mercredi 7 janvier 2009

Puissance

Dans la mentalité immanentiste, il est très courant de considérer que les affaires dirigeantes du monde ne nous concernent pas et que nous ne pouvons rien faire pour changer le réel. Il est vrai que cette pensée vient de loin. Descartes répertorie cette manière populaire de penser, selon laquelle ce sont les élites qui décident de la marche du monde et selon laquelle les couches populaires sont au mieux impuissantes - au pis totalement désabusées. Rosset l'immanentiste tardif et dégénéré reprend souvent dans ses ouvrages cette citation. Laissons les affaires du monde aux princes et à ceux que la naissance appelle à l'exercice du gouvernement et vaquons à nos occupations légitimes, soit à nos occupations privées : "C'est pourquoi je ne saurois aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n'étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire toujours en idée quelque nouvelle réformation; et si je pensois qu'il y eut la moindre chose en cet écrit par laquelle on me put soupçonner de cette folie, je serois très marri de souffrir qu'il fut publié."
On pourrait estimer que cette déclaration de Descartes est d'une grande sagesse et d'une pertinence revendiquée. Chacun à sa place; et ceux qui voudraient en sortir sont des fous qui s'attirent de plus grands désagréments encore - et de fort mérités. Hein, Charles? Hein, Nelson? Hein, Franklin? Après tout, c'est ce que veut dire aujourd'hui l'immanentiste qui rappelle la perte de temps qui accable tragiquement la critique du pouvoir : le pouvoir étant sans fondement, la critique du pouvoir serait sans fondement. Ce lien causal est des plus contestables : on voit mal en effet pourquoi une action aux fondements incertains ne pourrait être critiquée (dans un sens d'évaluer).
C'est dans cette optique que Rosset fait de l'ontologie, pas de la politique, ou accidentellement, et condamne explicitement l'engagement, notamment dans un texte où il appelle (la jeunesse) à se désengager. Commentaire en passant : il est tout aussi excessif d'appeler à un désengagement total qu'à un engagement viscéral, de surcroît sur le mode de l'illusion. Car si l'engagement est condamné à se tromper, le désengagement peut à bon droit être considéré comme une forme d'engagement - et d'illusion. Il serait bon de noter que Rosset ne prend aucun risque en pariant sur le néant en lieu et place du sensible : est-ce à considérer que cette posture ontologique radicale est l'expression de l'ontologie oligarchique, soit de la mauvaise foi consistant à postuler que ce qui n'existe pas n'existe pas?
Cependant, Rosset se meut sur le terrain de la démocratie fin de règne et décomposée. On peut faire la critique à Rosset de se montrer élitiste et oligarchiste, sur le mode de l'intellectualisme de type oligarchique. Descartes ne se meut pas en démocratie, mais en monarchie. Il serait fort hasardeux d'amalgamer le régime monarchique et le régime démocratique : les postures oligarchiques diffèrent des positionnements monarchiques. Il convient en premier lieu de rappeler que Descartes est par maints aspects un conservateur : un successeur des scoliastes, qui cherche avant tout à ne pas faire d'histoires et à se concilier la grâce des puissants. C'est en ce sens que l'on peut comprendre son intervention dans le champ de la politique, pour estimer que chacun est à sa place - et que c'est très bien ainsi.
Mais il convient encore plus de distinguer entre la nature du régime monarchique et celle du régime démocratique. Dans le régime monarchique comme forme spécifique du régime aristocratique et peut-être sa forme la plus commode, en tout cas au regard de l'histoire des régimes politique, de par le monde, la volonté générale est connexe de l'élection d'une élite aristocratique. Les élus représentent l'ensemble du groupe et occupent des places symboliques qui renforcent la volonté générale.
Seuls des personnes (dans tous les sens du terme) sont en mesure de représenter le groupe. En conséquence, le monarchisme est parfaitement fondé à élire des rois et des représentants de manière non démocratique : il faut bien que le groupe possède ses représentants et, après tout, mieux vaut une bonne élection de naissance à une mauvaise élection démocratique.
Chez Descartes, les représentants d'un groupe le sont peut-être par voie arbitraire, mais cette représentation arbitraire comporte des devoirs capitaux et inaliénables vis-à-vis de la volonté générale. Cette nécessité est de loin la plus importante et passe très avant les privilèges que l'on pourrait contester d'un point de vue démocratique. Après tout, les privilèges réservés aux représentants d'un groupe sont peu de choses en regard des devoirs qui incombent aux représentants.
