vendredi 7 novembre 2008

Culte

Le secret, le culte du secret. Comment se fait-il que le secret occupe une place aussi importante dans la configuration du système immanentiste? En effet, ce système se prétend transparent dans le même temps où il se présente comme démocratique, libéral et laïc. Alors, pourquoi le secret? Pourquoi surtout cette place prépondérante du secret dans un système soi-disant si transparent?
Le secret est ainsi le secret d'État, le secret qui ne peut pas s'exprimer. Mais c'est le secret plus que le secret institutionnel, le secret privé, qui a aujourd'hui pris des proportions aussi intrigantes. Quel type de secret privé? Je vise derrière cette appellation de privé ce que l'on nomme privatisation du public, en d'autres termes le privé qui possède une influence et un pouvoir dépassant le public, l'officiel et l'institutionnel.
C'est dire que le secret est ce qui dépasse de très loin l'officiel, autrement dit que le système immanentiste est mû de manière ultime, tout en haut de ses rouages, par le secret. De ce point de vue, le titre d'une émission de télé-réalité, je crois, Secret Story, pourrait être le slogan qui résume l'immanentisme, ne tout cas sa logique politique et son organisation systémique.
Le secret d'État a toujours existé. Mais de manière classique, le secret est ce qui sert l'officiel et le public. C'est dire que le caché ne meut pas le visible, mais le sert. Qu'est-ce à dire ontologiquement? Dans le transcendantalisme, le véritable réel se situe ailleurs. L'ailleurs est-il le secret? Peut-on décrire le vrai réel en termes qui, sensibles, demeureraient secrets?
Il faut distinguer le secret de l'inconnu. Le secret est ce qui ne peut être dit dans le réel de l'inconnu. L'inconnu constitue la part essentielle du réel, ce qui explique l'importance du secret. L'enfant qui joue à dire des secrets (souvent dérisoires et cocasses) réitère un rite qui se perpétuera au-delà de l'enfance et au-delà des âges : le secret réduplique l'écho du réel inconnu qui est aussi le réel le plus important.
Dans la conception classique, le réel implique le secret en ce que le secret rappelle dans le monde de l'homme que l'insigne part du réel est inconnue. Le secret est ainsi le rappel que tout ne peut pas se dire parce que le réel se cache à sa partie humaine pour exister dans sa plénitude. De ce fait, le secret joue le rôle d'un rappel : rappel que le principe du réel est secret, puisque le principal du réel est secret.
Mais le secret de type classique ne signifie pas que le réel visible soit subordonné au réel caché. En fait, le réel caché est le complément et l'auxiliaire du réel visible. C'est ainsi que l'on peut comprendre l'alliance objective du caché et de l'officiel dans la conception classique. Le rôle de l'ontologique est ainsi de réconcilier les deux mondes, grossièrement divisés en deux, et surtout pas de les diviser.
C'est l'immanentisme qui va diviser ces deux mondes. Leur réconciliation permet à l'homme de fonctionner selon une répartition précise : l'homme appartient à la fois au visible et au caché. Surtout, le fait que l'homme fonctionne suivant ses sens induit que ce soit le réel apparent et immédiat qui soit le seul monde visible et connu pour l'homme. Dès lors, la réconciliation du caché et du visible permet à l'homme de fonctionner en accordant sa confiance aux lois sensibles, fort du principe selon lequel le sensible n'est pas l'antithèse du secret, mais son prolongement et sa partie.
C'est ainsi qu'il faut comprendre le fameux message du Christ : rendez à César ce qui est à César - et à Dieu ce qui est à Dieu. Rendez au caché ce qui est caché - et au visible ce qui est au visible. En d'autres termes, le caché et le visible sont complémentaires et ne traduisent en aucun cas une quelconque disjonction de deux ordres. Il suffit pour amorcer la continuité et la complémentarité de rappeler au visible l'existence conjointe du caché - et c'est le rôle politique, ontologique et religieux du secret.
L'immanentisme est une religion, la religion du religieux dénié, et c'est à ce titre qu'elle institue la séparation de nature gnostique entre le réel et le néant. On sait que la gnose classique distingue le sensible maléfique du sensible idéal et que le platonisme constitue une forme de gnose nuancée et riche. La gnose immanentiste est une gnose en ce qu'elle reconnaît la rupture entre deux monde, le dualisme si l'on veut, mais c'est une gnose satanique en ce qu'elle sépare le réel du néant et qu'elle identifie le sensible au seul réel.
