vendredi 28 novembre 2008

Virtu

On entend souvent condamner le virtuel au nom des dérives virtualistes de notre époque : jeux vidéos, télévision, films, Internet... Comme si les progrès de la technique et de la science menaient inexorablement vers de plus en plus de virtuel, soit de moins en moins d'existence réelle. Est-il bon de condamner le virtuel en l'opposant au réel?
Pour ma part, je proposerais plutôt de faire du virtuel une dimension du réel différente du sensible. Qu'est-ce que le réel? Grave question, comme répondrait le pédant en attente d'une banalité; mais il n'existe pas de réponse, ajouterait le facétieux, qui peut-être se leurre - par pédantisme? Quoi qu'il en soit, le réel se présente comme l'ensemble des productions du sens. Le sens désigne plus le sens de direction que son sens dérivé de sens abstrait et intellectuel.
Il est capital de cerner le virtuel comme ce qui est nécessairement couplé au sensible. Sans ce couplage, le virtuel est un vice et non plus une vertu. Le virtuel est en effet étymologiquement ce qui constitue une vertu. Qu'est-ce que cette vertu? Le virtuel renvoie au possible, c'est-à-dire que le virtuel est ce qui actualise le sensible. La supériorité de l'homme sur les autres espèces animales les plus évoluées dans le règne du vivant provient de cette faculté de l'homme à envisager l'action avant de la réaliser, soit de la prévoir telle qu'elle sera susceptible de se réaliser.
Effectivement, on pourra toujours avancer que l'animal qui prévoit de chasser se meut dans le virtuel et qu'il est impossible sans virtuel de se tenir dans le réel. On aura alors parfaitement raison. Pas de réel sans virtuel. Mais avant de revenir à cette constatation impavide, j'aimerais distinguer le virtuel humain des virtuels autres, notamment ceux des grands mammifères. Le virtuel humain consiste à prévoir plus longtemps à l'avance et de manière plus précise, ce qui fait que l'homme est la seule espèce à vraiment progresser, quand les autres animaux demeurent rivés à leur territoire et à leurs habitudes.
On pourra se demander quelle est la différence qualitative entre l'animal et l'homme, sur la question du virtuel comme sur les autres. Il est plus intéressant sur ce point, non de ravaler l'homme à la bête, mais de constater que l'on n'établit pas de différences entre la vache et le chat. Sans doute postulera-t-on à bon droit que si des différences qualitatives existent entre l'homme et les autres animaux, des différences tout aussi qualitatives existent entre des races plus ou moins évoluées d'animaux.
J'incline à penser que le qualitatif concerne tout le monde - ou ne concerne personne. Quant aux différences quantitatives, il ne s'agit pas de les nier, comme il ne s'agit pas de ravaler l'homme à la bête. Qui fait l'ange fait la bête. La spécificité humaine est indéniable. Pas question de légitimer le réflexe oligarchique ou tyrannique, mais de comprendre que l'on n'a pas besoin de postuler une différence qualitative au demeurant introuvable entre les hommes et les autres animaux pour distinguer strictement l'homme des animaux.
Au surplus, le refus de la différence qualitative tendrait plus à accroître le respect envers les animaux, qui ne diffèrent pas absolument de nous, mais qui nous sont parents, cousins éloignés ou autres. J'en reviens à mes moutons, qui non seulement sont apparentés à l'homme, mais qui ont aussi accès au virtuel, de manière plus limitée que nous il est grandement vrai.
De ce point de vue l'accès au virtuel est quantitativement chez l'homme supérieur à celui du mouton et de toutes les autres espèces connues, sans tendre non plus à l'omniscience. Cette supériorité peut se mesurer ainsi : chez l'homme, le virtuel occupe une place si importante que l'homme est capable de se réfugier dans le virtuel, ce qui signifie que l'homme est capable de fabriquer un mode virtuel à l'image du monde sensible.
Les cas les plus flagrants ne tendent sans doute pas vers le cinéma, qui est en fait beaucoup plus mimétique que l'on ne le pense, tout en indiquant précieusement que les inventions techniques de l'homme exhibent cet attrait du virtuel. Je songeais plutôt à la littérature, en particulier à un romancier français capable sur son lit de mort d'appeler, en tout cas selon la légende, le médecin de son imaginaire de comédie, un certain Horace Bianchon - je fais référence à mon romancier français préféré, Balzac, et au romancier que je préfère tout court - avec le prodigieux Dostoïevski.
