mardi 28 octobre 2008

La division de l'individu

Je quitte les mythes de Rousseau et j'en viens à examiner le lien entre la volonté générale mutante de type immanentiste et l'individualisme. La volonté générale sert à créer une volonté qui soit la plus forte possible. Dans le système classique, cette volonté générale correspond en gros à l'État entendu comme individu général.
Toute la difficulté consiste à comprendre que la volonté générale classique allie la nécessité et la fragilité.
Nécessité : il est impératif pour l'homme de fonder une volonté générale qui soit plus forte que la volonté individuelle, car les dangers d'en demeurer à une volonté individualisme sont terribles. Ils se résument à une évidence : la volonté individuelle débouche sur la guerre de chacun des individus contre tous les individus. La principale raison à l'édification de la volonté générale consiste à permettre à l'homme de ne pas sombrer dans la destruction et l'anéantissement. C'est l'implacable réalité à laquelle mène le système de la volonté individuelle.
La volonté individuelle n'est pas un fondement viable ni fiable, mais le fondement le plus évident et le moins praticable. Elle ne peut qu'être dépassée par la constitution de la volonté générale qui permet seule à l'homme de s'inscrire dans la durée. A tel point que l'on comprend ainsi le sens du terme constitution : constituer une volonté générale ou une assemblée pour éviter l'écueil mortifère de la volonté individuelle. Trouver un fondement collectif qui permette de sortir des rets du fondement individuel.
Le fondement n'est pas un problème anodin. Le problème provient du fait que le fondement immédiat de l'individu n'est pas viable, quand le fondement collectif est viable, mais n'est pas évident du tout.
Fragilité : comme son nom l'indique, l'individu est le fondement le plus immédiat. C'est aussi le moins conséquent. Étymologiquement, l'individu est ce qui ne peut pas être divisé. L'individu est le fondement en ce qu'il est plus commode de considérer que le fondement est ce qui ne peut être divisé. Mais la première définition du fondement est plutôt de permettre la stabilité et la pérennité que l'indivision. L'indivision résulte plutôt de l'exigence et de l'attente de stabilité que l'inverse.
D'où la nécessité impérieuse et incontournable de la volonté générale pour éviter l'écueil de la volonté individuelle. Je devrais plutôt dire différer qu'éviter, car la constitution de la volonté générale répond à un perpétuel et permanent effort, qui menace à chaque instant de se dissocier et de se rompre.
Raison pour laquelle le pacte classique repose sur de toutes autres considérations que sur des arguments rationnels. La vraie explication rationnelle est postérieure, ce qui signifie que l'explication originelle tient à l'exigence d'existence, soit de pérennité. L'homme est un animal social ou politique : sans recourir à des arguments rationnels, il sait avant d'en avoir conscience qu'il ne peut vire durablement qu'en collectivité.
Néanmoins, cette certitude est fragile parce qu'elle est sans cesse contrebalancée par l'immédiateté irréfutable de l'individu. Sans cesse la réfutabilité de toute agrégation de type général se manifeste parce que n'importe quel esprit un brin observateur et empiriste est en capacité de constater que la volonté indivise est immédiatement individuelle, mais que toute agrégation de volonté en forme de volonté générale engendre le doute et les réfutations.
C'est dire à quel point Rousseau a échoué à fonder une volonté générale de type immanentiste. Dans le projet hyperrationnel, la notion de pacte social est essentielle parce qu'il faut que l'individu accepte le projet social et politique de la révolution immanentiste, sans quoi l'idéal de liberté, d'esprit critique et de Raison est battu en brèche. Le Progrès n'existe plus ou n'est plus qu'un mensonge flagorneur.
Mais la révolution immanentiste est un échec historique : pour que la démocratie et les droits de l'homme imposent leur empreinte durable, au-delà des beaux et bons mots fugaces, encore faudrait-il que l'immanentisme puisse présenter des fondements nouveaux et supérieurs aux fondements du classicisme.
Les fondements du classicisme sont les suivants : ils sont imparfaits, mais ils se fondent sur la nécessité pour transformer le réel en monde de l'homme. En d'autres termes, la volonté générale transcendantaliste aliène la volonté individuelle et la transforme en volonté générale car seule l'association collective autorise la transformation adéquate du réel. C'est dire que seule l'association collective est en mesure de transformer le réel absolu en réel fini à dimension humaine.
