lundi 7 juillet 2008

Hisse slam : lâche dort

Bien que cette lettre soit destinée à tous ceux que le traitement si singulier de l'Islam intéresse, je l'adresse directement au présentateur de France Culture et professeur de philosophie Raphaël Enthoven.



Monsieur,

(Je préfère le distant Monsieur au faussement complice Raphaël, parce que j'ai horreur des familiarités médiatiques dont vous êtes déjà le complice cathodique et que Raphaël désigne pour moi un peintre génial, certainement pas un piètre chanteur ou un penseur imposteur.)

Avant de revenir à l'histoire de l'immanentisme, histoire cachée sous les fards multiples et variés de la démocratie, de la laïcité ou de la liberté, qui toutes sont des avatars à peine dissimulés de ce bon vieil immanentisme, j'aimerais souligner que l'histoire de l'islamisme qui débute officiellement entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle chrétien (et non musulman) est une histoire biaisée.
Pour commencer, sa chronologie repose sur une optique non musulmane et pro-chrétienne, ce qui indique clairement le prisme orienté et ethnocentrique. Parler d'islamisme en utilisant un calendrier chrétien est ainsi très drôle - et très significatif.
Ce n'est pas tout. On sait que le terme islamisme provient de longues contorsions étymologiques dans les langues chrétiennes pour évoquer l'Islam. Comme par enchantement, ce serait au siècle des Lumières que Voltaire en personne aurait utilisé islamisme pour le substituer au trop connoté mahométisme.
Au passage, on appréciera la mention de Mahomet pour désigner le prophète ultime des musulmans, Mohamed. On n'est certes pas obligé de révérer un prophète étranger, mais déformer son nom est tout sauf anodin. En l'occurrence, la déformation est intentionnelle et peu respectueuse. Que l'on en juge, suivant un article fort intéressant dont je donne le lien :
http://www.alterinfo.net/Mahomet-je-ne-connais-pas-;-Mohammed-oui-c-est-notre-Prophete_a20267.html
Suivant cet article, Mohamed signifie en gros le béni (comme Benoît en français et Baruch en hébreu), alors que Mahomet aurait le sens peu reluisant de maudit.
Tout un symbole, dont je m'empresse de relever la présence dans la langue française. Les mots ne sont jamais choisis au hasard, en particulier par ceux qui les utilisent sans en connaître la teneur. Demandez à Wittgenstein. Il ne faut pas s'étonner du mépris au moins latent, parfois explicitement islamophobe, que notre civilisation occidentale voue à son bouc émissaire musulman quand on voit quel est le vrai sens du nom que l'on attribue à son prophète.
Effectivement, si le prophète des musulmans est maudit, voire exécré, c'est qu'il est exécrable. L'exécration de la religion musulmane est bien la règle chez les chrétiens, y compris chez les plus géniaux, comme Pascal; et elle a pris une tournure idéologique depuis que la guerre contre le terrorisme s'est orientée vers la guerre des civilisations stipulant à lire l'exécrable Huntington que la civilisation et la religion musulmanes ne sont pas aptes à faire face à la modernité.
J'éprouve les pires peines à établir la différence entre islamique et islamiste. Pour moi, l'islamisme est un courant de l'Islam qui s'est créé en réaction au colonialisme occidental et qui se fonde sur le littéralisme exégétique et sur la prépondérance politique. Cette confusion est d'autant plus significative et remarquable que l'Islam est une religion fort peu connue en terre occidentale et chrétienne et que le principe du terrorisme est explicitement contraire à l'étymologie d'Islam, qui renvoie à la paix.
On mélange les termes et l'on arrive d'autant plus à laisser entendre qu'islamique et islamiste sont identiques que dans le fond on entretient l'idée que l'islamisme est fondamentalement mauvais et qu'il serait la preuve non seulement de la sclérose de l'Islam, mais de son dévoiement postcolonial en idéologie stupide et politique.
J'en viens aux faits : il ne s'agit pas de nier que l'islamisme désigne un mouvement au sein de l'Islam. Il s'agit de constater que trop souvent l'islamisme est présenté aux Occidentaux comme un mouvement extrémiste et pernicieux débouchant sur le terrorisme barbare. L'islamisme est connoté de manière fort négative, alors que c'est un mouvement fort riche et intéressant, dont on ne connaît rien (ou si peu) et qui ne se réduit ni au terrorisme, ni à l'extrémisme. C'est ainsi qu'il existe des islamistes fort modérés, intelligents et ouverts, mais que bien entendu on n'entend jamais parler des ces individus sur les ondes pro-occidentales.
C'est de bonne guerre : l'Islam est devenu l'ennemi de la civilisation dominante occidentale et de la mondialisation occidentaliste. J'ai longtemps cru que les Frères musulmans étaient d'horribles fanatiques et fondamentalistes mus par la haine et la violence, voire la folie furieuse, avant de me rendre compte que c'était peut-être la propagande occidentaliste qui présentait les faits de manière à ce que l'observateur enclin à s'informer soit définitivement rebuté par ces piètres penseurs.