Le fait que l'homme soit le seul animal à changer, je veux dire à ne pas répéter à l'identique les mêmes activités, indique que le virtuel est la faculté qui permet à l'homme d'ordonner ce changement. Changer signifie que l'on change quelque chose, opération qui indique que pour changer il faut transformer. C'est au moyen d'un reél extérieur au sensible que s'opère le changement.
C'est par l'adjonction de l'absolu dans le sensible que se réalise le changement, ce qui implique que pour changer, il faille injecter de l'absolu dans le sensible. De l'absolu ou de l'infini dans le sensible ou le fini : le virtuel exprime cette faculté d'injecter de l'absolu dans le sensible, parce que la vertu du virtuel revient à embrasser l'ensemble du champ du sensible.
N'exagérons pas : le virtuel ne rime pas avec l'omniscience; mais si l'imaginaire est capable de concevoir avec une anticipation saisissante des réalisations humaines encore inimaginables, alors on prend conscience de ce pouvoir absolu contenu dans le virtuel (cas d'un Verne ou d'un Orwell); et du même coup, on saisit que le virtuel est une vertu - et une vertu fort grande - en ce qu'il exprime la capacité à embrasser l'ensemble du champ réel (je reviendrai sur la définition de cet ensemble virtualisé).
Bien entendu, cette première définition est trop optimiste ou trop enthousiasmante, c'est-à-dire qu'elle tend par trop à faire du virtuel un monde magique, dont la seule convocation suffirait à illuminer et à transformer radicalement et qualitativement le sensible. Au contraire, il faut reconnaître que cette faculté d'absolu est imparfaite et qu'elle s'avère mieux comprise en termes quantitatifs que qualitatifs : le fait d'envisager l'ensemble du sensible ne signifie pas que le sensible soit connu intégralement, mais que l'homme soit le seul vivant (connu) à avoir la faculté d'embrasser théoriquement le champ du sensible.
Pour le dire autrement, le propre de l'homme est de se situer dans la connaissance à mi chemin entre les espèces précédentes du règne animal, qui sont étrangères à la pensée de l'infini et n'intègre l'infini qu'en des termes finis; et Dieu qui serait le maître de l'infini. L'homme sait que l'infini existe, mais il ne sait pas ce qu'est cet infini. Pour le dire autrement, l'homme est incapable de concevoir ce qu'est l'univers infini, et en même temps il est incapable de concevoir un champ fini et clos sans se demander ce qu'il y a par ailleurs.
C'est la question philosophique qui vient quand on apprend la théorie du Big Bang : que l'univers se soit développé à partir d'un point 0 dans le temps, fort bien - mais que trouvait-on avant? Rien? C'est impossible! L'homme est cet être curieux qui conçoit l'infini négativement, au sens de la théologie négative; et d'ailleurs, l'on pourrait à bon droit reporter sur l'idée de Dieu le problème posé par l'idée d'infini : l'homme sait intuitivement que Dieu existe, sans être le moins du monde en mesure d'expliquer ce que serait le commencement de l'existence de Dieu...
Dans ces conditions, le virtuel est l'amorce indicative que le sensible seul n'est pas le réel dans sa totalité (le fondement gnostique et diabolique de l'immanentisme repose sur l'erreur la plus grave, celle bien connue des Anciens, contre laquelle s'élève toute la tradition religieuse et que défendaient déjà les avatars antiques connus du nihilisme). Le virtuel en tant que faculté n'est pas seulement présent chez l'homme et permet au vivant de se mouvoir dans le sensible en dépassant la simple immédiateté.
On mesure à l'aune de cette constatation/définition à quel point la mentalité immanentiste est régressive et profondément désaxée quand elle réclame comme une amélioration de la représentation ce qui n'est que son expression dégénérée et régressive : l'immédiateté ou le culte de l'apparence. Le virtuel améliore au contraire les modes de vie et de représentation en envisageant le sensible dans son ensemble.
La différence d'absolutisation (pour désigner la capacité à embrasser de manière absolue un ensemble par la virtualité) entre l'homme et les autres espèces n'est pas bien définie et pas seulement binaire (d'un côté, l'homme; de l'autre les espèces inférieures). Il faudrait à chaque fois établir des différences le plus souvent ténues. Mais la clarté distinctive permet de cerner la différence entre l'homme et les autres espèces (différence quantitative plus que qualitative) : les animaux que l'on observe font preuve à chaque fois d'une virtuosité aiguë pour utiliser le virtuel aux fins d'embrasser un champ clos et fini. C'est ainsi que les performances d'un animal sont aussi impressionnantes que prévisibles (stéréotypées dans leur variété).
