mardi 18 mars 2008

Les transpirations du complot

"Qu'il réponde entièrement, honnêtement et sincèrement. Qu'il nous réponde par des faits et non par des arguments. Qu'il se souvienne qu'il occupe la place qu'occupait Washington et, ainsi, qu'il réponde comme l'aurait fait Washington. De même que l'on ne devrait pas se dérober à la Nation, et que l'on ne peut se dérober au Très-Haut, de même le Président ne doit pas tenter d'esquive ni d'équivoque. S'il ne veut pas, ou ne peut pas, apporter les réponses souhaitées... je serai alors entièrement convaincu de ce que je soupçonne d'ores et déjà : qu'il est profondément conscient d'avoir tort, et qu'il sent que le sang versé par cette guerre, comme le sang d'Abel, en appelle aux Cieux contre lui."
Abraham Lincoln, discours du 22 janvier 1847, prononcé à l'occasion de ses Spot Resolutions, présentées notamment pour contrer la conspiration ourdie par Polk dans le cadre de la guerre contre le Mexique (1846-1848).

Le 18 mars 2008, à 16 heures 09, après une note sur Les doutes de Sharon Stone sur le 11 Septembre, Rudy de Conspiracy Watch répond à Mike, un internaute qui s'indigne à juste titre qu'on puisse assimiler le site Reopen 911 aux pires productions de l'extrémisme et du fanatisme humains. Rudy entend définir rationnellement le conspirationnisme et opposer ainsi le rationalisme raisonnable et l'hyperrationalisme de type paranoïaque. Extraits (savoureux).

"J'ajouterais enfin qu'une thèse peut être qualifiée de conspirationniste lorsqu'elle s'articule selon un schéma bien particulier qui peut être ramené à la combinaison de quelques propositions : ce qui arrive n'arrive pas par hasard ou par accident ; c'est le produit de l'accomplissement d'un programme ; derrière chaque coïncidence, il y a la marque d'un plan savamment mis au point ; tout est lié ; la vérité est ailleurs ; les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent être ; une minorité d'initiés, puissants et malveillants, conspirent en vue d'accroître leur pouvoir."