L'immanentisme rompt avec ce schéma et prétend instaurer la mutation de la Raison. L'avènement immanentiste correspond en gros à l'avènement politique des révolutions qui suivent les Lumières et qui traduisent concrètement la prise de pouvoir de l'immanentisme sur le transcendantalisme défait.
Le postulat essentiel de l'immanentisme consiste à identifier absolument le réel avec le fini. L'absolu n'existe plus, ou encore l'absolu n'est plus, ou encore l'absolu renvoie in fine au néant. Selon cette définition du réel, la nouvelle fonction de la volonté générale consiste à rompre avec tout lien avec l'absolu et à relier désormais la volonté générale avec le fini.
Rousseau répond à cette question pressante et capitale en fournissant le terme qui lie la volonté générale et le fini : c'est la Raison. Selon le raisonnement progressiste typiquement immanentiste de Rousseau, seule la Raison est habilitée à délivrer la compréhension des avantages du pacte social : le Progrès suppose en effet une société dans laquelle chacun de ses membres occupe une place définie et une place qui permet le Progrès de chacun.
Rousseau est le prophète politique de l'immanentisme idéaliste parce qu'il légitime le pacte social immanentiste sous les augures de la Raison. L'échec de Rousseau provient du fait que l'ontologie immanentiste, qu'aucun philosophe des Lumières ne conteste jamais, ni Kant, ni Rousseau, ni aucun autre, certains fort peu philosophes à l'instar de Voltaire, repose sur une erreur monumentale : la réfutation simplette et replète de l'absolu renvoyé aux calendes grecques du néant.
L'effondrement de l'immanentisme est inéluctable. Dans la sphère politique, l'immanentisme s'effondre parce qu'il ne convertit plus l'absolu en fini. Son pacte social est une supercherie parce que la Raison n'existe pas. Du coup, le mythe de l'Individu hyperrationnel s'effondre sur son socle car ce bel individu est incapable de créer librement et consciemment le lien qui donne cette fameuse volonté générale d'ordre immanentiste.
La faillite de l'idéalisme immanentiste signifie clairement que la volonté générale immanentiste n'existe pas. On pourrait estimer que la reconnaissance de l'erreur de Rousseau et des Lumières engendre un retrait politique et ontologique immédiat et que l'immanentisme cède le pas devant le transcendantalisme passé et réfuté soi-disant. Il n'en est rien.
Ce sont toujours les intimes les plus proches qui commettent les adversités les plus inexpugnables. Dans le cas de l'immanentisme, l'effondrement de l'immanentisme idéaliste signifie, non le retour du passé avec le transcendantalisme, mais l'opposition farouche et irréductible de l'immanentisme idéaliste avec l'immanentisme tardif et dégénéré.
C'est Rosset qui combat avec frénésie Rousseau et Kant, pas un théologien du Vatican ou de la Catho. Rosset incarne l'immanentiste tardif et dégénéré jusqu'à la conséquence. C'est dire à quel point sa pensée exhale le nihilisme accompli. Dans ces conditions et dans ce cadre, l'ennemi de Rosset ne pouvait être que Rousseau : l'ennemi de l'immanentiste tardif et dégénéré ne pouvait être que l'aïeul immanentiste idéaliste.
Le point névralgique de la critique de Rosset à l'encontre de Rousseau porte sur la volonté générale. Justement. Rosset, comme attendu, explique que la volonté générale est un mythe et que la seule volonté qu'il connaisse réside dans la volonté individuelle. L'échec de l'immanentisme idéaliste à fonder la volonté générale immanentiste entraîne le véritable visage de l'immanentisme, qui réside dans l'individualisme.
Si l'immanentisme ne parvient pas à rationaliser jusqu'à l'hyperrationalité la volonté générale, c'est parce que le fondement politique de l'immanentisme tient à l'individualisme. L'inanité de l'immanentisme est telle qu'il en vient à opérer une rétrogradation magistrale par rapport aux résultats du transcendantalisme le plus atavique.
La dangerosité de l'immanentisme tient au fait qu'il réhabilite avec perversité et hypocrisie le fondement individualiste. La loi du plus fort si chère à l'oligarchie tapie derrière le mythe de la démocratie. Un immanentiste cynique et repu de son monde expliquerait qu'après tout la seule indivision tient à l'individu et que toute autre agrégation relève de l'ordre fallacieux. C'est le discours qu'avance Rosset et il ne fait que reprendre sur ce point l'impudence de son époque et de sa génération en estimant se montrer subversif et polémiste sous prétexte qu'il s'en prend aux valeurs sacrées du classicisme monothéiste et de la morale transcendantaliste.