Il en va tout autrement dans le système démocratique, qui historiquement se traduit par une révolution des mentalités comme de l'ordre politique (les fameuses Révolutions). La volonté générale de conception démocratique subit l'infléchissement révolutionnaire de type hyperrationnel en ce que le fondement du groupe ne se situe plus dans l'élection aristocratique de quelques personnes représentantes, mais dans le miracle de la Raison.
De la même manière que la modernité a miraculeusement découvert un continent, les Amériques, de la même manière elle a trouvé une faculté extraordinaire et fabuleuse, la Raison. La Raison est présente en chaque individu, ce qui résout avantageusement le problème de l'élection aristocratique. En détectant et décelant cette faculté providentielle, le groupe n'a plus besoin de représentants arbitraires, puisque la Raison remplace en mieux l'arbitraire.
L'arbitraire était inégalitaire par essence, tandis que la Raison est plus qu'égalitaire : elle est présente en chaque homme. Suivant les système immanentistes, on postule qu'elle est plus ou moins à activer et à développer. Le plus optimiste estime que la Raison est d'ores et déjà opérationnelle à partir du moment où elle est découverte; quand le moins optimiste réside sans doute dans la prophétie nietzschéenne qui, avant de sombrer dans la folie, entrevoit que seul l'impossible (la mutation ontologique) peut sauver les desseins de l'immanentisme.
C'est bien là que le bâts blesse : la Raison n'existe pas en tant que mutation du rationnel en hyperrationnel - et partant le projet immanentiste est au mieux bancal, au pis utopique et dangereux. Sans doute un peu des trois à la fois. La raison chez l'homme existe, de manière plus développée que chez les autres animaux. Mais la Raison n'existe pas. La mutation de la raison en Raison signe, en même temps que l'oraison de la Raison, la disparition de la raison subordonnée au réel et son remplacement par le désir individuel travesti en Raison portée par tous les individus.
De ce fait, la mutation démocratique de la volonté générale est des plus problématiques. Car l'on voit ce à quoi correspond la volonté générale incarnée dans des représentants individuels aristocratiques. L'on distingue plus difficilement la volonté générale représentée dans la Raison, elle-même présente dans tous les individus. De ce fait, la volonté générale démocratique moderne est une illusion, autre manière d'affirmer que la démocratie n'a nullement résolu son problème premier, qui est le problème de la répartition démocratique de la volonté générale - ou du remplacement du seul mode de représentation connu, le mode aristocratique.
Il n'est nullement exagéré de constater que l'illusion démocratique ne peut engendrer que l'oligarchie sous le nom de la démocratie. Au début, l'illusion est si fugace qu'elle est quasi imperceptible. Puis, peu à peu, elle se fait tenace et pugnace, et elle en arrive aujourd'hui aux bords du gouffre vorace. Nous nageons dans des régimes occidentaux explicitement démocratiques, en particulier depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui n'ont jamais été autant oligarchiques en réalité.
Dans la mentalité oligarchique, il serait faux de croire que les couches populaires, les classes moyennes, bref tous ceux qui n'appartiennent pas aux meilleurs ont conscience de l'injustice et songent à la remettre en question. Pour commencer, il est possible que certains, en particulier parmi les classes moyennes, trouvent l'intérêt (médiocre) à manifester une certaine complaisance, voire une franche collaboration, à l'égard de l'oligarchie. Mais plus profondément, il est patent que le régime oligarchique ne peut trouver meilleur terrain d'expression que dans la démocratie.
C'est la raison pour laquelle les Anciens craignaient tant la démocratie et ses dérives démagogiques prononcées. On peut nommer la démagogie du nom d'oligarchie. Le régime oligarchique s'épanouit en fait bien plus difficilement sous l'aristocratie que sous la démocratie. En effet, la démocratie est porteuse de l'illusion (ou du terreau) qui favorise directement et fortement la mise en place du régime oligarchique.
C'est dire que la démocratie libérale que nous connaissons, et qui laisse entendre qu'elle serait l'expression et l'incarnation de la vraie et définitive démocratie, au point qu'un de ses thuriféraires n'a rien trouvé de mieux que d'annoncer à grands renforts de publicité la fin de l'histoire au sens hégélien, cette fausse démocratie occidentaliste n'est rien d'autre que le terrain des opérations qui ne peut mener qu'à la mise en place de l'oligarchie.
