mercredi 25 mars 2009

Le 6 t'aime

La défense du système par les peuples occidentaux est facilement explicable : c'est que les Occidentaux sont le système. On aimerait souscrire à la duplication fantomatique entre les peuples et les élites d'Occident, mais cette distinction ne tient pas la route. Non contentes de former un redoutable panier de crabes, les élites sont celles que se choisissent, au moins indirectement, les peuples occidentaux. On a les élites que l'on veut, mon prince!
A en juger par l'état actuel des élites, mélange de formatage et d'aveuglement, de déréalisation au sens premier, de démesure au sens antique, il est fort à craindre que la crise des élites ne soient tout simplement que l'expression emblématique de la crise de l'Occident. Tout court. Qui sont aujourd'hui les dominants? Les marchands. On connaît les travaux de Dumézil sur la tradition trinitaire de la civilisation. Quand ce sont les marchands qui dominent, c'est la crise qui s'installe.
En ce cas, la domination de la société de type indo-européenne, celle qui a muté en société unique et mondialiste, est inquiétante : en effet, ce sont typiquement les marchands qui dominent cette société de consommation et de crédit... Comment en est-on arrivé là? Comment des condamnés peuvent-ils défendre leur bourreau?
Seule explication : parce qu'ils ne sont condamnés que dans la mesure où ils sont bourreaux. Après le balayeur balayé, le meurtrier condamné. On a vu un moyen de défendre le système bec et ongles : dispenser d'autant plus son avis qu'on ne connaît pas le sujet. En voici un autre : ne dire que du bien du sujet (de préférence qu'on ne connaît pas). Tout ce qui conteste, tout ce qui critique, tout ce qui n'est pas d'accord est démodé. Dépareillé. Accords désaccords.
Cette manière de critiquer s'ancre sur un argument pseudo-ontologique, en réalité du mode idéologique le plus extrême : seul ce qui est d'accord est réel. C'est ce qu'on appelle en langage post-nietzschéen l'assentiment à la vie. Donne ton avis : oui, oui. On comprend pourquoi les négateurs sont assimilés aux négationnistes.
Dire non, c'est dire non au reél. C'est dire oui à l'illusion. Non : non au réel, non au nom. Dans ce cas de figure, le oui est totalitaire au nom du négationnisme contenu dans le non. Dans le type de pensée de Hegel, la contradiction est intégrée et dépassée. Au moins fait-elle encore partie du dialogue. Dans le cadre de pensée de l'immanentisme tardif et dégénéré, dont Nieztsche est le héraut prophétique, le dialogue est encerclé dans les bornes des normes, entendre : dans l'affirmation pure.
Certes, on se récriera que Nietzsche n'a pas dit ça, que c'est le déformer, etc., etc. Je rétorquerai posément que notre bon Nieztsche était d'autant plus un pamphlétaire de première qu'il entendait s'opposer, avec la virulence la plus extrême, à ceux qui ne partageaient pas ses valeurs, soit à ceux qui refusaient son parti-pris pour l'affirmation. Soit dit en passant, on s'est beaucoup moqué de W. qui entendait entamer la Croisade au nom du Bien et enfermer dans des camps de torture les terroristes étrangers à la civilisation de l'humanité, mais ce discours totalitaire fleure bon la mentalité post-nietzschéenne, dont nous avons un aperçu avec le postmodernisme.
Puisque le renversement de toutes les valeurs de Nietzsche n'est guère cohérent, mais assez explicite : toutes ces attaques consistent en gros à remplacer le transcendantalisme, singulièrement sous sa forme monothéiste chrétienne, par de l'immanentisme. Nous y sommes. Hegel, pour concilier le transcendantalisme et l'immanentisme, proposait la pensée en trois étapes. La dernière étape surmontait la thèse et l'antithèse. Nietzsche réduit le travail à une seule étape. En effet, ce n'est pas un hasard si le deux est gommé.
On passe du trois au un. En effet, le dualisme est le lieu de l'alternative, qui, une fois jaugée, donne forcément lieu à un choix : la thèse ou l'antithèse. Raison pour laquelle Hegel propose de surmonter. Pour éviter le monisme caricatural. On connaît la blague de potache qui circule sur Hegel : Hegel aurait entrepris depuis Iéna de proposer une histoire de la philosophie qui commencerait en Ionie et se finirait (opportunément) à Iéna. Ben voyons!
Le dualisme platonicien n'est jamais que l'opposition entre le sensible et l'idéal. Opposition toute relative puisque le sensible n'est que la pâle copie de l'idéal. Au final, on ne peut que choisir l'idéal. Il faudrait être fou dans le système platonicien pour parier un kopeck sur le sensible. De quoi finir hypersensible dans les flammes de l'Enfer (pavé de bonnes intentions, comme c'est le cas de Spinoza).
On remarquera aussi que le système à trois de Hegel se rapproche, non du nauséabond triolisme d'ordre sexuel, également appelé de manière savoureuse et impropre libre-échangisme (liberté d'obédience libérale?), mais du dogme chrétien de la Trinité. Les chrétiens ont vite compris que le seul moyen de ne pas en rester sur le totalitarisme (croyance en la vérité d'une seule affirmation) est de faire reposer le système sur la Trinité.
