mercredi 7 mai 2008

Antisémitisme

Il est sans doute intéressant de constater que le plus sûr et paradoxal moyen de sombrer dans l'amalgame est encore de refuser et réfuter l'amalgame. Amalgamer, c'est satisfaire au besoin de réalisation qui étreint toute partie dans ce réel - ce qui implique que le refus de l'amalgame témoigne aussi d'un refus de réel.
L'amalgame intouchable est le Bien par excellence. Je pense à l'antisémitisme. Il est certain que la Shoah est le crime par excellence, ce qui ne signifie certainement pas que l'unicité de la Shoah en fasse le crime qui dévaluerait les autres crimes. L'effet inverse serait souhaitable et souhaité. En prend-on le chemin?
En tout cas, il est inacceptable que l'on se serve de la souffrance des victimes de la Shoah pour interdire la critique contre les Juifs ou les Israéliens. Ainsi que de nombreux analystes l'ont souligné, la compassion liée à la Shoah ne s'applique qu'aux victimes de la Shoah. Ce n'est pas parce qu'on est Juif, Israélien, voire descendant de victimes de la Shoah que l'on est en droit de réclamer cette compassion victimaire par contagion identitaire, qui est du meilleur aloi quand elle est justifiée, et de la pire perversité quand elle est inadéquate.
Je sais bien que je profère des évidences rationnelles, mais quand je vois la rhétorique de certains profiteurs, je me dis que le rappel de ces vérités rebattues est encore le meilleur moyen de lutter contre l'antisémitisme. Il est si difficile de lutter contre l'antisémitisme. Encore faudrait-il se mettre d'accord sur un point : faut-il interdire la critique pour mieux interdire l'antisémitisme? Ou faut-il au contraire encourager la critique pour mieux circonvenir l'antisémitisme? Il est certain que la deuxième question est la bonne si l'on s'avise que l'antisémitisme en tant qu'amalgame et confusion relève du refus de la critique le plus évident.
Où il appert que l'antisémitisme et le refus de la critique au nom de l'antisémitisme se donnent la main dans un bel esprit d'amalgame... Mais je crois qu'il est une raison sémantique et rhétorique qui permet de mieux comprendre pourquoi il est si difficile de tenir un discours critique sur les Juifs ou sur les Israéliens sans encourir immédiatement la disqualification infamante et l'anathème radical d'antisémite.
Comment lutter efficacement contre un fait lorsqu'il est relayé et défini par un terme manifestement porteur d'illusion et d'amalgame? Il est difficile de réaliser l'exploit consistant à parler adéquatement d'une chose lorsque les termes qui y renvoient sont manifestement controuvés. Dès lors, que l'on examine le terme d'antisémitisme. Terme très courant et très souvent utilisé - très péjoratif et caractérisé aussi.
Wikipédia pointe du doigt dans son article sur l'antisémitisme le problème lié à l'emploi et l'usage de ce terme : "Bien que l'étymologie du terme puisse suggérer que l'antisémitisme est dirigé contre tous les peuples sémites, un groupe linguistique, il est en pratique exclusivement utilisé pour faire référence à l'hostilité envers les Juifs comme groupe «religieux», «racial» ou «ethnique»".
Et ce n'est pas tout : "Le terme «antisémitisme» est une construction discutable. D'une part il est impropre de nommer les Juifs «sémites» car l'adjectif ne s'applique qu'à des langues et pas à des peuples. C'est en référence à la langue que les Juifs sont dits «sémites», mais non en tant que peuple et encore moins race. De plus le groupe des langues sémitiques regroupe, au-delà de l'hébreu, langue des Juifs dans l'Antiquité, de nombreuses autres langues telles que l'arabe, l'araméen, etc".
Pour le résumer d'un mot, l'usage d'antisémitisme pour désigner la haine essentialiste des Juifs repose sur l'amalgame le plus flagrant. L'amalgame ressort particulièrement quand on pointe du doigt l'antisémitisme virulent de certains discours arabes, soit sémites. Vous avez bien lu, l'antisémitisme arabe! Soit l'antisémitisme de certains Sémites contre d'autres Sémites!
Il n'est pas à démontrer que la haine des Juifs réponde à quelques spécificités dont la Shoah offre un exemple aussi éclatant que tragique. Mais le problème, quelles que soient les bonnes raisons invoquées, est que l'antisémitisme n'est jamais un terme précis, qui définit un comportement précis. L'antisémitisme est dès le départ un générique fourre-tout et problématique qui prétend clarifier un problème qu'il va rendre encore plus confus.
On nous explique ainsi que la différence entre antijudaïsme et antisémitisme est religieuse. L'antijudaïsme ne concernerait que la haine de la religion juive, quand l'antisémitisme prétendrait distinguer une prétendue et honnie race juive. L'antisémitisme serait fortement lié à la théorie des races, théorie raciste et colonialiste.
Le racisme consiste à établir une hiérarchie des races en fonction de critères faux, notamment sur le plan scientifique. Mais l'antisémitisme? Serait-ce une théorisation mensongère et erronée de la race sémite? Dans ce cas, les Sémites ne se limitent certainement pas aux Juifs. Le sémitisme serait un terme impropre pour définir les Juifs et l'antisémitisme un terme impropre pour définir la haine racialiste à l'encontre des Juifs.
L'évidence est que le terme antisémite ne concorde pas avec une caractérisation précise et claire. Qu'est-ce qu'un Juif? Un Sémite? Non. L'adhérent d'une religion? Non. Un peuple? Non. Une langue? Non. C'est un sentiment diffus qui mélange pêle-mêle et indistinctement l'identité religieuse (la religion juive), l'identité populaire (le peuple juif), l'identité communautaire (la communauté juive), l'identité raciste (la race juive), l'identité nationale (la nation juive d'Israël), l'identité de la terre (la terre juive de Judée).
Si l'on prétend lutter contre une réalité, aussi détestable soit-elle, comment y parvenir si l'on commence par lutter à partir d'une définition obscure, amalgamante et confuse? On s'étonne aujourd'hui de l'antisémitisme diffus, mais comment pourrait-il en être autrement quand on se rend compte que l'antisémitisme est une notion qui recoupe plusieurs réalités et commence par instituer la confusion pour annoncer ensuite qu'elle lutte contre elle? On se montre catastrophé que la création d'Israël pour résoudre l'antisémitisme (et la Shoah) ait pu se fonder sur le drame palestinien et les incessantes guerres pour la même terre.
Mais comment pourrait-il en être autrement étant entendu que la mesure réparatrice vient résoudre un problème mal posé? Comment sortir de la confusion et prendre des décisions salutaires quand le vice de forme renvoie à un vice de fond qui est le sens obscur et l'amalgame? Tel est le dilemme que pose le terme antisémitisme, qu'il faudrait à coup sûr abolir, en tout cas pour qualifier les Juifs. D'un point de vue rigoureux, l'islamophobe se montre aussi antisémite que le haineux raciste qui déteste les Juifs parce qu'il adhère à des représentation néo-païennes et néo-nazies en Occident.
Si l'on veut désigner les haines différentes (et complémentaires) qui s'attachent à l'identité juive (et seulement juive) dans tous ses sens, il serait temps de trouver des termes précis : l'antijudéisme contre les Juifs en tant que communautés, l'antijudaïsme en tant que haine de la religion juive, l'antisionisme en tant que haine du sionisme, l'antiisraélisme en tant que haine d'Israël... Ce ne sont que des propositions de distinction et il faudrait y ajouter une définition précise du sionisme qui soit différente d'Israël.
Mais le plus urgent est de distinguer entre le judéisme et le judaïsme.
1) Le judéisme désigne les communautés juives comme l'on peut parler de communautés africaines, soit d'appartenance à une communauté fondée sur la langue, l'histoire et l'origine territoriale. Toute communauté n'est jamais facile à définir, mais le plus important est d'empêcher que la singularisation des Juifs en tant que communauté permette leur désignation à la vindicte et au bouc émissaire en périodes d'instabilité. Je propose la définition du judéisme en tant que culture, qui convient mieux que peuple et montre une identité communautaire à la fois précise et lâche.
2) Le judaïsme est plus facile à définir, car il renvoie à la religion juive en tant que croyance religieuse et pratique religieuse. L'identité est plus facile à définir quand elle repose sur une religion! Le religieux serait-il la pratique identitaire, ce que prouverait la perte d'identité liée à l'affirmation de la sortie de la religion?
Inutile de rappeler que l'on peut être Juif sans être croyant et s'estimer descendre du peuple juif en tant que communauté sans adhérer à la Torah ou au Pentateuque. Dans ce cas, le Judéen conviendra mieux que le Juif.
Récapitulons : le Juif serait le croyant religieux, le Judéen le membre de la culture, le sioniste le partisan de la création d'Israël, l'Israélien le détenteur de la nationalité israélienne. Pas facile de s'y retrouver dans les problèmes d'identité avec autant de distinctions! Il est si tentant de recourir à l'unique usage de Juif pour englober ces différences et permettre par la suite la prospérité de l'antisémitisme qui regroupe tous les vocables quand parfois il ne procède que d'un seule, voire seulement de quelques. Pas facile, surtout quand il s'agit d'employer un terme qui recoupe de nombreuses acceptions (comme Juif) et qui de ce fait condamne la lutte contre la haine et la stigmatisation à son endroit à des imprécisions sans cesse renouvelées (ainsi d'antisémitisme) .
Le plus sûr moyen de perpétuer la haine est encore d'encourager la confusion et l'amalgame. Le plus sûr moyen de vaincre les préjugés et les illusions les plus tenaces consiste à lutter contre le syndrome de confusion et à faire en sorte que l'amalgame ne puisse plus se fonder sur l'approximation du langage, qui est le fondement et la source de l'amalgame. Il serait temps que la lutte contre l'antisémitisme se fonde sur la distinction entre le Juif et le Sémite.

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