vendredi 25 avril 2008

Les médias de l'immédiat

Pourquoi les médias ne font-ils que relayer peu ou prou (et de plus en plus) la parole officielle, la version officielle de la vérité? Pourquoi l'homme a-t-il besoin, au moins à l'époque contemporaine, de croire de plus en plus à la version officielle? Sans doute pourrait-on suggérer que ce qui est officiel rassure parce qu'il émane du pouvoir et parce que le pouvoir actuellement dominant se place du côté du Bien (de la démocratie, de la liberté et autres valeurs absolues et positives).
Mais il y a aussi une autre explication : c'est que la conception implicite et inconsciente le plus souvent qui explique la croyance quasi aveugle accordée à l'officiel tient aussi à l'ontologie de l'immédiateté : l'époque moderne est l'époque qui a répudié l'ontologie classique et la distinction entre Etre et phénomènes sensibles (ou Etre/étants selon Heidegger). Désormais le nieztschéisme annonce que c'est l'apparence qui a détrôné Platon et le mythe de la caverne.
Autrement dit, le réel désigne ce qui apparaît dans l'immédiat, soit aussi l'exact sens de phénomène. Hormis l'apparence, point de réel. Sans doute cette conception découle-t-elle de la Raison (mutante) et de son obsession de tout expliquer du réel. Il est plus facile sur ce point de réduire le reél aux apparences que d'introduire dans son sein des éléments indéfinissables comme l'Etre (Heidegger ne définit jamais l'Etre).
Quand surgissent des événements qui remettent en question le dogme de l'immédiat et de l'apparence, le premier réflexe porte à croire la version officielle. Après tout, c'est la plus sûre. Et puis l'homme a besoin de se rassurer en se répétant que le réel finit toujours par se montrer juste et honnête. Pour ce faire, il suffit de croire et d'écouter les instances officielles.
Il n'est dès lors plus si invraisemblable de constater que la version officielle est suivie et crue comme un phare dans la tempête. C'est que l'officiel est un peu la boussole et que l'homme préfère la certitude à l'incertitude. Peu importe que le certain soit mensonger et que la vérité nécessite d'en passer par l'incertain.
L'essentiel si l'on peut dire, pour cette époque de refus de l'essence et de culte de l'apparence, c'est de constater que les médias sont organisés de telle sorte qu'ils répercutent de manière intime l'ontologie de l'immédiateté et de l'Hyperréel. On sait que la télévision est le centre médiatique de l'Hyperréel. Mais que l'on s'avise de la formation des journalistes : ne sont-ils pas les serviteurs, voire les prêtres de l'événementiel? N'ont-ils pas fait des faits leur credo et leur confiteor officiels?
Pourtant, le dérivé de ce culte de la vérité appert si l'on s'avise que l'événement et les faits désignent ici l'apparence et l'immédiateté. La représentation artistique est bien placée pour nous rappeler ce qu'est un fait : précisément un objet dont la définition varie selon les artistes. D'ailleurs le propre d'un grand artiste est de proposer une définition de l'objet le plus courant, que personne jusqu'alors n'avait perçue.
C'est dire que l'art apporte de la profondeur à l'objet banal et connu et que le culte de l'immédiat condamne son serviteur zélé et objectif à la déformation et à la défiguration. Comprend-on désormais ce qu'est le journaliste? Propagateur de l'ontologie de l'immédiat, il est le propagandiste d'une représentation du réel qui est immanentiste. Le journaliste n'est certainement pas le traître conscient de mentir et de manipuler. Il est simplement celui qui suit la formation qu'on lui a dispensée.
Adhérer à l'ontologie de l'immédiat revient à déformer le réel et à croire en la version officielle. Dans les périodes où le pouvoir se porte bien, la contradiction est d'autant plus envisageable que le pouvoir n'a pas grand chose à se reprocher dans les antres de son fonctionnement systémique. Dans les moments plus difficiles, par exemple quand le pouvoir est en délitement et décomposition, il reste aux médias de l'immédiat (cela ne s'invente pas!) deux possibilités :
- soit se rabattre sur des sujets privés, qui ne remettent pas vraiment en cause le dogme de l'immédiat, ou de manière superficielle (sur le mode : l'exception confirme la règle).
- soit évoquer des sujets publics qui n'attentent pas fondamentalement au fonctionnement du système.
