lundi 10 mars 2008

Tirez la pelote et le complot au complet viendra

L'expression de théories du complot renvoie à une manie paranoïaque qui consiste à donner une explication causale et simple de tous les événements qui se produisent. C'est ainsi que le complot d'une petite élite, d'une réunion d'individus sournois et dominateurs offre l'explication convaincante et universelle à tous les événements. Sans doute la théorie du complot permet-elle de résoudre par l'explication tous les problèmes que l'histoire humaine ne manque pas de fournir.
Depuis le 911, on entend beaucoup parler de complots et de théories du complot. Il est certain que les complots existent bien. Ceux qui se réclament de complots ne sont nullement des mythomanes. Il n'est besoin que de citer, par exemple, de l'assassinat de Jules César le 15 mars 44 av. J.-C.; ou de la Conspiration des poudres en 1605; enfin de la Conspiration de la machine infernale en 1800. Dira-t-on à l'historien qui rapporte que César fut victime d'un complot ourdi par Cassius et fédéré autour de la personne scélérate de Brutus qu'il est un complotiste paranoïaque?
Certainement pas. C'est donc qu'il existe des complots, attestés historiquement. Le complotisme désigne autre chose que le complot.
1) Le complotisme dénonce une tentative d'explication universelle et simpliste. Tous les événements s'expliquent par une cause unique, le complot ourdi par une élite malfaisante et homogène. On reconnaît l'erreur du raisonnement complotiste en ce que l'interprétation complotiste ne s'appuie pas sur la réalité historique. Par contre, le complotisme exprime le besoin de bouc émissaire, comme si tous les problèmes résultaient de la faute de victimes désignées d'avance et homogènes. C'est ainsi qu'on a accusé de complots multiples les lépreux ou les Juifs. L'erreur revient ici :
- à rendre responsable un groupe homogène de tous les maux, quelle que soit la diversité de ces maux.
- à sortir la responsabilité des faits et de l'histoire.
Pour résumer, l'explication à tous les événements, singulièrement aux événement sources de problèmes, émanerait d'une cause unique. La responsabilisation de cette cause délivrerait des problèmes.
2) Mais le complotisme est aussi une technique rhétorique qui consiste à annihiler toute critique au nom du délire paranoïaque et de l'impossibilité du complot. Dans ce cas, l'accusation de complotisme permet également de se dédouaner des faits du complot. Un bienpensant qui se gausserait de son interlocuteur au motif que celui-ci défend la thèse du complot dans l'assassinat de Jules César se tromperait lourdement. Au surplus, il serait bien en peine d'opposer le moindre fait. Son accusation de complotisme serait le moyen idéal pour empêcher que soient examinés les fameux faits.
On le voit, dans les deux cas, le complotisme se distingue du complot par le refus des faits et du réel. On préfère aux faits dérangeants une théorie simplificatrice et soulageante. N'en déplaise aux simplistes qui préfèrent nier les problèmes plutôt que de les affronter, le complotisme serait un travers psychopathologique des plus aisés à diagnostiquer si les complots n'existaient pas. Mais les complots, tout comme le mal, existent bel et bien. Si bien qu'il faut distinguer le complotisme des complots. Dès lors, l'accusation de complotisme renvoie à deux catégories :
1) soit le complotisme est avéré (il n'y a pas de complot), auquel cas l'accusation se range du côté des faits et reproche aux tenants de la théorie du complot de réfuter les faits - par simplisme le plus souvent.
2) soit le complotisme n'est pas avéré (il y a bien complot), auquel cas l'accusation sert à réfuter l'existence de complots, toujours par simplisme, c'est-à-dire par refus des faits dérangeants. C'est ainsi que l'accusation de complotisme dans le 911 :
- permet de ne pas affronter la crise systémique que traverse le système mondialisé de l'humanité;
- s'avère d'autant plus cocasse que la version officielle repose sur le complot d'Oussama ben Laden et de ses sbires d'Al Quaeda.