L'oligarchie ne peut s'épanouir que sur le terrain de la duplicité et de la dissimulation. L'hallucinante période de propagande médiatique et de mensonge généralisé que nous connaissons et qui se trouve pour le moins antithétique avec l'idéal démocratique de transparence et de liberté affiché, cette propagande est parfaitement compréhensible : l'oligarchie ne se présente jamais sous son jour direct, sans quoi elle serait bien vite remplacée.
C'est au nom du danger oligarchique, dont l'acmé se situe dans les dérives synarchiques telles que nous en avons expérimenté un modèle prégnant entre les deux guerres du vingtième siècle, que les Anciens condamnaient l'idéal démocratique, dont ils avaient compris ce que le caractère utopique cachait : la démocratie abrite en son sein faussement idyllique l'oligarchie.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi et pour quoi les masses occidentalistes soutiennent à ce point leur idéal démocratique et leur système libéral. Il est pourtant évident que le système occidentaliste et atlantiste s'effondre et que le mondialisme est une doctrine aussi dangereuse que terminale (au sens où l'on parle de cancer terminal et de décadence). Comment défendre ce qui est mensonger, trompeur et chaotique? Comment dresser l'apologie de la destruction au nom du Bien?
Il est certain que ce sont les intérêts bien compris des Occidentaux et des occidentalistes, deux catégories souvent superposables, qui tendent à légitimer par des arguties croquignolesques des valeurs et des actions irrecevables. L'argument central et fourre-tout de la résignation au nom de l'inutilité de toute action individuelle est pourtant le moteur argumentatif de la mentalité oligarchique : il suppose que la Raison est à sa place dans chaque individu et que les actions de ces individus se trouvent déterminées sans changer d'un iota.
On ajoutera que l'intérêt de l'occidentaliste réside dans les avantages qu'il retire directement et indirectement de la mentalité immanentiste. En gros, l'occidentaliste défend l'indéfendable au nom d'arguties irrecevables parce qu'il trouve son comptant dans les productions les plus matérielles et immédiates. Chacun à sa place.
Cette conception est fort grave en ce que la monarchie élisait de manière arbitraire ses représentants, quand la démocratie supprime cette élection et la remplace par un faux semblant (la représentation cohérente et impartiale par la Raison). Celui qui en régime faussement démocratique, en réalité oligarchique, dresse l'apologie du déterminisme et de l'impuissance ne se rend pas compte, emprisonné dans les rets de sa gangue immanentiste et de son conservatisme social, qu'il fait le jeu (et le lit) de ce qu'il combattrait s'il en avait conscience : la mentalité oligarchique, qui est la variante la plus sophistiquée du totalitarisme.
En effet, en adoptant le conservatisme en régime monarchique, à la manière du prudent Descartes (pour ne pas dire autre chose), le citoyen respecte de fait un certain inégalitarisme, mais, plus important encore, il tend à consolider la pérennité politique et sociale. Tandis que le même réflexe en régime démocratico-oligarchie, comme nous en vivons une sombre et funeste période en nos temps de transparence et d'inertie, s'apparente à un soutien suicidaire et stupéfiant au délitement de la volonté générale et à la manipulation.
Certes, le bon citoyen occidentaliste aveugle et crédule a intérêt à ne pas voir, comme Œdipe avait intérêt à détourner le regard, puis à se crever les yeux : dans sa besace, en échange de son silence complaisant et de son soutien de fond, il reçoit une prospérité matérielle qui, même dans le déclin patent et le chaos, sera toujours supérieure aux désagréments que subira l'Africain ou l'Asiatique. Mais quand bien même l'aveugle recouvrerait la vue, il lui faudrait supporter l'insupportable (avoir tué son père; avoir couché avec sa mère) : non seulement il a couvert le monstrueux par des arguments ineptes (on ne peut rien faire, donc vivons heureux), mais il a conforté, voire accru son éviction et son remplacement en estimant précisément et au contraire travailler pour son intérêt et ceux de la démocratie, de la liberté et du progrès réunis.
