure que désormais il est en mesure de faire le réel et de provoquer les faits et les événements à sa guise.
Ce point est important, parce qu’il explique la différence entre les deux sens principaux de mythe. D’un côté, le mythe renvoie donc au discours, à la légende. De l’autre, le mythe qualifie le mensonge. Aujourd’hui que l’on estime être parvenu au degré supérieur et infranchissable de rationalité scientifique, le mythe exprime donc au mieux d’aimables légendes riches de symboles; au pis, des mensonges crapuleux et psychopathologiques. Il ne faut dès lors pas s’étonner :
1) De l’appétit de domination particulier qui s’empare de l’homme à partir du moment où ce dernier est persuadé de dominer le réel au point d’être en mesure de le décider et de le faire (au sens où l’on dit : faire l’histoire).
2) De l’essor des story tellings, qui ne sont autre chose que le phénomène de mode entérinant et cautionnant insidieusement l’idée que c’est l’homme qui fait le réel – que le pouvoir humain est véritablement le pouvoir du démiurge.
Maintenant, on nous dit que le 911 est un mythe, que ben Laden est un mythe. On sent le glissement : du mythe d’Abraham et Jacob au mythe du 911 en passant par le mythe platonicien. À chaque fois, c’est un pan de rationalité qui prétend s’imposer avec quelques degrés supplémentaires. On passerait de l’irrationalité à la rationalité, du mensonge vers la vérité. On évoluerait du mensonge vers la vérité.
Au risque de heurter certaines sensibilités progressistes, qui même quand elles sont adversaires farouches du système actuel se veulent cependant et avec usure progressistes et rationalistes, je ne suis pas certain que l’hyperrationalité actuelle signifie le progrès et l’amélioration du sort de l’homme. Quelle est la différence entre le mythe biblique d’Abraham et Isaac et celui du 911? Aujourd’hui qu’on observe avec condescendance le mythe religieux comme une histoire mensongère, voire imaginaire, on constate que notre belle rationalité n’a pas réussi à produire autre chose que des velléités de mythe.
Le seul changement notable que l’on puisse constater, c’est que la considération rationaliste n’a été amenée à considérer le mythe comme un mensonge que dans la mesure où elle produisait le mensonge comme mythe. Une fois que le mythe est reconnu comme mensonge, il ne reste à l’homme rationaliste et moderne que le mythe pour poursuivre son chemin. Le seul moyen de perpétuer l’histoire passe par le mythe. Le seul moyen de produire du culturel passe encore et toujours par le mythe. Autrement dit, les story tellings ne surgissent pas par hasard, mais viennent entériner la considération du mensonge comme mythe, le renversement du mensonge comme mythe.
Le story telling est le mythe revisité à la sauce néolibérale, à la culture d’entreprise universalisée en vue de l’univers politicien au service de l’immanentisme à connotation économique. Le story telling signifie rien de moins que l’homme est capable de façonner l’histoire du monde, que l’homme est le grand décideur qui décide de l’histoire et des événements, du sens du vent et de la direction de la route. Quand on promulgue le story telling à cet ordre d’importance, on accrédite inconsciemment cette vision démesurée de l’homme comme auto-démiurge, l’homme Dieu de lui-même, l’homme en tant que fondement autotélique de sa propre manifestation essentielle.
Pourquoi le dépassement du mythe en tant qu’irrationnel et mensonge débouche-t-il piteusement sur le mensonge déifié en mythe? Qu’est-ce qui a raté dans la tentative humaine de dépasser le religieux et de promouvoir le rationnel en lieu et place de l’antique machinerie, rude mais pérenne? C’est simple : une terrible et implacable erreur de calcul. Pour en arriver à édicter le mensonge comme mythe, c’est qu’on considère au final que le fondement du monde de l’homme ne correspond pas au réel. Tel est le mensonge : faire croire que l’Hyperréel domine le réel parce qu’il est parvenu à s’y superposer triomphalement. Le mensonge constitutif, c’est : le monde de l’homme ne coïncide nullement avec le réel, malgré toutes les tentatives et les essais.
On peut ajouter également que le ratage touche en premier chef le rationalisme triomphal et impérialiste. La raison moderne n’est certainement pas en mesure de tout expliquer du réel, et cette simple assertion de bon sens suffit à expliquer la faillite rationaliste et ses conséquences tragiques en termes de violence et de vengeance du réel (avec usure). Allons plus loin : la raison a voulu étouffer outrageusement toutes les autres facultés humaines de lien avec le réel, et sa faillite totalisante et universaliste montre assez que la raison n’est pas la faculté qui domine les autres. Qu’est-ce qui demeure dans les facultés humaines que la raison a prétendu occulter ?
Précisément les facultés qui tendaient à contester la suprématie de la raison moderne. Peut-être aussi les facultés qui donnaient du réel ce que la raison ne pouvait souffler. La raison s’est ainsi vengée de sa faiblesse en réfutant comme absurdes (irrationnelles) et stupides (anti-intellectuelles) toutes les expressions qui ne correspondaient pas à son propre langage et à sa propre conception. Kierkegaard ne savait que trop à quel point les deux formes qui s’opposent à la raison ne se résument pas à des tendances irrationnelles. En sus de cet irrationalisme, il faut aussi ajouter l’arationalisme. Bien entendu, Kierkegaard n’est pas seul dans cette voie et ne fait que prolonger le chemin largement amorcé par les Pères de l’Eglise et, je dirais, par tous les homme en quête du divin.
La raison arraisonne autant qu’elle assaisonne le réel, mais elle en fait de même avec les autres facultés humaines. Si la raison appauvrit tant le réel, c’est qu’elle est contrainte du fait de sa démarche à appauvrir les facultés humaines, c’est-à-dire à les rationaliser, façon de sous-entendre : à les ratiociner. Dès lors, la raison est conduite au mensonge par la démarche même qui la pousse à la vérité (rationnelle). Pour être dans le vrai, encore faudrait-il que la raison ne manque pas aussi largement le spectre du réel et ne le déforme aussi grossièrement en champ de ruines et de larmes. Le mensonge comme mythe est le produit de la raison comme larmes. Les produits de la raison sont mensongers. Il faut pourtant bien les déifier dans la mesure où l’homme déifie ses propres produits. Tel est ainsi le résultat abject et lamentable auquel parvient le 911 comme événement de la raison triomphante et moderne, comme story telling prétendent étouffer le réel en le construisant de part en part. Malheureusement, les auteurs du 911 échouent lamentablement dans leur projet parce que leur projet n’est pas viable.
L’home moderne et rationnel ne peut reconstruire le réel. En lieu et place, le réel se venge. Reste à mentionner quelle part du réel se venge contre la raison. La béance de la raison, sa déraison intime résident dans son incapacité consubstantielle à considérer le réel arationnel. On peut nommer ce réel divin, mais, par les temps qui courent, Dieu veut tout dire et plus rien à la fois. Je dirai donc que c’est la partie infinie (à préciser) du réel qui n’étant pas prise en considération se venge avec usure. Le réel qui se venge, c’est le réel sous sa forme brute, et ce réel s’avère renvoyer in fine à la violence. Le réel, c’est la violence : il faudrait envoyer cette proposition de définition à Clément Rosset.
En attendant que le réelogue consente à sortir de sa léthargie moutonnière du moment, nous finirons cette note par la différenciation capitale entre le mythe classique et le mythe du 911. On pourrait dire que la violence contenue dans le 911 se retrouve déjà dans le mythe d’Abraham et Isaac. Nul changement, donc? Oh que si! Car Abraham était prêt à sacrifier son fils pour instaurer/restaurer/perpétuer le lien entre l’homme et Dieu (ce n’est pas le moment de préciser que ce sacrifice avorté sur ordre divin intervient au moment de fonder le monothéisme). Tandis que les auteurs du 911 ont menti pour sauvegarder fort provisoirement des intérêts bien mesquins et véniels (c’est le syndrome de la fuite en avant). Dans un cas, l’homme fonde sa relation avec Dieu ; dans l’autre, l’homme fonce tête baissée dans le vide. Reste à remarquer le principal : la différence tient à l’imaginaire.