On voit que le complotisme dénonce autant ceux qui refusent le réel qu'elle sert aussi à masquer le réel quand le réel est dérangeant. Dans le deuxième cas, l'accusation est employée pour instiller le soupçon, voire la calomnie. Elle se déploie en lieu et place des faits. Elle est également une théorie objectivement de soutien aux institutions et aux pouvoirs en ce qu'elle présente une vision du réel idyllique et dangereuse. Laisser entendre en effet que les complots n'existent pas, c'est postuler que le reél est étranger au mal et à la violence. Par conséquent, il s'agit d'une vision fausse du réel, qui cherche à donner du réel l'image que l'homme en attend. Toute théorie dérangeante pour le système humain est ainsi écartée comme complotiste. Il reste à noter également que le complotisme se déploie de préférence dans l'histoire contemporaine (proche et récente), en tout cas toujours dans l'histoire trouble et confuse. Souvent, le recul historique rend les événements si lisibles que leur reconnaissance devient officielle et coupe l'herbe sous le pied aux partisans du complotisme (quelles que soient leurs intentions).
Que le complotisme désigne autant ceux qui voient des complots partout que ceux qui refusent d'en voir tient sans doute à l'inquiétude que suscite le réel. Le complotisme serait ce mode de penser qui permettrait d'amoindrir l'inquiétude en l'expliquant de manière surfaite et toute faite.
- Soit le mal et la violence n'existent pas (c'est rassurant);
- soit le mal et la violence existent, mais au moins on peut les expliquer (c'est tout de même assez rassurant).
Dans les deux cas, l'interprétation du complotisme explique le complotisme par l'hypothèse de la surinterprétation. On mésinterprète les faits parce qu'on les surinterprète. Au risque de contredire cette hypothèse couramment admise, je pense que c'est exactement l'inverse qui est vrai et explicitement visible : puisque le complotisme signale le simplisme explicatif, il s'agit d'une sous-interprétation, qui consiste à réduire l'explication à une causalité unique ou quasi unique.
Je souscris à l'interprétation de Popper. Contrairement à d'autres, qui dénoncent le complotisme avec l'intention de dédouaner le réel et le pouvoir, Popper "insiste sur le fait que les complots existent mais sont à peu près toujours des échecs et que, ainsi, « les conspirateurs profitent très rarement de leur conspiration». Il utilise l'expression de «théorie conspirationniste de la société» pour caractériser les idéologies de Karl Marx ou d'Adolf Hitler : l'origine intellectuelle en est la même, un recours à l'historicisme pour proposer un système explicatif du monde : lutte des classes ou complot juif. Pour Popper, recourir à la théorie du complot pour comprendre le monde est une erreur : cela reviendrait à affirmer que tous les évènements sont la résultante d'actions de personnes qui ont des intérêts communs et non-contradictoires à ces résultats et qu'il leur est possible de prévoir avec certitude les conséquences futures d'actions données. Or, pour Popper, rien n'est plus contestable que ce présupposé de départ sur lequel est bâtie toute théorie du complot : il écrit ainsi qu'il est très rare que des actions provoquent réellement le résultat souhaité ou prévu, il y a toujours des effets secondaires imprévus. Popper donne l'exemple d'une personne voulant acheter une maison. Son intérêt est que son prix soit le plus bas possible. Mais du seul fait que cette personne se déclare comme acheteuse, cela fait monter les prix du fait d'un nouveau demandeur sur le marché, ce qui va manifestement à l'encontre de son intérêt. Là est un exemple typique de conséquences néfastes involontaires et inévitables d'une action. Pour le dire avec les mots de Popper : «Nous voyons ici clairement que les conséquences de nos actes ne sont pas toutes prévisibles; par conséquent la vision conspirationniste de la société ne peut pas être vraie car elle revient à supposer que tous les résultats, même ceux qui pourraient sembler spontanés à première vue, sont le résultat voulu des actions d'une personne intéressée à ces résultats » (La Société ouverte et ses ennemis, chapitre 14).
