jeudi 24 avril 2008

Athènes, Jérusalem et Babylone

J'entends la causerie sur France Culture consacrée à Leo Strauss. L'émission Répliques du 5 avril avec Pierre Manent, expert en philosophie politique, et Gérald Sfez, qui a sorti Leo Strauss, foi et raison. La causerie est assez intéressante et s'attache à montrer un visage de Strauss très différent de la réputation qui en est faite parfois, le Strauss gourou des néoconservateurs. On insiste ici sur les thèmes du philosophe politique, Jérusalem et Athènes ou encore foi et raison - justement.
Je retrouve
chez nombre de spécialistes cette opposition à la réputation d'un Strauss gourou des néonconservateurs sur de nombreux sites. Bien. La précision est d'autant plus intéressante que je n'ai jamais lu Strauss, ce que je vais m'empresser de faire. Je constate pour commencer que les commentateurs ont toujours le souci impayable de briller sur le dos des auteurs qu'ils analysent. A chaque fois, c'est le même refrain : sans douter que Strauss soit digne d'intérêt, il est tout aussi certain que notre penseur n'est pas de la taille d'un Bergson ou d'un Heidegger. Strauss ne sera jamais que le dernier avatar du prototype du grand philosophe dans une liste qui en compte une petite centaine depuis à peine un siècle.
Je laisse de côté les réductions ad hitlerum au nazisme
, supposées ou justifiées, et j'en viens aux faits. Moi qui n'ai pas lu Strauss, je suis frappé du besoin de rendre son auteur commenté non seulement absolument passionnant, mais encore totalement incompris à force de profondeur. Cette seconde remarque vaut a fortiori quand l'auteur se trouve au centre de polémiques. Pourtant, Strauss n'est pas le premier de la liste à se trouver incriminer. Lui l'est avec les néoconservateurs, le 911 et la guerre d'Irak. Mais Carl Schmitt était un nazi revendiqué, ce qui ne l'empêche pas d'être un philosophe politique souvent passionnant. Point n'est besoin cependant d'en faire le philosophe ultime ou le philosophe subversif et injustement occulté.
Idem avec Heidegger, qui est certainement un philosophe d'une toute autre ampleur et un philosophe majeur du vingtième siècle. On peut goûter au génie de Heidegger sans dissocier la profondeur philosophique de Heidegger de ses penchants plus qu'ambigus pour le nazisme. On connaît les deux penchants extrémistes concernant la lecture et la réception de Heidegger : soit ne plus le lire au motif que sa pensée serait infestée par les thèses nazies; soit le lire en faisant comme si l'engagement nazi résultait d'une erreur de jeunesse impardonnable mais heureusement vite dépassée (sans aucune incidence sur les thèmes majeurs de sa pensée).
Hélas, on peut être profondément influencé par le nazisme ou par le fascisme et être un grand philosophe. Je crains que ce soit le cas de Heidegger qui ne se contenta pas d'un bref engagement vite répudié auprès du nazisme des années 30, mais qui jusqu'à la fin de sa vie refusa systématiquement ou presque d'aborder le sujet. Bizarre, quand on sait qu'une critique circonstanciée de ses propres erreurs aurait suffi à être définitive...
Il faut croire que Heidegger estimait ne pas s'être tant trompé, ou que le vrai danger résidait davantage dans le péril rationaliste, technique et libéral/communiste que dans le nazisme qui plus est rapidement enterré... En tout cas, les thèmes que développe Heidegger sont à chaque fois d'une grande profondeur et également imprégnés par des thématiques parentes du nazisme, comme le sol, la terre ou le peuple...