Bigre! Les soutiens de l'oligarchie ne se situent pas toujours là où on les soupçonne, soit vers les fameuses élites tant décriées, comme si de nos jours les élites étaient les principaux, voire les seuls responsables de l'oligarchisme rampant. Réfléchissons une seconde (c'est un exercice difficile pour l'immanentiste, habitué à répéter mimétiquement et mécaniquement, comme un perroquet en cage ravi d'être nourri, logé, blanchi par son maître) : si les soutiens (les soutiers?) de l'oligarchie se trouvaient seulement dans les rares rangs des élites, les positions de l'oligarchie seraient des plus fragiles et friables. Mais les principaux soutiens de l'oligarchie se recrutent au (bon) sein des couches moyennes et modestes de la sociétés oligarchique, si bien que l'on peut oser que c'est le peuple qui soutient paradoxalement l'oligarchie.
On retrouve un exemple invraisemblable de ce soutien populaire à l'endroit de l'oligarchie dans le vote massif en faveur des politiciens qui prônent des politiques sécuritaires, alors même qu'ils sont les premiers agents de déstabilisation et d'insécurité de leur société, depuis la délinquance savamment favorisée jusqu'aux terribles opérations de terrorisme sous fausse bannière. En réalité, le vrai terreau du soutien à l'oligarchie se situe dans l'argument de l'impuissance (on ne peut rien faire), voire dans le soutien franc et massif (on ne veut rien faire).
Cette attitude déconcertante, consistant à soutenir ce qui détruit, provient à la fois d'une attitude digne de l'autruche (s'enterrer la tête dans le sable pour éviter les problèmes) et de la principale réaction face au désordre et au chaos qui pointent le bout de leur nez : mieux vaut un ordre branlant à l'absence d'ordre. Mieux vaut quelque chose plutôt que rien. Au final, cette attitude empire la situation au lieu de l'améliorer. Il est probable que le soutien du peuple au système oligarchique provient des avantages matériels à court terme que prodigue le système oligarchique en guise de prébendes et de preuves de sa supériorité.
Mais là ne se trouve pas l'essentiel. L'essentiel, c'est que l'homme préfèrera toujours soutenir l'ordre que la promesse de désordre que recouvre le changement. On ne sait que trop qu'un système qui s'effondre augure de l'instabilité, voire du chaos. Raison pour laquelle l'homme soutient le système le plus injuste et le moins pérenne : on ne peut rien faire signifie en fait qu'on ne veut pas changer de système.
Mieux vaut la certitude et le confort de la stabilité; et tant pis si ces deux valeurs s'obtiennent au prix de compromissions telles que ces dernières ne peuvent au mieux que prolonger de manière épisodique et seulement provisoire le système tant défendu. C'est grâce à ce genre de soutien et d'aveuglement que l'on encourage le chaos. C'est toujours au nom du quelque chose que l'on engendre le rien. Au nom de l'ordre que l'on favorise le désordre.
Bien entendu, on commence par prétexter que le système n'est pas si mal (l'éloge de la liberté et de la démocratie); puis l'on invoque l'impuissance et le bonheur privé; enfin, l'on oublie toutes ces valeurs et on s'enferme dans le renoncement digne et le déni : ne parlons pas des sujets qui fâchent! Par pitié! Un peu de dignité! C'est dans les périodes d'instabilité et de confusion que les masques tombent et que l'on se rend compte des vraies positions tapies derrière les postures.
Souvent, ce sont précisément ceux qui semblaient le plus contester le système de l'intérieur du système qui le défendent le plus : ils ont en effet besoin du système pour contester. Ils ont besoin de quelque chose pour se donner de la consistance et du sens. Il est plus facile de faire comprendre à un franc conservateur systémique les mensonges du système qu'à un progressiste empli de bons sentiments. celui-là a trop à perdre et à conserver.
Où l'on constate que la contestation est souvent l'apanage des défenseurs du système, fort du principe selon lequel quand on veut améliorer le système, c'est qu'on veut le conserver. Ce progressisme, qui est la meilleure arme intellectuelle contre le principe ontologique d'imperfection de toute chose, est sans doute le meilleur allié du système quel qu'il soit. Il est aussi le pire adversaire du changement quand celui-ci est indispensable, c'est-à-dire quand le système n'est plus viable. Paradoxe croustillant : c'est au nom du progressisme systémique que l'on se révèle un conservateur endurci en cas de changement systémique.