Quant à l'homme, non seulement il est capable d'embrasser un champ clos plus important; mais il est capable en plus de concevoir (négativement) l'existence possible/virtuelle de l'infini. De ce fait, l'homme est supérieur aux autres espèces, parce qu'il approche d'une réalité que les autres espèces ne possèdent pas. C'est notamment ce qui permet à l'homme de présenter une conscience qui produit le langage le plus élaboré du vivant, les découvertes scientifiques, la pensée, la création, le changement (j'en passe). En passant et en premier lieu : l'homme sera la première espèce à fouler l'espace.
Cette supériorité du virtuel explique l'exclusivité un brin autiste dans laquelle sombre l'homme en montrant un attrait quasi pathologique pour le virtuel pur, séparé du sensible. Aujourd'hui que la technologie a accru cette inclination de toujours, qu'auparavant les conditions de vie encourageaient moins, on constate que l'homme a tendance à se perdre dans le monde du virtuel et à découpler le virtuel du sensible.
C'est oublier, grave erreur, que l'attrait pour le virtuel vient de la supériorité du virtuel accolé au sensible. Sans le sensible, le virtuel n'est rien. Perdre de vue le lien consubstantiel entre le sensible et le virtuel, c'est accepter que le virtuel seul conduit à l'Hyperréel famélique et éthéré, soit à un monde qui n'existe pas et qui ne produit rien.
Où l'on voit que le reél connu par l'homme produit des mondes de possibles qui sont d'autres mondes, mais qui ont besoin du sensible pour posséder une quelconque existence. Dans cette connexion complexe, il serait temps de saisir que l'homme est attiré par le virtuel pur et pathologique dans la mesure où il estime ce reél supérieur. Il est vrai que le virtuel pur lui donne l'impression d'un accomplissement et d'une puissance que le sensible lui dénie ostensiblement et férocement. Dans le virtuel s'accomplit toutes les attentes du désir. C'est ce que j'ai appelé l'Hyperréel - ou la dérive de l'immanentisme.
Maintenant, qu'est-ce que le virtuel pur dans le sensible si l'on s'entend à définir que l'existence du virtuel n'est pas déconnectée ou indépendante du sensible, mais qu'au contraire, les deux mondes interagissent, interfèrent et interpolent? Le virtuel complète le sensible, ce qui fait qu'il est aussi impossible que le sensible existe sans le virtuel que le virtuel existe sans le sensible. Le déni du virtuel dans le sensible produirait une destruction conjointe dans le virtuel et le sensible.
Il en va de même pour le déni du sensible dans le virtuel : il produit l'hypertrophie du virtuel, qui signe dans le même temps la destruction conjointe du virtuel et du sensible. C'est ainsi que l'on entend souvent condamner (avec raison) les dérives du virtuel, au motif que les limites du virtuel aboutiraient à l'absence d'action, et, au pis, que le virtuel déstructurerait profondément ses usagers pathologiques et accrocs.
Nul besoin de revenir sur les raisons de cet engouement destructeur. L'exemple de cette destruction résultant du déni, en particulier du déni du sensible, c'est l'explosion de la pornographie, qui accompagne l'explosion du virtuel dans un immanentisme de plus en plus en déclin. Si l'on suit la gradation de la violence dans les films pornographiques, il serait hasardeux d'expliquer cette dégradation, ou cette explosion de violence, par des raisons inexplicables (la grande mode actuelle étant, on l'expérimente avec la crise monétaire contemporaine, d'expliquer par l'inexplicable, quand l'explication est trop scandaleuse).
