lundi 30 mars 2009

Monologue de sourd

Le dialogue est devenu dans nos sociétés d'immanentisme tardif et dégénéré la gageure de l'impossible, soit le gage de l'impassible. Dialoguer se révèle d'une redoutable hypocrisie. Depuis Socrate, on ne cesse de nous bassiner avec la leçon trop bien apprise : c'est à partir du dialogue que s'élaborent les conditions de constitution des sociétés humaines, leur développement et leur harmonie.
Si l'on se penche un peu sur la manie de notre époque d'immanentisme tardif et dégénéré de stade terminal, on peut voir ce que signifie le dialogue de type oligarchique et nihiliste. On sait que l'ontologie nihiliste est grande spécialiste pour se travestir en ce qu'elle n'est pas. Le pendant politique du nihilisme tient dans l'oligarchisme. L'oligarchie se tapit derrière la démocratie. Le dialogue démocratique prétend jouer le jeu : bonne foi, respect des règles du dialogue, etc.
En réalité, le dialogue oligarchique est un monologue qui fait mine d'écouter les arguments contraires pour mieux imposer ses propres arguments. Il n'y a jamais eu débat, à tel point qu'on peut lancer que les dés étaient pipés. Dès le départ. La méthode oligarchique consiste à feindre le dialogue. Le dialogue de sourds. Précisément. Entre parenthèses, l'on comprend mieux les méthodes de récupération et de diversion de la propagande occidentaliste et immanentiste quand on cerne la technique consistant à dialoguer aussi faussement. L'oligarchie pour fonctionner implique que l'on fasse mine d'entendre la contradiction.
La contradiction est utilisée quand elle peut être intégrée au processus oligarchique. La mentalité oligarchique accepte en fait toutes les contradictions qui ne remettent pas en question son fonctionnement. Elle postule que le dire et le faire sont deux actions distinctes et que le dire s'épuise en s'exprimant. Elle part du principe que tout ce qui n'est pas antisystémique est parole vaniteuse - et vaine : une contestation qui a besoin du système pour contester.
Dans cet ordre d'idées, tout ce qui ne remet pas en question le système peut être exprimé, puisque cette parole ne dépassera pas le stade de la contestation verbale. L'oligarchie craint plus que tout le dire qui engendre le faire. L'oligarchie craint tout dire qui conteste le système, parce que c'est seulement ce dire qui est de nature à détruire le système. Le reste est une contestation stérile, qui a le mérite de calmer les nerfs et les ardeurs : de réduire au néant les pseudo-contestations.
C'est ainsi que les gauchistes, altermondialistes et autres libertaires sont des faux contestataires qui ont besoin du système oligarchique pour contester. Contestation utile, qui sert en fait ce qu'elle prétend contester. Fausse contestation en ce qu'elle conteste seulement pour conforter l'objet qu'elle conteste. Contestation systémique, dont le vrai visage apparaît quand on s'avise qu'elle ne propose rien en lieu et place du système qu'elle conteste. Contestation à vide, donc.
Dans le système nihiliste/oligarchique, le dialogue est un faux dialogue, qui ne respecte pas les règles du dialogue classique : surmonter l'affirmation par la contradiction. C'est ainsi que dans le système hégélien, le dépassement final (Aufhebung) est différent de l'affirmation initiale. Où Hegel montre qu'il balance entre le système métaphysique platonicien et l'immanentisme dont il est un héraut au moins partiel, c'est que la contradiction est intégrée dans le système affirmatif; si bien que la fausse contestation sert l'affirmation.
Le système ternaire de Hegel implique une continuité entre le stade initial et le stade ultime. Cette continuité prêt à suspicion : n'est-ce pas une manifestation latente de la conception nihiliste sous le vernis de la conception métaphysique classique? En tout cas, le dialogue classique en Occident découle explicitement de Platon et de ce qu'on a appelé la maïeutique de Socrate. Les dialogues de Platon sont les plus célèbres de l'Antiquité parce qu'ils mettent en scène la méthode socratique du dialogue comme méthode qui accouche les esprits.
Cette méthode peut se résumer comme suit : suite à une bonne discussion, l'affirmation initiale peut être corrigée par la contradiction. Il en ressort une nouvelle position, qui n'est précisément pas la position initiale. La position de Hegel explique que suite à la confrontation de A et de B, il en ressort C. Il reste à préciser que selon cette trinité philosophique, C est la synthèse de A et B.