C'est les usages auxquels s'emploient les médias, qui oscillent ainsi en ce moment entre la culotte de Britney Spear, et autre variantes qui indiquent la publicité faite au privé transformé en sujet public, et les JO de Pékin, comme s'il n'était pas plus urgent d'aborder par exemple le vrai thème systémique caché derrière ces JO, non le Dalaï-Lama ou les JO de la corruption et du dopage, mais les liens financiers et politiques exacts entre l'État chinois et l'État américain, en particulier concernant la guerre d'Irak.
En gros, avec l'idéologie de l'immédiat, on aimerait tant que la vérité soit transparente et qu'elle apparaisse immédiatement dans la complétude de son phénomène. Malheureusement, c'est exactement l'inverse qui est vrai : contrairement à ce qu'on nous fait croire, la vérité suppose l'approfondissement, puisque le phénomène tel qu'il apparaît est toujours parcellaire. Montrer le phénomène dans sa complexité et rappeler que le phénomène n'est jamais qu'une apparition, soit une forme parcellaire dont il est impossible de rendre compte totalement (ainsi que l'enseignait déjà Démocrite notamment), telle serait la véritable vocation du journaliste.
Au lieu de quoi le journaliste mérite d'être appelé propagandiste, en ce qu'il se contente de transmettre le phénomène tel qu'il apparaît. On mesure que l'apparence est moins le produit d'une définition claire que la représentation qu'en donne la forme institutionnelle et officielle. Ce que l'on nomme apparence, ses contours et ses normes sont bien le produit de certaines valeurs et conventions dont la garantie n'est pas objective et impartiale, mais fixée et codifiée par les conventions d'un pouvoir donné, en l'occurrence le pouvoir (f)actuel, fondé sur la Raison mutante et le mythe de la modernité.
Oublier ce fait capital, c'est se condamner à mésestimer à quel point la propagande officielle actuelle ne fait autre chose que de laisser croire qu'elle oeuvre pour le Bien et la Vérité. En vérité, ces termes en veulent pas signifier grand chose d'autre que le fait que le pouvoir se présente comme positif et digne de louanges. On voit mal quel intérêt il aurait à agir autrement, mais ce faisant, il ne fait jamais qu'agir comme tous les autres pouvoirs, avec la même possibilité de mensonge, de manipulation et de mauvaise foi. Contrairement à ce qu'essaie de nous faire croire le pouvoir actuel, il n'est certainement pas meilleur que les autres pouvoirs historiques, parce qu'il reposerait sur la démocratie et la liberté.
Il révèle au contraire la faculté de manipulation qui se tapit dans les valeurs dont le pouvoir se réclame pour asséner sa propagande manichéenne et partiale/partielle. Il reste à examiner en quoi l'approfondissement diffère radicalement du mythe (au sens réduit de mensonge et manipulation) selon lequel la vérité est cachée.
Ce slogan fameux, dû à une célèbre sérié télévisée, signifie en effet que la vérité a opéré une action intentionnelle, imputée à la volonté ou au désir. Pour reprendre la doctrine de Schopenhauer, la vérité s'est cachée parce qu'elle a voulu se cacher. C'est une chose que d'imputer l'action de se cacher à une volonté d'apparaître différente de ce que l'on est (manipulation intentionnelle); c'en est une autre de prétendre que la vérité n'est pas cachée, mais qu'elle ne réside pas dans l'apparence. C'est pourquoi j'opposerai l'idée d'approfondissement à celle de présence cachée derrière l'apparence.
Dans un cas, rien d'intentionnel, mais une réalité ontologique : la vérité n'est pas entièrement contenue dans le phénomène, simplement parce que le phénomène est la représentation finie et réductrice du réel, sans qu'entre dans cette constatation rien de volontaire ou d'intentionnel; dans l'autre, l'action de se cacher est volontaire, intentionnelle, et correspond à un procédé de manipulation dont on mesure la connotation paranoïaque, soit l'excès de raison.
Car il est certain qu'il est hyperrationnel de prêter au réel des caractères et des attributs humains, ainsi que Spinoza le savait trop bien, réflexe qu'il nommait d'ailleurs anthropomorphisme et que nous baptiserons dans son sillage : projection anthropomorphique. Pour en revenir à nos moutons immédiats : c'est suite à une projection très/trop anthropomorphique que les médias en viennent à insinuer que le réel se réduit aux représentations et aux phénomènes que l'homme distingue et discerne.

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