Si l'on en croit cet effort de définition, le conspirationnisme serait définissable aisément et permettrait d'identifier la différence entre conspirationnisme et conspiration. Malheureusement, Rudy ne prend jamais la peine de préciser que les conspirations et les complots existent bel et bien. Discerner en tant que tels des complots dès que l'on croit les complots possibles, c'est dès lors se condamner à un déni historique assez impressionnant et cocasse. Rudy et cette curieuse manière de penser oseraient-ils ainsi que l'incendie du Reichstag ou l'assassinat de César ne reposent pas sur des complots? Traiteraient-il les historiens qui ont le recul indubitable pour démontrer le complot de révisionnistes, négationnistes ou complotistes?
C'est ce premier point qui me frappe dans la critique habituelle qui dénonce le complotisme au nom du bon sens et de la raison : le refus de l'histoire, le refus de l'expérience, le refus des faits. Il serait à ce sujet intéressant de lire et relire les interventions d'Onegus sur le sujet ben Laden. Alors que Rudy se contente de répéter une certaine vulgate ne mettant pas en difficulté la version officielle, celui qui se réclame des faits et de la précision est... Onegus.
Le refus des faits dont témoigne Rudy est caractéristique de toute version officielle et de toute version de pouvoir à partir du moment où l'on s'avise que le meilleur moyen de réfuter le réel dérangeant est encore de n'en pas parler. Dès lors, les récits officiels, au sens de story tellings, tournent en boucle autour d'interprétations proches, à partir du moment où ils présentent le même point commun et la même caractéristique : ils n'intègrent pas dans leur circuit interprétatif les faits irréfutables qui dérangent. Cette démarche est commode pour qui veut distordre le réel et le façonner à sa guise.
Il est extraordinaire de citer ainsi des vidéos qui sont des faux grossiers et notoires. Rudy est ainsi persuadé que l'avis des meilleurs spécialistes n'a aucun poids en comparaison de la version officielle. La CIA est bien connue pour sa transparence. Il n'est pas moins extraordinaire de s'aviser que l'effort de réponse et de définition de Rudy s'intègre dans un billet consacré à Sharon Stone. La star n'est pas la première à émettre ses doutes face à la version officielle (encore une conspirationniste! Vive David Lynch!), mais ses doutes tombent pil poil pour relever l'inanité des critiques officielles, en particulier l'amalgame indubitable entre le fait de remettre en question la version officielle des attentats et la négation des attentats.
Quittons les attentats contre la pensée et revenons à notre définition à la mode du conspirationnisme. J'ai toujours soupçonné cette définition de fleurir depuis quelques années pour empêcher la critique du pouvoir. La rhétorique bien sentie consiste ainsi à hurler au conspirationnisme dès qu'un esprit vétilleux s'avise de réfuter la version officielle et d'insinuer que la critique en tant que critique est paranoïaque et conspirationniste. Bien entendu, il est impossible de réfuter les complots, mais il est loisible d'instituer l'amalgame entre le complot et le complotisme...
Même si la mauvaise foi ou l'hallucination sont perceptibles chez Rudy et chez tous les sectateurs des versions favorables au pouvoir (à défaut d'en venir), notons néanmoins que Rudy m'accuse de me montrer caricatural parce que je n'accepterais pas la distinction entre Chaisemartin-employé-de-Carlyle et Chaisemartin-agissant-en-son-nom-propre. Mais qui pratique la caricature jusqu'à instiller le doute entre complot et complotisme et jusqu'à laisser croire que le complotisme se définit aisément et se distingue du complot? Qui passe sous silence le complot pour mieux hurler avec les loups au complotisme? Réponse : tous les gens qui comme Rudy préfèrent défendre le système en tant que système et le pouvoir en tant que pouvoir - plutôt que les faits en tant que faits et la vérité bafouée. D'une certaine manière, ils n'ont pas tort : un système corrompu a besoin d'aide, tandis que la vérité est assurée de triompher à terme.
A terme, il serait délicieux de relire la prose de Rudy et de ses acolytes se déchaînant contre le conspirationnisme palpable chez les tenants du Mouvement pour la Vérité du 911. Ces gens croient défendre la vérité alors (qu'ils ne se rendent pas compte) qu'ils répètent les mêmes erreurs qui consistent à calomnier voire persécuter les résistants authentiques, soit les authentiques défenseurs de la vérité. J'en viens à la fameuse définition provisoire qu'énonce Rudy. Rudy se montre servile et moutonnier (sans doute aussi paresseux intellectuellement) car il croit comme l'époque et comme le pouvoir au hasard purement accidentel et surtout, surtout à l'identité entre le réel et son apparence.
Voilà ce qui se cache derrière le conspirationnisme : le crédo du système démocratique consiste à laisser croire, insidieusement et imperceptiblement, de manière plus ou moins explicite en temps de crise, que le système démocratique est tellement bon, tellement bénéfique qu'il permet d'empêcher la dissimulation sous l'apparence, soit la possibilité de manipuler les apparences en vue de les façonner selon ses propres attentes. C'est un problème ardu que pose Rudy : non seulement le problème de l'identité du réel et de ses rapports à l'apparence, mais surtout le problème de l'identité de la démocratie.