Chez Platon, Socrate se confronte à ses adversaires avec à chaque fois une constante : il n'est pas d'accord avec eux et il est dans la peau du contradicteur. L'adversaire exprime le point de vue A. Socrate explique B. Mais contrairement à Hegel, qui tente une réconciliation novatrice, la dialectique platonicienne ne propose pas de C. A chaque fois, c'est Socrate (B) qui a raison. A ne peut que se convertir aux arguments de B, soit à la sagesse de Socrate.
Pas de dépassement chez Platon. Seulement le ralliement d'un point à un autre : la conversion, donc. La maïeutique est conversion, au sens religieux du terme, à ceci près que la conversion est rationnelle, alors que la conversion religieuse est révélée. Cette différence majeure explique que Hegel soit plus un immanentiste essayant de dépasser la métaphysique classique d'obédience platonicienne qu'un métaphysicien ayant inventé une méthode novatrice. Hegel fait semblant à partir du semblant : il fait semblant à partir du nihilisme. C'est un ultranihiliste qui prétend se mouvoir dans les traces de la métaphysique classique, à ceci près qu'il a la prétention de la finir.
Dès le départ, le dialogue n'est pas conçu comme le théâtre (au sens grec) d'où surgit une vérité originale à partir de deux points de vue, mais le point de ralliement de l'erreur à la vérité. Conversion : tourner vers la vérité. C'est déjà une prétention énorme : que l'erreur puisse se rallier à la vérité, comme les adversaires de Socrate à Socrate. Conversion au sens de miracle. L'hypothèse selon laquelle la vérité surgirait de l'entrecroisement de deux points de vue antagonistes est une conception qui se forme en pleine ère immanentiste et qui n'est nullement de facture classique.
C'est une conception qui est l'adaptation rationnelle de la Trinité chrétienne. Mais la Trinité cherche à expliquer la connexion entre le sensible et l'idéal (en termes platoniciens). La Trinité survient à une période de crise religieuse (passage du polythéisme au monothéisme à l'intérieur du transcendantalisme) qui a besoin d'expliquer l'avènement de la différence, soit de la nouveauté dans le monde (sensible) du même.
Dans le christianisme, la parole est donnée par Dieu. Dieu est le garant de la nouveauté ou de la différence. Le Saint Esprit ne sert qu'à expliquer la transmission de cette parole entre Dieu et les hommes. Le Christ est le prophète qui sert cette parole aux autres hommes, si bien qu'il faut assimiler le Christ et les hommes (raison de l'expression Fils de l'homme?). A, B, C : dans cette relation monothéiste, le B n'est pas la contradiction, mais la courroie de transmission supplémentaire : le prophète de la parole d'autorité.
Trinité et dualisme sont de ce point de vue fort proches. Tandis que le système ternaire hégélien prétend expliquer la nouveauté. Dans ce système, C est nouveau. La différence s'obtient de la rencontre entre A et B, soit entre deux antagonismes. Hegel prétend expliquer l'avènement de la différence, quand pour un esprit religieux, la différence n'a pas à s'expliquer : elle est l'apanage (consubstantiel) de Dieu.
On touche ici à une différence importante entre platonisme et christianisme, entre la philosophie et la religion, entre le nihilisme et le transcendantalisme : c'est que la philosophie prétend obtenir par la raison ce que la religion obtient par Dieu. C'est dire que la raison n'est pas absente du raisonnement religieux, mais qu'elle est le raisonnement humain qui suit la révélation divine. La raison en religion suit le postulat de Dieu. L'évidence de Dieu.
Tandis qu'en philosophie, c'est la raison qui prétend parvenir à la vérité. Pour ce faire, la philosophie a besoin de justifier de résultats tangibles. On notera que Platon est un esprit éminemment religieux, qui reprend le schéma classique binaire, sauf que Socrate par le dialogue convainc son interlocuteur/contradicteur. Le fait que Hegel ait repris le schéma chrétien prouve seulement que Hegel a essayé d'adapter le monothéisme à la philosophie. Il n'a pas compris que ce faisant il adaptait en fait le transcendantalisme au nihilisme, soit la mentalité d'un religieux à un autre religieux.
Du coup, les choses deviennent complexes : la philosophie ne devient le phare de la pensée moderne que parce que les religions nihilistes (dont l'immanentisme moderne) promeuvent la philosophie, alors que les religions transcendantalistes (dont les formes monothéistes) considéraient la philosophie comme un succédané et un dérivé, voire le jumeau de la théologie. Selon cette compréhension du cours historique, l'avènement de Platon ne fait que retarder l'échéance : Platon conforte le religieux en tant qu'esprit religieux tout à fait conservateur.