Il faudrait être en mesure de ne pas pousser des cris d'orfraie à chaque fois que l'on aborde le sujet du nazisme. On peut ne pas être nazi, antisémite, fasciste ou consorts et accepter qu'un auteur soit nazi et profond. Désolé de répéter l'évidence scandaleuse pour les oreilles chatouilleuses de certains esprits étroits. Sans doute cette acceptation est trop dure pour qui veut s'aveugler sur le vrai visage de la société démocratique, occidentaliste et mondialiste qui est la nôtre et contre laquelle le nazisme prétendait s'opposer de tout son être et sa violence débridée. Nos sociétés sont d'autant plus libres que la censure y est insidieuse et ignorée : censure qui se présente sous le masque de al liberté d'expression en somme, un peu comme l'immanentisme est la religion de la sortie de la religion.
J'en reviens à Strauss. Son profil m'intéresse d'autant plus que je connais la critique dont il est le récipiendaire avec le cas Nieztsche, que j'ai lu en détail et dont je connais la prose aussi folle que géniale. Nieztsche fut récupéré par les nazis de manière scandaleuse et ses commentateurs s'empressèrent par la suite de le réhabiliter en argüant (justement) qu'il s'était opposé à l'antisémitisme et que ses attaques contre la démocratie et en faveur de l'aristocratie étaient surtout à prendre d'un point de vue esthétique.
Il n'empêche que ses commentateurs esquivent soigneusement la question du lien entre Nieztsche et les nazis pour mieux se concentrer sur des thèmes connexes et sans intérêt ou à l'intérêt limité, comme le jeu, la généalogie, l'enfant ou autres. On en arrive à façonner un Nieztsche démocrate, doux et presque bobo de gauche, ce qui est ridicule, même s'il est vrai que ce Nietzsche ressemble beaucoup à l'ombre des commentateurs comme Deleuze et toute la clique des Normaliens et autres universitaires formatés qui se sont emparés du filon et l'exploitent jusqu'à satiété.
La vraie question quand on aborde les liens entre Nieztsche et les nazis n'est pas de savoir si Nietzsche était nazi, ou fasciste, ou nationaliste, ou antisémite : il est évident qu'il ne l'était pas. La vraie question est de se demander pourquoi ce penseur a suscité un tel intérêt dans les rangs des intellectuels nazis et fascistes, qui n'ont récupéré avec une communauté d'esprit qui n'a d'égale que l'enthousiasme vivifiant et débordant. Serait-ce simplement le hasard ou la totale incompréhension? Ce n'est pas possible, en tout cas au niveau de la coïncidence.
Il y a une différence importante entre le fait de dire que Nieztsche fut récupéré par les nazis et les fascistes parce qu'il était leur ancêtre et leur devancier - et le fait d'insinuer avec bon sens que si Nietzsche fut repris par les nazis, c'est que certains de ses thèmes entraient en forte correspondance et résonance avec les obsessions nazies. Autrement dit, Nieztsche précurseur et devancier des nazis, certainement pas; mais Nieztsche étranger au terreau des thèmes qui ont engendré indirectement le nazisme, certainement pas non plus.
Revenons à un juste milieu. Nieztsche n'était pas attiré par les thèmes qui déboucheront sur le nazisme ou le nationalisme, à l'inverse de son ex/futur ami/rival Wagner (je ne sous-entends certainement pas que Wagner était nazi, mais antisémite, oui). Il faut être aveugle pour ne pas se rendre compte que des thèmes comme le Surhomme, l'Eternel Retour, Dionysos, l'antidémocratisme, l'aristocratisme, la volonté de puissance, les esprits libres, le troupeau, l'apologie de la guerre ne sont pas des valeurs anodines, seulement esthétiques, mais contiennent en germes la condamnation de la condamnation de la violence. Nietzsche ne s'est pas opposé par hasard au christianisme en tant que religion de l'antiviolence et au Christ en tant que figure paradoxale de l'intériorité et du refus de la violence.
Nieztsche était un penseur qui magnifiait la violence et qui voyait dans la violence le moyen pour l'homme de se dépasser et de parvenir à l'aristocratie du Surhomme. D'ordinaire, les commentateurs essaient de tirer Nieztsche du côté de leurs valeurs démocratiques et conformistes en prétextant que toutes ces valeurs sont à prendre d'un point de vue esthétique et surtout que Nieztsche était un penseur dont l'importance tient précisément :
- soit à sa critique de la morale;
- soit à une certaine inconséquence ou au fait de n'avoir précisément rien pensé (thèse notamment de Rosset).