La position de Rosset devient évidente à cerner quand on comprend qu'il s'aligne sur ce point sur les positions de tous les immanentistes tardifs et dégénérés. Ce n'est pas un hasard si tant révèrent Spinoza, comme Deleuze, comme Foucault l'historien néo-nietzschéen, parce que Spinoza incarne un idéal, celui de l'immanentisme, quand Rousseau a le tort de survenir au moment où l'immanentisme prend le pouvoir et se trouve contraint de proposer une réalisation politique.
Rosset adhère à cet idéal abstrait, mais ses propres positions se réclament de l'idéal alors qu'elles se positionnent comme une réponse à la réponse politique de l'immanentisme : si le spinozisme et le nietzschéisme sont préservés au nom de l'idéal et au nom du romantisme immanentistes, le rousseauisme et les Lumières sont rejetées au nom de leur échec politique.
Pourtant, l'opposition entre l'idéal et la réalisation est ténu : dans la continuité se trouve l'identité de l'immanentisme. L'immanentisme commence par un idéal pur, qui s'explique par son opposition au pouvoir transcendantaliste en place; puis il prend le pouvoir et propose sa solution politique et sa propagande : les Lumières; enfin, l'échec de l'immanentisme tardif et dégénéré.
Dans cette continuité, le rejet par Rosset, le héraut conséquent de l'immanentisme tardif et dégénéré, de Rousseau entre en contradiction avec sa défense inconditionnelle et béate de Spinoza ou de Nietzsche : tous se situent au fond sur la même ligne immanentiste. Cette ligne promeut le pacte social immanentiste, qui est un leurre, avant de concéder que c'est l'individualisme que promeut l'immanentisme.
Rosset est le promoteur d'un certaine forme d'anarchie, celle de l'immanentisme, celle à laquelle parvient finalement le libéralisme démocratique, avec son apologie utopique du libertaro-anarchisme (ou autres appellations voisines) à la Nozick ou à la Rothbard. Cet anarchisme à la sauce immanentiste est en fait la promotion explicite de l'individu comme seul fondement du réel, puisque la forme individuelle est la forme indivise.
L'immanentisme revient à exprimer la promotion de l'individualisme, en tant que fondement du réel situé au niveau de l'individu. Autant dire que l'immanentisme n'est jamais que l'alternative débouchant sur les dangers insurmontables de destruction auxquels prétendait échapper le transcendantalisme. L'individualisme est le principal péril destructeur qui guette toute forme politique. D'où la constitution de la volonté générale ne réponse à cet état inquiétant du chacun contre tous ou état naturel.
L'explication de l'individu comme fondement politique et ontologique de l'immanentisme s'explique parce que l'immanentisme est la religion de l'immédiateté. L'immédiateté revient à dire que le réel correspond à sa représentation immédiate ou à son apparence la plus brute et première.
C'est précisément contre cette mentalité de l'immanentisme que l'homme s'est battu pour perdurer en proposant le transcendantalisme et il est cruel et sardonique de constater que l'immanentisme se présente comme une innovation originale et due à la modernité, alors qu'il n'est que l'avatar du nihilisme le plus originel. Finalement, l'histoire se répète et comprendre l'immanentisme c'est comprendre que la structure des processus que l'homme met en place ne varie guère depuis l'aube de l'humanité.
L'immanentisme se rattache au nihilisme. Si l'on peut avancer que l'immanentisme est une forme connexe de la modernité et de la révolution scientifique, on peut sans peine rattacher l'immanentisme au nihilisme, soit percevoir l'immanentisme comme un avatar moderne du nihilisme atavique. Dans cette perspective, la solution de l'individualisme est une solution typique du nihilisme.
Tout ce qui croit au néant débouche sur la destruction prévisible qu'annonce le culte de l'anéantissement. Tout ce qui se réclame du néant retourne au néant - finalement. L'individualisme est ainsi l'expression du néant : le nihilisme est un individualisme mal embouché et la tromperie de l'immanentisme consiste à laisser entendre qu'il n'est pas une forme de nihilisme moderne, mais qu'il instaure un réel progrès par rapport au processus de développement et d'évolution historique.

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