La dégénérescence du pornographique s'explique parce que le pornographique consiste à représenter l'omnipotence de l'Hyperreél en matière sexuelle, et, en fait, de l'Hyperreél dans sa seule représentation - car l'Hyperréel finit toujours en pornographie, soit en totalitarisme maximaliste. Le totalitarisme sexuel est la dernière limite du totalitarisme ontologique et politique. L'illustration de la pornographie explicite la destruction conjointe du virtuel et du sensible :
- la représentation devient totalement atrophiée et proche du néant, ce qu'illustre la qualité artistique consternante des films pornographiques, oscillant entre comique, ennui, voire horreur;
- il faut bien des acteurs en chair et en os pour réaliser des films X. La destruction de ces personnes physiques, dont on tend à oublier l'existence sensible, sous prétexte qu'ils seraient des acteurs virtuels, cette destruction est patente et pourrait être comparée au sort de ces hardeuses sujettes (ou victimes?) à des séances extrêmement violentes de gang bang ou de gonzo : au final, ces actrices se retrouvent détruites aussi virtuellement que physiquement. Le fait que les acteurs X soient si souvent victimes d'attouchements ou de viols suffit à indiquer le degré de violence et de totalitarisme de ce type de représentation, qui est la négation de l'art, en particulier cinématographique, et l'expression paradigmatique de l'Hyperréel.
Le cas de la pornographie est éloquent pour mesurer le processus à l'oeuvre dans le déni de sensible et l'hypertrophie conjointe du virtuel : tandis que le sensible se détruit sous l'effet de l'hypertrophie virtuelle, le virtuel est tout aussi détruit, du fait même de cette hypertrophie. La focalisation pathologique sur le virtuel empêche de construire de l'ordre dans le sensible. Mais la focalisation hypervirtuelle détruit logiquement le virtuel de surcroît, puisqu'elle coupe le virtuel du sensible.
La destruction du sensible engendre également celle du virtuel. Dans ces conditions, la condamnation du virtuel a valeur de damnation du reél en général - du réel tout court. Il est aberrant de rejeter le virtuel au profit du sensible, car l'homme n'a pas le choix. Sa conformation le contraint à tout prendre en bloc : soit le virtuel et le sensible - soit rien. S'il ne retient que le virtuel, il ne produira que du chaos. Mais s'il dénie le virtuel, le chaos sera, encore, sa seule et tragique issue. La condamnation du virtuel au nom du sensible n'a pas de portée : elle est aussi désastreuse que la condamnation du sensible au nom du virtuel.
Trop souvent, dans un réflexe réactif, si ce n'est réactionnaire, l'on condamne le virtuel au nom de la réhabilitation du sensible, au motif que le virtuel ne produirait rien. Le virtuel seul et découplé du sensible : oui. Mais le virtuel en tant qu'acte de création, certainement pas. Oserait-on insinuer que les théories de Platon sont des absurdités proches du néant? Certainement pas! Platon a produit des idées (et une théorie des Idées) qui tendent à rendre le sensible plus créatif et plus dynamique.
A cet égard, la production d'idées vaut plus que le simple engagement sensible. Il est évident que cette production est au service du sensible et qu'elle a le privilège rare de régénérer le sensible en le pensant d'un point de vue virtuel. De ce point de vue, la critique contre le virtuel n'a pas grand sens s'il s'agit de lancer une critique contre les idées, la pensée ou la création dans un sens plus général. Au contraire, cette critique est profondément dangereuse en ce que la production du virtuel engendre la richesse conjointe du sensible. Platon ne s'y était pas trompé en se lançant dans al philosophie avec bonheur, autant qu'il se montra un piètre politique.
Ce n'est pas la technique qui est condamnable, mais l'usage que l'on en fait. Ceux qui dénoncent Internet avec un rage suspecte ne se rendent pas compte que seule l'utilisation d'Internet comme virtualité pure serait une menace (par exemple, toujours dans la veine des dérives hyperréelles, l'utilisation exclusive d'Internet aux fins de télécharger et/ou de visionner des contenus pornographiques). Mais l'utilisation d'Internet aux fins de créer, en particulier de produire et d'échanger des idées, cette utilisation n'est pas seulement positive : elle est éminemment révolutionnaire et créatrice.
C'est précisément la raison pour laquelle les tenants du parti oligarchique, élitiste et obscurantiste critiquent tant l'avènement d'Internet, au premier rang les représentants cooptés des médias traditionnels et officiels, évidement au nom du progressisme et de la Défense de la Création Outragée (on songe à fonder une ligue de vertu spécialement dédiée à cette cause pressante). Il s'agit, comme toujours en matière d'hypocrisie et de mauvaise foi, précisément au nom de la création et du changement, de bâillonner la création et d'empêcher le changement, en les conservant jalousement, exclusivement, pour son seul et mesquin profit, et en les étouffant, à partir de l'académisme - et jusqu'à l'anéantissement.

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