A chaque fois que l'on nous parle de l'Islam, l'on fait appel à des experts dont la caractéristique est d'être occidentaux et non musulmans. Je ne suis certes pas pour le communautarisme, mais je constate que cette orientation est tout aussi extrême et connotée que son inverse et que l'on connaît le miracle de ces africanistes spécialistes des cultures africaines alors qu'ils ne sont ni africains ni linguistes en langues africaines.
Pur hasard bien sûr. A l'article Wikipédia sur islamisme, on ne trouve en références bibliographiques que des spécialistes aux noms fort chrétiens et français. Cela ne signifie pas qu'ils soient ignares ou racistes, mais simplement que l'Islam en terre chrétienne est une affaire réservées exclusivement à des professeurs chrétiens.
Dont acte? Ce fait suffisamment attristant débouche sur des contresens voulus, un peu comme quand on confie l'histoire du terrorisme à des occidentalistes qui font semblant de ne pas discerner les manipulations de réseaux fort occidentaux ou occidentalistes derrière les mouvements autochtones et spontanés de l'extrémisme terroriste.
Pour finir cette histoire sommaire de l'islamisme comme confusion et incompréhension plus ou moins volontaires et plus ou moins inscrites dans le langage et l'inconscient cultu(r)el, je voudrais signifier ma stupéfaction à chaque fois que l'on aborde le thème de la civilisation musulmane. Le stéréotype qui revient en boucle est d'un racisme insidieux consternant : il y aurait l'Age d'Or de l'Islam, qui se situerait aux alentours du Xème siècle chrétien.
C'est ainsi que les Nouveaux chemins de la connaissance, émission de vulgarisation de l'histoire de la philosophie, présentée par le néo-germanopratin Enthoven, Raphaël de son prénom, consacre durant sa semaine du 23 au 27 juin cinq numéros à la grande pensée arabe, de Al Kindi (801 - 873) à Averroès (1126 - 1198), en passant par Al Ghazali (1058 - 1111), Avicenne (980 - 1037) et Al Fârâbi (872 - 950).
On a bien entendu convoqué un spécialiste des cercles universitaires, un certain Benmakhlouf, qui personnifie l'ouverture, entre logique occidentale et orientalisme. Les interventions de ce professeurs sont très fouillées et il ne s'agit pas de les dénigrer. Constatons seulement qu'à chaque fois que l'on nous parle et que l'on nous pare de culture musulmane, on tient un discours hypocrite, dont les Nouveaux chemins sont symptomatiques, parce qu'ils se veulent éclairés et qu'ils expriment la fine pointe intellectualiste du message subliminal que déverse une radio culturelle et élitiste.
On répète en gros que la culture islamique a connu un âge d'or méconnu et qu'elle a servi de tête de pont entre l'Occident ancien et l'Occident moderne. L'Orient fut une brillante courroie de transmission, mais l'histoire et la culture attestent que cet état est révolu, que désormais la civilisation musulmane s'est sclérosée et qu'elle ne donne plus que des fruits secs ou pourris (c'est au choix).
Raison pour laquelle on invoque toujours des auteurs du passé, appartenant à cet Age d'Or de l'Islam. La moralité de cette propagande occidentaliste est cousue de fils d'or (et de soie) : l'Islam est une civilisation révolue parce que la religion islamique/islamiste est une hérésie judéo-chrétienne et qu'elle ne pouvait durer. Au contraire, la civilisation occidentale domine parce qu'elle est authentique (laissons le soin aux Juifs et aux chrétiens de se départager sur la question de savoir qui est vraiment authentique).
Un tel message recèle une prose et une pensée typiquement néo-conservatrice, soit en germes aussi islamophobe et occidentaliste. Je citerai pour preuve de ce conformisme faussement éclairé la présentation qu'Enthoven consacre à sa semaine d'ouverture arabe, un modèle du genre en matière d'hypocrisie occidentaliste faussement tolérante et bienveillante :
"Contre le jugement hâtif de Renan qui moquait “l’absence d’originalité de la philosophie arabe”, la semaine que les NCC consacrent aux philosophes arabes médiévaux (du IX au XII siècle, d’Al Kindi jusqu’à Averroès) veut manifester l’irréductibilité de la pensée arabe au simple commentaire de Platon et Aristote, auquel on l’a trop longtemps réduite. Car en mêlant le Coran à l’exégèse des premiers hérauts de la métaphysique, la philosophie arabe ouvre des perspectives inattendues : Descartes est en germe (à la lettre près) dans les textes d’Avicenne, Averroès propose une lecture des textes sacrés qui n’est pas sans rappeler l’herméneutique de Spinoza, Al Ghazali préfigure la différence pascalienne entre le cœur et la raison... Autant d’exemples, parmi d’autres, de la fécondité d’une pensée protéiforme, subtile, dont Ali Benmakhlouf nous livre les détails..."