Toutes ces raisons valent bien un messe, comme allèguerait le blasé. Mais j'en terminerai sur le paradoxe ontologique selon lequel la principale explication au désordre vient du besoin d'ordre, le principal soutien au système manifestement aberrant provient du besoin d'ordre et de système, avec la fable historique du Titanic. L'on se souvient que ce célèbre bateau avait été conçu pour résister à toutes les avanies et que c'est souvent l'explication que l'on déploie pour expliquer l'aveuglement de l'équipage et des passagers.
Même si l'explication est des plus pertinentes, je pense que plus profondément, c'est le besoin d'ordre et la réticence face au changement qui se manifeste ici explicitement et avec éclat. Le Titanic va couler. C'est terrifiant? Mai il est encore plus terrifiant de changer de direction et de conduite, soit d'ordre! Mieux vaut finalement le naufrage à la reconnaissance de son erreur et de l'impéritie de l'ordre ici en question. Derrière ce refus du désordre comme promotion et accélération du désordre, on pourrait invoquer également le refus de considérer à quel point le confort du Titanic est en fait profondément défectueux et fallacieux.
Le naufrage du Titanic est l'allégorie qui illustre le naufrage de l'ensemble du système qu'il représente technologiquement et matériellement. Le Titanic comme métonymie du système immanentiste, en somme. Le confort du Titanic était parfait, sauf que cette perfection est l'expression de l'imperfection paradoxale même. La perfection du Titanic n'est possible que sur le relief (ou à partir) de l'imperfection même : autrement dit, la toute-puissance de la technique n'est relative que dans le domaine de l'homme, ou, plus précisément, du désir humain.
C'est dire la disproportion entre les forces du désir et les forces du reél et l'impossibilité pour les menées immanentistes de parvenir à leurs fins. De ce point de vue, on pourrait interpréter de la manière suivante l'attitude aberrante et fataliste, au sens du Jacques de Diderot, selon laquelle la seule attitude convenable en temps de crise, soit par gros temps, revient à attendre, à se cacher et à laisser faire. On notera également que ce laissez-faire correspond à l'adage du libéralisme, adage non démontré et non démontrable, selon lequel tout finit par s'équilibrer, ce qui implique que le système libéral soit immuable.
C'est bien entendu aberrant et c'est ce qu'on pourrait nommer le cercle vicieux ou cercle circulaire de la pensée immanentiste, selon laquelle plus le système s'effondre, et plus on s'en remet au système. Autrement dit : plus l'ordre se désagrège, plus l'ordre est impératif. On s'accroche d'autant plus à l'ordre que l'on sent poindre son effondrement et sa disparition prochaine. Bien entendu, l'idée selon laquelle la succession des ordres (ou des systèmes) est un nécessité immuable n'est pas contestable.
Ce qui l'est bien davantage, c'est de penser que le devenir se produit indépendamment de l'homme. Effectivement, il y aura toujours quelque chose quelle que soit l'action humaine. Mais ce quelque chose ne sera pas tout à fait la même chose suivant que l'homme ait agi ou non. Il se pourrait même, de manière tragique et ironique, que l'absence d'action ou d'intervention de l'homme débouche sur la disparition de l'homme : il y a bien eu quelque chose, mais ce quelque chose pour le coup était inhumain.
Il y aura toujours quelque chose après le naufrage du Titanic, mais sans le Titanic, ou avec la disparition du Titanic. Ainsi se présente le naufrage du système actuel, système d'obédience libérale, démocratique, occidentaliste et immanentiste : il y aura bien une suite au système, mais rien ne prouve que la suite soit marquée par la présence humaine. Et même si l'on se montrait raisonnablement optimiste et que l'on concluait à la possibilité de la poursuite de l'aventure humaine (par la conquête de l'espace, seul viatique pour l'espèce), encore faudrait-il que le système actuel soit remplacé. Voilà qui est inévitable et qui promet bien des péripéties.
Au moins l'homme ne s'ennuiera pas et saura que pour être l'espèce du changement, il est aussi l'espèce confronté à l'ennui et au divertissement. Divertissement dans un sens pascalien, mais aussi divertissement dans un sens qui valorise le divertissement : le changement est bien ce qui fixe la valeur suprême de l'homme. Peut-être est-ce aussi le rôle historique de l'attitude la plus désespérante de l'homme en temps de crise : prétendre qu'il n'y a rien à faire que la fête - et l'autruche.

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