Le néant est reconnu comme absolument positif et le réel sensible est tout-puissant. A la limite le reste du réel importe peu puisque le néant est étranger au réel. C'est typiquement le pacte faustien et l'essence de la mise en garde contenue dans le message subliminal du pacte avec le diable. Ce genre de pacte met en garde contre la réalité du diable : non pas une réalité physique au sens où le diable serait une créature physique et incarnée; mais une réalité dans toute conception qui accorde l'exclusivité de l'existence au sensible, à l'immédiat et au visible.
Comprend-on ce que signifie et ce qu'instaure la mutation immanentiste? Le secret n'est plus le rappel de l'autre monde transcendant, puisque cet autre monde n'existe plus, est raillé comme une grossière illusion et est défini comme l'anti-monde, le néant en tant que néant - la positivité du néant. Seul le monde ici et maintenant existe, en plénitude.
Cette gnose ne supprime pas le rôle transcendant du secret. En instaurant le néant en lieu et place du transcendant et de l'idéal, l'immanentisme ne supprime pas la catégorie du secret, mais la transforme ainsi qu'il transforme la hiérarchie. Désormais, le secret subit une profonde mutation : il ne saurait être relégué dans cet ailleurs mystérieux et supérieur pour la simple et bonne raison qu'il ne peut être - et ne pas être.
Du coup, le secret revient à décrire la partie supérieure et dominatrice du sensible. C'est ce danger que le transcendantalisme voulait éviter en permettant une représentation ontologique qui explique le pouvoir humain par une forme supérieure. Dans l'immanentisme, le pouvoir humain évoque la forme de la toute-puissance et du "tout est permis", ainsi que l'explicite la formule effrayante et aberrante du laissez-faire (dont on mesure les résultats catastrophiques à l'aune de la crise systémique et irréversible actuelle et l'héritage économique laissé par Milton Friedmann).
Le transcendantalisme avait compris que le système humain ne pouvait fonctionner et perdurer que s'il fondait le pouvoir sur le transcendant. Autrement dit et surtout : s'il fondait le sensible sur le transcendant. La rupture immanentiste rompt avec le dualisme en croyant parvenir à l'unité. Cette unité se paye au prix fort : c'est l'unité qui se fonde - avec le néant en contrepied et en contrepoids.
Car l'unité aboutit au résultat destructeur et catastrophique du pouvoir qui est son propre fondement. Le pouvoir qui se permet tout sombre dans la démesure car la toute-puissance d'une partie revient à rendre cette partie comparable au tout. Autant dire que le lacunaire prétend à la complétude; le sensible à l'idéal.
On voit à quel point l'immanentisme constitue une mutation bancale et destructrice - et pourquoi la conception immanentiste du secret aboutit à la domination toute-puissante et apocalyptique d'un pouvoir devenu fou/démesuré. Le secret n'est pas ce qui est caché, mais la continuité entre l'inconnu et le visible. Le réel lacunaire a besoin d'un fondement pour exister et c'est toute l'astuce, voire le génie, du transcendantalisme que d'avoir proposé autant que bricolé un fondement de type transcendantaliste.
Dans l'immanentisme, le secret n'est plus le rappel essentiel et indispensable, qui est de ce fait rappel subordonné au pouvoir officiel et visible. Le secret est l'ultime instrument de la domination du pouvoir. Le secret est le pouvoir et l'officiel n'est jamais que le pouvoir inféodé au pouvoir véritable du secret.
Autrement dit, le secret prend la place et assume le réel véritable. Le secret n'est plus rappel lacunaire, mais subit le poids redoutable d'assumer une place et une dimension qui ne sont pas la sienne. Demande-t-on à une grenouille d'être un bœuf? A l'impossible, nul n'est tenu. Il n'est pas plus possible d'attendre que l'incomplet tienne le rang du complet.
Le propre de l'immanentisme est d'attendre que le sensible soit le complet, soit que l'unité découle de la complétude. Selon l'immanentisme, la Raison aurait trouvé la complétude, le désir aurait trouvé la complétude, il suffirait pour ce faire de réduire l'apparent au complet. En d'autres termes, en termes grandiloquents et aberrants (atterrants) : réduire l'incomplet au complet.
Est-ce ce délire-là du complet que l'on appelle aller se faire rhabiller ou se prendre une veste? Trêve de plaisanterie : le couplet de l'incomplet est pour le moins frustrant. Notre système immanentiste repose sur la folie, la bancalité, parce qu'il est impossible que l'incomplet se fasse complet par pure attente/invocation du désir ou recours à la méthode Coué.
C'est pourquoi il est urgent de se méfier des critiques immanentistes adressées au transcendantalisme, celles, sincères et profondes, de Spinoza, mais en particulier celles des Lumières et de leur héritage de plus en plus faiblard. Ceux qui ont à l'esprit le nouvel évènement du BHL blafard ou l'avènement des experts d'allure anglo-saxonne saisiront mes insinuations : la pensée dépérit, la pensée s'épuise, la pensée se meurt.