On notera qu'entre autres preuves de l'occidentalisme forcené et insidieux de ce texte aussi ténébreux qu'éclairant, on trouve le rapprochement constant entre les auteurs arabes cités et les auteurs canoniques occidentaux, comme si la seule originalité musulmane et orientale passait forcément par la référence ultérieure à l'Occident... Pas n'importe quel Occident : l'Occident chrétien qui préfigure à l'immanentisme supérieur et à la grandiose sortie de la religion... Descartes et Pascal figurent au menu, mais ce qu'il faut retenir comme perle, c'est la mention de Spinoza.
Qu'Averroès dans son appellation occidentale (Abū l-Walīd Muhammad ibn Ahmad ibn Muhammad ibn Ahmad ibn Ahmad ibn Rušd pour les intimes) soit rapproché de Spinoza est sous la plume médiocre de l'immanentiste et spinoziste Enthoven un grand compliment, mais quand on sait le sort que Spinoza réserve aux Ecritures, on comprend que dans cette lecture, la seule lecture positive du Coran passe forcément par le modèle occidentaliste de la laïcité et l'interprétation hyperrationnelle des textes, une exégèse bien commode pour faire d'un texte transcendantal et monothéiste une pâle copie de pensée immanentiste...
La supercherie étant démasquée, qui consiste à louer des auteurs arabes dans la mesure :
- où on les relègue à une place lointaine, passée et mineure;
- où on les décrète arabes alors que ce terme faux et faussement tolérant recèle l'interprétation orientée et hâtive;
- où on les loue seulement à la lumière de leur postérité occidentale et occidentaliste;
il serait temps de réclamer de ces faux tolérants et faux esprits critiques et ouverts qu'ils cessent de présenter l'image d'un Islam stéréotypé et sclérosé après quelques siècles de flamboyance et qu'ils nous entretiennent plutôt de l'Islam contemporain.
Oui, il serait éclairant et significatif que des émissions vraiment ouvertes prennent le parti intellectuel et peut-être aussi le risque cultuel d'aborder la question de l'Islam contemporain et de son intérêt pour la pensée. J'ai à ce sujet une question dont la stupidité m'est seulement imputable : qui est Qutb? Un penseur terroriste?
Dans ce cas, s'il est aussi intéressant à lire que Rosset, je ne demande qu'à écouter des émissions pointues sur le sujet... Question subsidiaire et non suicidaire : Qutb est-il aussi nihiliste que Rosset? Si on loue le terrorisme de Rosset, peut-on parler de terrorisme pour Qutb? Si on évoque le nihilisme de Qutb, est-ce le nihilisme d'un Rosset ou ce terme est-il dans les deux cas inappropriés?
Ce n'est pas tout. Je suis vivement intéressé par la pensée de Ali Abderraziq et par les différents courants du réformisme musulman issu de la révolution wahhabite. J'ai toujours entendu que Qutb était un horrible fanatique et que le wahhabisme était une vision dégradante de la religion. Est-ce vraiment le cas?
Je n'en suis pas certain, à mesure que je découvre à quel point l'Occident falsifie la culture musulmane comme il a falsifié le nom véritable de son prophète... C'est un appel au secours généralisé : je ne suis pas davantage certain que les Frères musulmans soient seulement des intégristes mâtinés de terroristes réactionnaires. J'aimerais en savoir plus sur cette confrérie comme sur d'autres, apprendre enfin des idées intéressantes sur les mouvements de l'Islam moderne, les interventions de Mawdudi ou d'autres...
Comme les intellectuels occidentaux se gardent bien d'aborder ces sujets sensibles, je parie que les penseurs musulmans modernes sont aussi intéressants que les classiques et qu'ils gardent au moins le mérite de présenter du monothéisme un visage différent de ce que l'immanentisme sournois et occidentaliste offre en toute objectivité.
Pour finir, une petite insolence, dont je suis coutumier, moi l'héritier de Voltaire (je ne connais pas son ancêtre et correspondant arabe) : quand je lis la prose des nouveaux philosophes, BHL en tête, je me dis que ce genre de sujet que je propose est quand même plus intéressant et plus cultu(r)el (moins propagandiste aussi...).
Et quand je lis les descendants de BHL, dont vous êtes à n'en pas douter, Enthoven Jr., je me dis que la nullité de vos écrits témoignant du déclin de la pensée française mérite bien en guise de messe que l'on aborde des sujets proscrits ou ignorés. Après tout, si l'on balançait entre une émission sur Quotb et Bergson, je comprendrais. Mais entre Quotb et Averroès, je ne comprends plus - ou je comprends trop bien, et je fredonne, en guise de formule de politesse, ce petit quatrain dont toute intention parodique ressortirait à n'en pas douter du fâcheux et hâtif rapprochement :

"Quatre consonnes et trois voyelles,
Nom de la franchise Enthoven
Editeur label BHL
Et synonyme d'idée vaine..."

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