C’est l’imaginaire qui permet de saisir dans une certaine mesure l’absolu et la violence brute. C’est l’imaginaire qui permet de transformer la violence brute en culture. Le rôle de l’imaginaire dans le mythe est si évident que l’étymologie rappelle que l’origine du mythe, c’est la parole, le discours et le récit. Au début était le Verbe… L’imaginaire permet à l’homme de fonder la culture et d’éviter la destruction par la violence pure et cataclysmique. L’impact du mythe religieux est si évident qu’il aboutit dans le cas du mythe d’Abraham et Isaac à l’abolition du sacrifice humain. C’est bien le signe que l’imaginaire permet de relier le monde de l’homme et le réel, en particulier le réel étranger au monde de l’homme, cette violence pure qui fait si peur (à juste titre) et qui peut être par ce moyen transformée en production humaine.
Dans le cas du story telling, on pourrait peut-être objecter qu’on a au fondement l’ambition commune de l’histoire. Mais cette histoire est purement humaine et rationnelle. C’est parce qu’elle prétend couronner l’Hyperréel en lieu et place du réel que l’exercice du story telling échoue précisément. Le story telling prétend dépasser le mythe en opposant le monde de l’homme à la violence pure du réel étranger. Raison pour laquelle au final, le story telling vient pour rendre présentable les dérapages de violence pure que ne manque pas d’occasionner ce grand déni du religieux et de la culture au nom du dépassement rationnel révolutionnaire. Ce n’est pas un hasard si le story telling survient comme méthode prétendant sans succès recouvrir de sa chape de plomb la vérité sur le 911 : ses auteurs ne peuvent qu’engendrer pour prix de leur impéritie des épisodes de plus en plus violents et destructeurs.
A l’aune de cette distinction entre imaginaire et rationalisme étriqué, il reste à juger enfin le regard supérieur que porte sur le mythe l’histoire humaine : à partir du moment où le mythe n’est plus cru comme vrai, à partir du moment où il sert une fonction (par exemple rationnelle chez Platon), il perd sa valeur profonde de lien religieux et il indique que la culture s’étiole. Considérer de manière rationnelle que le mythe ment, c’est un mensonge qui conduit aux extrémités de la pire violence. La vérité du mythe, c’est que l’imaginaire n’est pas de la vérité rationnelle. L’imaginaire a besoin pour dire le réel étrange et étranger de convoquer des notions comme le merveilleux, l’extraordinaire, l’invraisemblable et l’incroyable. C’est par ce seul moyen que peut s’exprimer le réel arationnel. Considérer le mythe comme mensonge, c’est rationnellement n’y rien comprendre. C’est l’incompréhension ironique de celui qui toise ce qu’il ne comprend pas. La supériorité est toujours raillée par défaut de compréhension.
Ce que la raison prend pour déraisonnable voire farfelu dans le mythe n’est autre que la supériorité du religieux qui dit par l’entremise de l’imaginaire la violence et le réel étranger. Le rationalisme ne peut substituer au mythe que le mensonge exposé en mythe. Pendant ce temps, les vraies paroles divines sont celles qui ne sont pas considérées comme des mythes, mais celles qui seront les voies de l’homme de demain. Ces paroles viennent de Dieu en ce qu’elles permettent à la culture humaine de se poursuivre et de se développer de manière pérenne. Le rationalisme croit naïvement au mythe explicite et rationnel. C’est quand on ne croit pas au mythe que le mythe est opérant et magique. Quand on y croit, il est déjà mort et source de multiples dangers. Reste à rappeler que la magie n’est pas ici la superstition au sens rationaliste, mais la transformation sidérante de la violence en culture.

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