Le transcendantalisme est certes tout à fait critiquable et la plus sûre critique est facile à exercer. Mais quelle que soit la teneur de ces critiques, elle ne saurait en aucun cas valider l'immanentisme en remplacement du transcendantalisme pour la simple et bonne raison que le transcendantalisme est un modèle supérieur à l'immanentisme. Un modèle inférieur ne saurait remplacer un modèle supérieur, aussi imparfait soit ce modèle.
La critique est la suivante : le transcendantalisme est incapable de produire son modèle dualiste. Le dualisme fonctionne, mais demeure introuvable. Raison pour laquelle le premier exercice transcendantaliste consiste à rappeler que le réel ne saurait se résumer au visible. La force de la critique contre le transcendantalisme vient de l'importance accordée aux sens. Les sens ne perçoivent du réel que son aspect sensible et visible.
Comprendre le transcendantalisme revient à comprendre le secret et la signification symbolique du secret. Le secret du transcendantalisme repose sur le lien entre le secret et l'inconnu. Pour l'immanentisme, le secret est un luxe en ce que l'inconnu n'existe pas. Le secret devient ainsi le maître d'un réel dont le fonctionnement est compris comme oligarchique.
La conception immanentiste du secret conduit à la destruction du système. En effet, le secret domine en ce qu'il faut cacher à la masse le secret de fonctionnement du réel : le secret, c'est que le sensible est le réel, c'est que le néant existe. C'est ainsi que la domination est le seul rapport humain viable et que tout est permis en ce bas monde, ainsi que le prophétisait Dostoïevski (un romancier mineur et suranné en comparaison du grand d'Ormesson).
Le fonctionnement pérenne du transcendantalisme vient du respect de la forme finie et limitée du sensible et de son indexation au réel qui le transcende. L'inadéquation et l'aberration de l'immanentisme proviennent de ce que la représentation ontologique de type immanentiste est fausse et repose sur un dualisme gnostique refoulé et mensonger : le réel/sensible et le néant. Quand la représentation diffère du tout au tout du réel, alors le réel détruit la représentation.
Le principe du monde pérenne, c'est sa capacité à s'insérer dans le réel en reconnaissant que le réel est plus grand et en reconnaissant que la transformation du réel en monde (humain) est possible. Mais ces deux principes premiers et indépassables font précisément défaut dans l'immanentisme. Ils sont remplacés par un principe mutant et révolutionnaire : le désir humain est tout-puissant, ce qui implique en corolaire qu'il dispose de la faculté à agencer le réel à sa guise et que son invocation est créatrice à la manière d'un démiurge doté de pouvoirs surhumains.
Dans le transcendantalisme, le secret servait la pérennité du système en reliant le réel et le monde. Dans l'immanentisme, non seulement le secret coupe la relation essentielle, mais il la moque et la rejette. Quand le secret pote le néant, le principe de secret est d'annoncer la domination du seul réel, le sensible. Quand le secret porte le réel, le principe du secret est d'annoncer la domination du réel sur le sensible.
Dans l'immanentisme, le secret est monstrueux ou diabolique : c'est la domination, en ce que la figure de la domination est le seul principe conséquent qui découle de la définition du réel comme le sensible. La domination s'explique par le fait que c'est le plus fort qui tend à croître et que dans cette mentalité inégalitaire et élitiste, il est conséquent que la masse serve l'élite des élus. Le secret n'est pas dicible, parce qu'il n'est pas avouable. Il est par contre parfaitement connu et connaissable de tous. Seuls les plus forts sont en mesure de s'assumer, soit de se confronter à la pensée du néant en tant que néant.
Le secret classique est ainsi le rappel de l'inconnu, quand le secret immanentiste est le rappel du trop connu. L'initiation classique suppose la soumission au mystère et à l'inconnu, quand l'initiation immanentiste est la domination du connu et du maîtrisé. En ce sens, on peut parler de rupture du langage du secret, tant il est certain que la conception du secret est subvertie ainsi que le fait déjà Spinoza : subvertir le langage, afin de faire passer une notion classique reprise pour son contraire et sa mutation.
La signification du secret est incompréhensible pour ceux qui estiment que le système immanentiste est si performant qu'il a les moyens d'assumer ses appels et ses attentes de transparence. En réalité, il est si incomplet et inconséquent qu'il mériterait plus sûrement l'appellation d'obscur. De mauvaise augure pour la suite des opérations.

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