Si l'on déteste le christianisme comme l'expression de l'obscurantisme, que l'on ne s'arrête pas à son aversion du religieux, du monothéisme ou que sais-je, et que l'on s'enquière du rapprochement entre le christianisme et le système politique indo-européen distingué par Dumézil. Aucun doute : le rythme ternaire, pour reprendre une expression musicale, ne vient pas du christianisme ou du platonisme (forme élitiste de christianisme selon Nieztsche), mais du fondement même de la société occidentale, qui est probablement née en Inde, et non en Grèce.
Fondement que je qualifierais de religieux, dans un sens plus profond que philosophique, ontologique ou métaphysique - au sens où le religieux est de toute manière plus profond que le philosophique. Dumézil lui-même précise qu'il existe d'autres moyens que le ternaire d'organiser la société et de concevoir l'univers. Les formes dualistes, dont l'Égypte est une incarnation africaine évidente, ne sont pourtant pas éloignées des formes ternaires. Après tout, le dualisme platonicien est rapproché de la Trinité chrétienne. Platon présentait des influences hindoues et perses, mais aussi égyptiennes.
Dans le dualisme, tout dépend en fait des rapports entre les deux termes. Si ces rapports sont nécessaires et constants, alors le dualisme est proche du ternaire : c'est l'argument platonicien selon lequel le monde de l'idéal n'existe pas seulement ailleurs, mais est d'ores et déjà présent ici et maintenant, dans son incarnation sensible. L'idéal excède le sensible, mais lui est connexe, nullement étranger.
C'est le prolongement (antérieur) de l'argument africain, selon lequel le monde des vivants n'aperçoit pas le monde des morts, alors que les défunts sont parmi nous et que l'autre monde, d'une manière plus étendue, se trouve parmi nous. Ce dualisme pose la question : ce qui est se réduit-il ce que nous voyons?
Et il répond : en aucun cas. Ce que nous voyons n'est qu'une partie de ce qui est. Contre ce dualisme qui est fort proche du ternaire, à tel point que le dogme chrétien de la Trinité peut être entendu comme l'explicitation par la création d'un troisième mouvement du dualisme harmonieux, il faut opposer une conception du dualisme qui oppose plus ou moins implicitement les deux termes, soit l'Etre ramené au sensible et le néant. Spinoza, le saint de l'immanentisme originel, n'évoque pas la question du néant. Mais en rapportant l'Etre à l'être, il suppose nécessairement que le néant remplace l'Etre. Le néant et la Nature.
C'est seulement au sein d'une telle conception religieuse, conception nihiliste, que s'épanouit la conception totalitaire du monisme politique. Conception qui peut se résumer ainsi : il n'y a pas le choix, puisque le seul choix qui soit oppose le réel au néant. L'affirmation ou la contradiction signifie de ce point de vue : le réel ou l'illusion. Bien entendu, ce genre de raccourci présente quelques inconvénients notables, dont l'actuel guerre contre le terrorisme offre un raccourci saisissant.
On retrouve cette conception explicitement énoncée chez Rosset, l'incarnation paradigmatique, et peut-être paroxystique, de l'immanentisme tardif et dégénéré. Rosset l'immanentiste conséquent : au moins n'a-t-il pas le fard ou l'impudence de nous vendre son monisme sous les atours du gauchisme, comme s'échinait à le faire un Deleuze suicidaire bien avant le drame final. Selon ces immanentistes plus ou moins déguisés, tous spinozistes, la contradiction se retrouve cataloguée comme l'expression de l'illusion.
Le noeud du débat s'ancre dans cette conception contradictoire et intolérante, selon laquelle il ne sert à rien de débattre avec des esprits dérangés qui se meuvent dans la sphère de l'illusion. Une vraie question ontologique serait de demander à ces brillants rhéteurs comment ils font pour distinguer entre illusion et reél alors qu'ils ne sont capables de définir ni le reél, ni l'illusion. C'est un peu gênant, à moins de considérer que certains élus sont possédés par la grâce et qu'ils présentent le don de distinction ontologique adéquat.
Autant dire qu'on retombe dans un arbitraire pur et que le seul vrai critère de distinction repose sur l'élection, soit sur la force. Comme l'énonçait déjà Platon, c'est un système oligarchique pur, ce qui montre si besoin en était la correspondance entre l'oligarchie politique et l'immanentisme ontologico-religieux. Dès lors, le refus du débat, et de ce qui fait son sel et sa force, soit de la contradiction, est l'expression d'un refus du changement et de la raison au nom de l'arbitraire travesti en nécessité et autres arguties plus ou moins fumeuses.
C'est aussi et certainement la preuve que le système mental, politique et religieux qui sous-tend une mentalité aussi dégénérée se trouve dans un état de faiblesse avancée, ainsi que l'exprime l'appellation d'immanentisme tardif et dégénéré. J'ajouterai seulement que c'est au stade terminal de l'immanentisme tardif et dégénéré que se récolte des symptômes aussi criants et que cette seule constatation est peu optimiste sur l'état du système occidental actuel, qui vit l'agonie du libéralisme et qui se retrouve comme le roi mal en point : nu.

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