lundi 28 avril 2008

L'aveuglement des accusateurs

Dans le mécanisme et le processus de l'accusation par amalgame, j'ai dit que l'on retrouvait au départ un élément de bien-fondé qui perdait en crédibilité à mesure qu'il se généralisait. La bonne foi des accusateurs n'est ainsi jamais prise en défaut, puisqu'elle s'appuie sur une accusation initiale valable, ce qui ne signifie nullement que son caractère valide la valide. Je veux dire : qu'elle soit vraie.
Girard enseigne ainsi que le bouc émissaire est toujours innocent de l'acte de bouc émissarisation, quelles que soient par ailleurs ses fautes. Le bouc émissaire peut être totalement innocent ou partiellement coupable de l'accusation qu'on lui oppose et qui légitime le lynchage dont il sera victime. Dans le cas du mendiant lapidé dans une cité grecque pour faire disparaître la peste, malédiction divine discernée par le devin consulté, l'innocence du mendiant coule de source.
Dans le cas du Sanhédrin et de Jésus, il est certain que Jésus, telle que l'histoire nous est du moins présentée, ne méritait pas la crucifixion ni son chemin de croix. Mais le lynchage est ainsi la folie circulaire qui se reproduit de manière contagieuse à mesure que monte la folie hystérique de vengeance collective. Au départ, les grands prêtres juifs obtiennent la mort de Jésus et pour finir les chrétiens disciples de Jésus persécutent tant et si bien les Juifs que des idéologues nazis et aryens se chargent de finaliser le besogne (c'est le cas de le dire) par l'Holocauste le plus sanglant et abject qui soit.
C'est dire que l'accusation de peuple déicide ne repose sur aucun fondement viable et stable. Quant à l'accusation de complot juif? Ou de peuple usurier? Là encore, il n'est possible d'établir d'accusation qu'en accusant nominalement, en refusant la généralisation hâtive et abusive et surtout en substituant au lynchage exterminateur et vengeur l'accusation judiciaire et la peine judiciaire. C'est le jugement et la possibilité de défense qui permette à l'accusation d'éviter au maximum l'hystérie du lynchage, durant lequel bien entendu la victime n'a aucune possibilité de se défendre.
Dès lors, accuser les Juifs d'un grand complot est délirant car on voit mal comment des millions d'individus pourrait se concerter au sein d'un groupe homogène pour fomenter un complot stable et homogène. De même pour l'accusation de peuple usurier. Il faut au moins qu'il y ait un amalgame injuste au départ de ces accusations globalisantes. D'autre part, ces accusations appellent le lynchage. C'est le principal reproche que l'on pourrait adresser aux nazis, dont l'explication initiale à l'antisémitisme virulent pourrait être la trahison des financiers et banquiers juifs durant la Première guerre mondiale, trahison qui aurait été la cause de la défaite allemande et de sa déchéance cuisante durant l'entre-deux guerres.
Quand bien même cette accusation serait fondée, on mesure l'amalgame entre quelques poignées de banquiers juifs et l'intégralité des peuples juifs qui devaient payer pour leur appartenance à l'identité juive par l'ignoble Shoah. Si les nazis avaient demandé à ce que les banquiers accusés soient jugés et condamnés et si ces banquiers avaient été condamnés au terme d'un jugement équitable, le lynchage aurait été évité et l'amalgame n'aurait pas fonctionné.
On notera que le refus de l'amalgame et le refus du lynchage conduisent à l'impossibilité exécutoire de l'amalgame. Le désamalgame suppose ainsi toujours la nuance et l'exigence de condamnation équitable. Ce n'était manifestement le cas ni dans l'accusation et la condamnation de Jésus, ni dans l'accusation et la condamnation des Juifs sous l'ère des chrétiens et, finalement, des nazis. A chaque fois qu'il y a amalgame, il y a impossibilité pour l'accusé de se défendre, précisément parce que l'accusation accuse en lui bien autre chose que ses faits, voire ses intentions (jugement plus discutable).
Il s'agit d'accuser et de juger une identité stable dont il serait porteur à l'insu de son plein gré et qui le rendrait coupable coûte que coûte. L'amalgame est ainsi acquis dans le racisme, où la victime est coupable d'appartenir à la race incriminée, spécifiquement dans l'antisémitisme, où la victime est coupable d'être juive. Dès lors, le seul moyen de juger de la validité au moins partielle d'un accusation réside dans les conditions du jugement. Une accusation par amalgame sera une accusation non fondée en ce qu'elle jugera par lynchage. Une accusation fondée (au moins partiellement) exigera au contraire de son processus et de sa procédure qu'elle aboutisse à un jugement équitable qui diffère du lynchage et le rende caduc.
A l'aune de ce critère, les lynchages successifs dont les Juifs ont été victimes prouvent que l'accusation fonctionnait par amalgame. Cette constatation ne signifie pas que certains éléments de ces accusations successives n'aient pas été justifiés, mais cela suffit à prouver que l'accusation a abouti à chaque fois à une généralisation coupable, criminelle et fallacieuse. Finissons par un paradoxe (on sait que le paradoxe est le siège de la profondeur) : de nos jours, les accusateurs des Juifs existent certes, mais ce sont les Juifs qui se trouvent accuser et lyncher en premier lieu les Palestiniens. Bien entendu, ils le font pour d'excellents principes moraux, comme tous les lyncheurs, et il se trouve que le droit international condamne régulièrement les crimes de guerre dont se rend coupable l'État israélien dans ses rapports par amalgame avec le peuple palestinien. L'histoire a des renversements tragiques et glauques.

Aucun commentaire: