mercredi 14 mai 2008

L'antiantisémite

"L'antisémite dit : les Juifs sont mauvais.
L'antiantisémite dit : les Juifs sont bons.
L'homme tolérant dit : les Juifs sont des hommes - pourtant."
Koffi Cadjehoun, L'Antiseptique.

A propos de l'antisémitisme récurrent, il est certain que l'antisémite est celui qui ramasse tous les Juifs sous la bannière de son accusation impitoyable et fanatique. Mais c'est justement ce procédé dont se réclament les antiantisémites, soit ceux qui prétendent combattre l'antisémitisme. Ces antiantisémites justifient précisément leurs positions par le refus de toute critique au nom de l'antisémitisme.
C'est dire à quel point ils ramassent à leur tour tous les Juifs sous la même bannière. Aussi incroyable que ce constat puisse paraître, les défenseurs acharnés des Juifs en sont les pires ennemis, car précisément ils optent pour les mêmes techniques honnies et stipendiées (par leurs bons soins) que celles qu'ils dénoncent avec hargne et virulence chez leurs ennemis antisémites.
Refuser toute critique revient exactement au même processus et au même résultat que valider toute critique. Plus exactement, il s'agit d'affirmer et d'affiner l'analyse en montrant que c'est le principe de la critique rapportée à tous les Juifs qui est ici prôné, comme était défendu le principe du refus de la critique à partir du moment où elle s'applique à un seul Juif.
Dans les deux cas, l'appellation : "Juif" est essentialiste. Dans les deux cas, l'amalgame du Juif est opéré. Dans les deux cas, les deux antagonismes les plus irréconciliables sont en fait des oppositions cachant mal la (ré)conciliation de fond.
Tant les antisémites que les antiantisémites sont d'accord pour procéder à l'amalgame : ranger les Juifs, tous les Juifs, sous la même bannière endiablée. Et peu importe par la suite que l'on use de l'amalgame pour louer ou condamner. C'est la même chose que d'avancer que les Juifs sont diaboliques ou au contraire qu'ils sont angéliques.
Dans les deux cas, on essentalise la catégorie des Juifs, ce qui a peu d'intérêt en tant qu'analyse, mais ce qui permet par contre de soustraire cette catégorie à la critique. Tant l'antisémite que l'antiantisémite sont coutumiers du fait consistant à prêter à leur objet des caractéristiques si surnaturelles qu'ils le soustraient définitivement au champ du réel.
Il est malheureusement catastrophique de constater à quel point l'amalgame poussé à son paroxysme contribue surtout à ôter du champ du réel l'objet ainsi purifié. Que l'on prenne le phénomène de la Shoah : que fut ce phénomène s'il n'eut pour conséquence explicite de prétendre éradiquer de la surface du réel les Juifs? Mais c'est aujourd'hui qu'au nom de la Shoah certains affirment sans sourciller que les Juifs sont un peuple fondamentalement sain et bon et que de ce fait ils ne peuvent que fonder un État fondamentalement différent et noble.
Ces billevesées sidérantes et accablantes (et totalement entérinées par les politiciens irresponsables) sont à mettre en perspective avec la démarche critique envers les Juifs. Dès qu'on applique la critique aux Juifs, on les réinsère dans le champ du réel et on les traite comme des êtres humains. Aussi effarante que soit cette proposition, il s'agit bel et bien de revendiquer le droit et le devoir de traiter les Juifs comme des êtres humains.
Avec leurs grandeurs et leurs faiblesses. Avec leur singularité et leur hétérogénéité. Ce n'est que dans le champ de l'idéal que l'homogénéité est envisageable. Dès qu'on revient sur Terre, dès qu'on retombe dans le champ du sensible, dans le sol du sensible, on se rend compte qu'il faut composer avec la singularité et les différences. Il est impossible dans le réel de traiter un objet sans tenir compte de sa singularité foncière. Dès lors, le Juif est une catégorie qui essentialisée est dénuée de valeurs.
Il faut à chaque fois affiner, distinguer, nuancer, si bien que toute affirmation commençant par : "les Juifs" est en soi aberrante, au moins potentiellement. Et ce, aussi bien si cette affirmation est un reproche que si elle se veut un défaut. A y bien regarder, la dénomination : "les Juifs" ne veut pas dire autre chose que le peuple partageant le même lien géographique initial et mythifié. Autant dire que toute appellation communautaire ne veut souvent pas dire grand chose, surtout au bout d'un long moment.
Par contre, tout refus de la critique signifie énormément. A une époque où l'antisémitisme est démasqué comme l'amalgame monstrueux, le principal risque qu'encourent les Juifs n'est pas dans l'accusation amalgamante démasquée, mais dans le refus amalgamant de l'accusation, qui par contre est l'amalgame identique et non reconnu. De fait, tout refus de la critique, qu'il soit accusation totale ou réfutation totale, tend à créer une catégorie irréelle et pernicieuse.
Les principaux concernés par cette mesure périlleuse et criminelle sont ceux que l'on prétend sortir du champ du réel. Saisit-on ce que signifie cette horreur et cette atrocité? Sortir un objet du réel! C'est signifier sur le champ sa mort et son anéantissement. C'est la raison pour laquelle il ne faut surtout pas accréditer la croyance illusoire selon laquelle le refus de la critique aurait pour bénéfice inaliénable et considérable de protéger les victimes de la critique.
C'est l'inverse qui est vrai : le refus absolu de la critique entraîne le même résultat que la critique absolue. Dans les deux cas, il contribue à détruire l'objet mythifié. C'est le prix à payer quand on sort du réel : la destruction et l'anéantissement. Raison pour laquelle les nazis avaient fort conséquemment déclenché à l'encontre des Juifs la solution finale : quand on décrète qu'un objet n'a pas droit de cité dans le réel, il est tout à fait conséquent d'employer tous les moyens à le supprimer.
Que l'on considère la conséquence tout aussi rigoureuse et finaliste : quand on décrète qu'un objet est hors de toute critique, c'est qu'il encourt le même résultat que s'il était soumis aux feux nourris et constants de cette même critique. Dans les deux cas, il s'agit de comprendre que le risque d'anéantissement est immédiat. Dans le cas de la critique totale, le danger est explicite. Mais dans le cas du refus total de la critique, le danger est pervers, car il se fait passer pour une aide et un bénéfice.
Il serait grand temps que les Juifs comprennent qui sont ceux qui prétendent agir pour leur bénéfice en invoquant à leur égard le refus de la critique : ce sont leurs pires ennemis. Il serait grand temps que les Juifs comprennent que l'instrumentalisation de l'antisémitisme est une arme qui se retourne contre les Juifs à terme parce que cette instrumentalisation repose sur le mensonge.
Il serait grand temps que les Juifs comprennent que les négateurs inconditionnels de la critique sont exactement et rigoureusement les mêmes profils que les zélateurs inconditionnels de cette même critique. De ce point de vue, les vrais amis des Juifs sont ceux qui les soumettent à la critique, ce qui implique qu'ils les traitent comme des êtres humains. C'est un critère très aisé à déterminer.
La critique est le meilleur rempart contre le refus de la critique, qui n'aboutit à l'impunité que pour un temps. Par la suite, le lynchage prend le relais de l'impunité et transforme la critique nuancée en condamnation brutale et implacable. Le lynchage est la conséquence cohérente du refus de la critique et suffit à montrer la valeur et le visage véritables du refus de la critique. Que les Juifs comprennent cette réalité et ils ne tarderont pas à repousser avec justesse et horreur tant ceux qui les accusent par amalgame que ceux qui les défendent par amalgame.
Ils comprendront de ce point de vue que celui qui les critique sans amalgame est leur plus sûr allié et qu'il n'est accusé d'antisémitisme que parce qu'il est la victime de la rhétorique amalgamante et antisémite de l'antiantisémitisme. Que l'antiantisémite soit aussi l'antisémite par excellence n'est pas un mince paradoxe. C'est aussi le signe que parmi les plus grands soutiens à Israël, certains Juifs et certains non Juifs, le point commun est aussi monstrueux que prévisible : l'utilisation par ces factions de al figure du Juif en tant que mythe intouchable pour des buts très intéressés et très destructeurs.

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