Il faut un pouvoir bien fragile et mensonger pour reposer sur le préjugé que les choses sont par définition telles qu'elles paraissent être. J'ai bien peur que ce soit la caractéristique et la faiblesse de la démocratie que de pratiquer une telle simplification et une telle réduction. Le pouvoir démocratique est incapable d'envisager le complot parce que le complot suppose par essence la manipulation et la distorsion des apparences. Le pouvoir démocratique, lui, aurait besoin de cette réduction et de cette simplification pour justifier de la capacité de chaque citoyen à décider, à choisir et à élire selon les critères de la liberté et de la vérité (surtout dans un système revendiqué comme libéral).
Ce que je dis n'est guère optimiste et j'aimerais sauver la démocratie. J'aimerais incriminer le système en tant que dérive contre la démocratie. Malheureusement, je crains fort que ce soit bel et bien la démocrate qui produise ses principaux démons, ainsi que le pensaient les Anciens, aux premiers rangs desquels Platon et Aristote. Autrement dit, les défenseurs contre l'évidence de la version officielle ne soutiennent pas le pouvoir parce qu'ils sont d'horribles réactionnaires ou des partisans résolus de Schmitt (selon qui l'arbitraire du pouvoir fait que le représentant du pouvoir a toujours raison). Ils soutiennent la version officielle contre l'évidence parce qu'ils ne sentent que trop la fragilité du pouvoir et la fragilité du système démocratique.
Raison pour laquelle il se trouve tant de volontaires parmi les voix des médias et les voix autorisées pour défendre l'indéfendable. L'on préfère ne pas voir, l'on préfère couvrir, l'on préfère soutenir l'insoutenable plutôt que de perdre ses privilèges et sa position au sein du système qui vous a façonné et qui vous assure au moins la cohésion et la sécurité, toutes relatives, mais néanmoins préférables au néant et au chaos. Ces sentiments sont compréhensibles. Le courage d'affronter la décrépitude et la ruine n'appartiennent qu'à quelques esprits qui oscillent entre l'héroïsme et l'inconscience.
Il est toujours plus facile de tenir des beaux discours comme : "Si la version officielle l'a dit, c'est que c'est juste", ou : "Tant de spécialistes et de voix reconnues ne pourraient pas proférer à l'unisson un si terrible mensonge", plutôt que d'en appeler aux faits, à l'examen scrupuleux de tous les faits, surtout ceux qui dérangent. C'est ce à quoi s'attache fort bien Onegus et c'est pourquoi tout esprit épris de vérité découvrira tôt ou tard qui dit juste au sujet des vidéos de ben Laden entre Onegus le conspirationniste et Rudy le thuriféraire du système. Rudy se récriera : "Mais je ne suis pas partisan de W., je suis un esprit libre, je suis un démocrate, je clame haut et fort ce que je pense, moi!".
Effectivement, Rudy, et c'est là que le bât blesse : le système démocratique ne se sent pas menacé quand les contradictions qu'il autorise, voire encourage, portent sur des débats internes à la démocratie. Quand les contradictions se déplacent et deviennent externes, ce n'est plus la même chanson ni le même son de voix.
1) Toute critique, aussi virulente soit-elle, qui ne remet pas en question la démocratie est acceptable et acceptée. Ainsi des critiques qui pleuvent sur l'Administration W. suite à ses mensonges pour envahir l'Irak (et comme si l'invasion de l'Irak n'avait pas été rendue possible par l'épisode du 911 et les mensonges tout aussi scandaleux colportés par les institutions et les médias occidentalistes).
2) Par contre, toute critique qui se révèle systémique est indéfendable et se trouve lynchée immédiatement par tous les partisans du système et par les chiens de garde du système.
Le complotisme est un outil rhétorique précieux pour discréditer au nom de la folie et de la psychopathologie toute contestation du pouvoir démocratique, soit du pouvoir faible (il est intéressant que faible soit l'anagramme de fiable). L'anathème de compotisme ne surgit pas par hasard au sein du champ démocratique : car le fondement démocratique se réclame de la raison et de ce fait prétend établir la distinction la plus claire entre la raison saine et la raison viciée (les fameux excès de raison perceptibles dans la paranoïa).
Au final, la critique de Rudy rejoint les critiques fidèles au pouvoir en vigueur dans la mesure où le sus-dit pouvoir devient fragile quand il est ébranlé dans ses fondements. La critique de Rudy est fort prévisible : elle consiste à se parer de la raison pour refuser d'examiner les faits dérangeants, les faits qui contrecarrent gravement la version officielle. Curieuse démarche qu'une démarche rationnelle qui refuse les faits quand les faits lui sont hostiles! Curieuse, mais précieuse.
Car le rationalisme démocratique montre à quels procédés il recourt quand il est acculé au pied du mur. Aussi faut-il se montrer indulgent vis-à-vis des partisans du complotisme : ils ne sont jamais que l'expression peu profonde et peu pertinente d'un courant d'obscurantisme littéral, soit du refus de la vérité quand la vérité promet de sérieux désagréments. Dieu reconnaîtra les siens. Rudy, lui, fait partie de la cohorte des chanceux. Il dispose du bagage qui lui permet de distinguer entre complot et complotisme sans avoir besoin d'examiner les faits.

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