Platon est un esprit empreint de religieux classique, soit de polythéisme. Il est à noter que son dualisme a plus à tenir des religions africaines, dont l'Égypte marque l'expression régionale, que des religions indo-européennes (dont les religions perses). de même, le judaïsme est une forme de monothéisme ambigu et balbutiant qui descend de l'Afrique via la Mésopotamie et l'Égypte. Platon repousse le nihilisme, qui surgit en période de crise. Les sophistes sont l'incarnation de ce courant qui traduit la crise exprimant le déclin du polythéisme.
L'action de Platon contribue à relancer le transcendantalisme et à soutenir le monothéisme des débuts. Il est primordial de saisir que le dialogue socratique s'oppose en tous points au faux dialogue oligarchique/nihiliste, dont l'expression la plus achevée et la plus biaisée réside sans doute dans la forme hégélienne. Le propre du dialogue oligarchique n'est pas de montrer qu'il est en fait un monologue forcené.
Il est de paraître sous une forme novatrice et originale, une forme qui aurait dépassé le modèle classique préexistant. Du coup, la fausse trinité immanentiste est une duperie qui cache mal le fait que le dialogue oligarchique s'ancre sur le dialogue rationnel de facture classique, dont le modèle socratique offre la plus fidèle et illustre illustration. Rien d'étonnant à ce que le dialogue soit aussi mal vu de nos jours : il est d'autant plus loué à corps et à cris qu'il est en fait totalement dénié.
Mais le malentendu et l'esquisse d'esquive ont des racines bien plus profondes que la récente modernité ou la contemporanéité malsaine et pathologique. C'est que l'origine du dialogue débute comme par hasard avec le modèle socratique. Socrate est considéré comme le précurseur de la philosophie occidentale, à tel point que l'on parle des présocratiques pour dénommer se prédécesseurs. C'est le modèle philosophique, si tant est que la forme philosophique occidentale soit originale et spécifique, qui lance le dialogue d'ordre rationnel.
Rien d'étonnant dès lors à ce que le faux dialogue oligarchique soit si rationnel, au point qu'il soit hyperrationnel. Il serait hâtif d'estimer que le faux dialogue oligarchique constitue une perversion du vénérable dialogue classique d'essence socratique et de facture métaphysico-ontologique. Au contraire, de même que l'oligarchie est la gradation de la démocratie, de même le dialogue nihiliste est le prolongement, quoique outrancier, du dialogue platonicien.
Le fondement de cet itinéraire, qui finit en démence, réside dans la raison. Dès les limbes de l'ambition platonicienne, qui est le terreau du classicisme occidental, la raison a pour ambition de remplacer l'inspiration au sens où celle-ci vous relie au divin. La raison est humaine, quand l'inspiration est aussi mystérieuse qu'imputée au divin. Le dialogue interrationnel remplace le dialogue entre le divin et l'homme. Sans doute le passage du polythéisme au monothéisme favorise-t-il ce bouleversement, ne ce que la multiplicité des visages divins interdit le dialogue humain, quand l'unicité de Dieu le rend plus proche de l'homme.
Est-ce la raison pour laquelle le dernier des monothéismes, l'Islam tant décrié en terre chrétienne, insiste tant sur la nécessité de représenter le Dieu unique comme le Tout-autre et l'Ineffable? En tout cas, le dialogue impossible de facture oligarchique n'est jamais que le résultat de l'échec programmé du dialogue en tant que tentative de remplacer l'encombrant terme du dialogue injonctif de type polythéiste par un être humain.
On sait que Dieu finira par être déclaré mort, assassiné par un homme, bien entendu. C'est le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré qui se collera à cette annonce fracassante. Entre temps, l'effort le plus éloquent aura été de remplacer Dieu par l'homme. Echec sur toute la ligne, malgré les efforts de Platon et malgré les tentatives furibardes de Nieztsche de rendre le problème caduc en faisant disparaître le cadavre présumé encombrant. Problème bien connu des cinéastes : on ne réussit jamais à faire disparaître un cadavre.
C'est ce qu'on appelle cacher le cadavre dans le placard ou avoir une tête de cadavre. Il n'est pas ahurissant que l'homme ressemble à un cadavre à force de tuer le principe de la vie. En tout cas, quand on ouvre le placard où gît le cadavre caché, ou quand le spectre vengeur en sort avec nonchalance et insouciance, la réaction logique du malheureux découvreur est de hurler à la mort ou de se pétrifier dans le silence. C'est bien la conception du dialogue oligarchique : planquer le cadavre encombrant, imposer le silence du témoin, faire comme si de rien n'était. Malheureusement, les choses sont - dans leurs pantoufles.

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