Je tire l'extrait de Wikipédia, à l'article théorie du complot. On notera que Popper reconnaît l'existence des complots, mais qu'il développe l'idée intéressante selon laquelle les complots n'aboutissent jamais aux résultats escomptés par les comploteurs. Ce pour une raison précise : les comploteurs complotent dans un souci de maîtriser le réel, mais leur action perverse ne leur permet nullement de maîtriser le reél au point, notamment, d'en prévoir le déroulement à venir. C'est parfaitement juste et historiquement vérifiable.
J'oserai néanmoins un petit bémol : il arrive cependant que les comploteurs aient plus de pouvoir que l'acheteur d'une maison. Car si l'acheteur d'une maison n'est pas simple acheteur, mais également spéculateur immobilier, il peut aussi influer sur les prix du marché. Quoi qu'il en soit, il est certain que les complotistes, quels que soient leur pouvoir et leur puissance (à ne pas sous-estimer), ne peuvent égaler le pouvoir de Dieu ou d'un démiurge. C'est parfois ce qu'ils aimeraient faire, mais il est évident que Popper a raison sur ce point : plus un comploteur agit avec l'intention de remplacer le pouvoir de Dieu par son pouvoir personnel, et plus il court à la ruine. Voilà qui n'élimine pas les complots derrière l'anathème de complotiste, mais qui montre de manière rassurante que les complots ratent toujours leurs objectifs à moyen terme. Cependant, cet argument serait d'un cynisme ordurier s'il servait à relativiser, c'est-à-dire à minorer la douleur des victimes d'un complot.
Imagine-t-on le disciple de Popper affirmer derechef aux proches de JFK que leur douleur est infondée car les auteurs de l'assassinat de leur proche ont d'ores et déjà raté leur objectif? Ou lancer aux familles des victimes du 911 qu'il faut se réjouir d'une si tragique erreur, puisque ceux qui ont fait le coup sont assurés de la faillite générale? A ce compte, je cours convoquer un disciple fervent de Taguieff pour interpréter la douleur de ces familles comme l'expression d'un besoin de "réenchantement du monde"?
Il reste à rappeler l'évidence que l'on éprouve les plus grandes peines à accepter : alors que les détracteurs du complot aimeraient si souvent réduire le complot à de la paranoïa complotiste ou de la manipulation complotiste, l'étude historique des complots montre le caractère profond et si dérangeant du principe d'incertitude. En fait, a priori, l'observateur est incapable de différencier le complot avéré du complotisme mythomane et affabulateur.
Pour ce faire, il a besoin de recourir aux faits. Raison pour laquelle le plus sûr moyen de déterminer la véracité d'une accusation ou d'un soupçon de complot consiste à examiner les faits et à revenir aux faits. Tous les discours qui escamotent ou évitent les faits sont des discours mensongers. Ils peuvent être complotistes en ce que la réduction complotiste revient aussi bien à évacuer les faits pour mieux imposer le discours réducteur.
Complotisme et faits font mauvais ménage. Mais l'observation des faits est d'autant plus difficile que les faits en question sont proches du moment de l'observation. Raison pour laquelle la différence entre complot et complotisme est si instable : non seulement des faits récents peuvent être méconnus, mais les faits dérangeants sont souvent rejetés au nom de la mauvaise foi et de l'inquiétude. Si ce n'était pas le cas, voilà fort longtemps que les assassins de JFK seraient dévoilés au grand public de manière indubitable (au lieu de s'en tenir aux billevesées de la Commission Warren et à sa fameuse balle magique unique). Quant au 911, c'est encore pire : les preuves et les faits abondent pour démontrer que la version officielle (telle que retranscrite notamment par la Commission 2004) est truffée de mensonges et d'omissions. Mais l'avouer publiquement et le reconnaître, ce serait affronter aussi le spectre d'un système en feu, en ruines et en larmes. Exactement comme les Twin Towers avant leur chute impressionnante et terrible.

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