Il s'agit en tout cas d'évacuer à toute force que le lien entre le nazisme et Nieztsche tient dans le culte de la violence et al vision de la violence comme moyen de sauver l'homme et de l'élever/magnifier. Sans doute cette approche de la violence est-elle chez Nietzsche nettement plus esthétisante et philosophique que chez les nazis. Il n'empêche qu'il est fallacieux de faire comme si aucun lien ne reliait Nieztsche aux nazis. Peut-être pas une filiation directe et obvie; certainement un source d'inspiration, même indirecte, même ténue et floue.
Eh bien, c'est le même raisonnement qui vaut pour Strauss. Je répète que je n'ai pas lu de première main Strauss et que je vais m'y mettre, comme je l'ai fait pour Carl Schmitt. Schmitt est un écrivain aussi pénétrant qu'inquiétant. C'est le mérite de Finkielkraut que de servir de passeur et c'est certainement dans ce rôle qu'il se montre le meilleur. Pour le reste, j'ai bien peur qu'il excelle surtout en dérapages et en approximations fort illusoires. Alors Strauss?
Il est certain que présenter Strauss comme l'inspirateur de la guerre en Irak est grotesque. Mais il est tout aussi certain que le fait de caricaturer les propos de Strauss sert surtout à ne pas affronter le vrai problème. Comme pour Nieztsche et les nazis, il s'agit en effet de se demander : quel lien entre Strauss et les néoconservateurs? Il serait trop facile d'expliquer, à l'instar de Sfez par exemple, que Strauss est totalement étranger aux problèmes politiques des néoconservateurs et que sa profondeur et son originalité résident ailleurs.
Que Strauss soit un penseur étranger aux décision politiques, certes, mais : quel est son rôle exact d'inspirateur? Même si l'on admet que Strauss n'est pas le gourou omnipotent et fortement favorable au totalitarisme et à la tyrannie, au mensonge et à l'oligarchisme, il n'en demeure pas moins que les néoconservateurs ne sont pas non plus totalement décérébrés et aveugles au point d'élire comme un maître revendiqué et un inspirateur patent pour la plupart d'entre eux (je crois ainsi que Wolfowitz fut l'élève de Strauss) un penseur qui soit totalement étranger à leurs revendications et préoccupations idéologiques.
En d'autres termes : Strauss n'est certainement pas le maître à penser et le gourou au sens où il aurait tout prévu et tout pensé d'une certaine conception politique que les néoconservateurs appliqueraient au pied de la lettre. Cependant, même si le lien entre Strauss et les néoconservateurs est aussi lâche et distant que celui entre Nieztsche et les nazis, il demeure que le choix de Strauss ne ressort pas de la coïncidence la plus fortuite et absurde. Bien au contraire, il est même évident que certaines options de Strauss sont en mesure d'être utilisées par les néoconservateurs, surtout si l'on se rappelle que Strauss est un penseur politique.
Une dernière remarque : il est inquiétant et éclatant que le premier réflexe des commentateurs soient de présenter l'auteur décrié et reconnu (notamment par leurs bons offices) comme totalement étranger à la polémique. C'est le signe d'une certaine censure, qui consiste à faire diversion, y compris si cette diversion revient à affronter des thèmes plus importants que ceux déniés ou occultés.
Que Strauss soit aussi, voire surtout le penseur de la foi et de la raison, pour reprendre le beau titre de Sfez, je n'en doute pas : il n'en demeure pas moins que la grandeur de Strauss (toute relative qu'elle soit par ailleurs) n'est en aucun cas indexée à l'actualité, du 911 ou de la guerre en Irak. Raison de plus pour affronter le lien entre Strauss et les néoconservateurs, ne pas fournir un faux lien aisément réfutable (Strauss et la guerre en Irak) et, de fait, ne pas rétorquer par blanc quand on vous dit - noir.

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