samedi 30 mai 2009

Cartes à castes

Je flâne dans une librairie autour de livres de géopolitique. Je tombe par hasard sur un ouvrage d'un dénommé Rothkopf. David Rothkopf. Le titre : La Caste, les nouvelles élites et le monde qu'elles nous préparent. Je parcours rapidement la quatrième de couverture et tombe sur un commentaire affriolant d'enquête qui explique qu'une élite de six mille hommes dirigent six milliards d'individus. Enfin un peu de franchise? Enfin un peu de clinquant?
Je suis d'emblée désappointé par l'énumération de cette élite dénommée Caste. Encore du ronflant. Rothkopf décrit les individus de cette Caste comme "des oligarques russes et des mercenaires privés américains, les champions de la finance ou les seigneurs d'Internet, des commandos terroristes et les armées du Pentagone, des mafias et des Églises". Pour m'être longuement penché sur le sujet de l'oligarchie et les factions qui la composent, il appert que cette liste sombre dans le sensationnalisme et que les vrais acteurs sont écartés au profit de responsabilités fantasmatiques latentes, largement encouragées et relayées dans l'imagerie collective par les médias et les martelages bourrins : en gros, il s'agit d'incriminer les milieux du crime et du secret pour nous divertir avec ce qui est privé et ce qui est marginal.
Jamais Rothkopf ne mentionne l'existence d'oligarques occidentaux officiels et institutionnels, l'existence des milieux de la finance et de la banque, qui sont pourtant les vrais maîtres (fort relatifs) du monde, au sens où ce sont eux qui bénéficient des pouvoirs les plus importants. La liste de Rothkopf s'avère d'autant plus une diversion qu'elle se prétend subversive. Faussement subversive, alors!
Commencer par cibler une liste peut prêter à confusion par ces temps où le terme de liste renvoie au champ politique et idéologique de l'antisémitisme. Une nouvelle fois, une fois de trop, Rothkopf laisse entendre qu'il ferait preuve de courage et de dissidence. De dissonance? Voire. Il est évident que l'entreprise de subversion de Rothkopf est au service des intérêts oligarchiques. Rothkopf ne dénonce l'oligarchie que pour en donner une représentation fausse et grossière : l'oligarchie est définie comme le milieu du crime. Tel n'est pas son vrai visage.
Rothkopf est un propagandiste qui avance masqué. Il fait mine d'informer sur des sujets brûlants. Il entend ainsi mieux déformer masqué. Il se présente d'ailleurs explicitement comme un enquêteur qui aurait voyagé à travers le monde pour découvrir un secret aussi terrible que méconnu. Drôle d'enquêteur que celui que celui qui distille de fausses et stéréotypées informations en guise de révélations fracassantes.
Mais au juste : qui est ce David Rothkopf? J'ai commencé par parcourir à la volée quelques extraits du livre. Je tombe sur un passage où Rothkopf raconte qu'il a invité à dîner Kissinger et qu'il a trop fait à manger, au point que le dear Henry s'est plaint de discourir le ventre lourd face à l'assistance endormie.
Il est de notoriété publique que Kissinger aime les repas, les discours et les mondanités, mais les reproches historiques et juridiques que l'on peut adresser à Kissinger ne relèvent pas de ce type de sujets. Rappelons que Kissinger est accusé de crimes de guerre en masse et qu'il trempe depuis au moins quarante ans dans de nombreux coups tordus atlantistes, du 11 septembre chilien au 11 septembre américain.
Non seulement Rothkopf divertit, mais il déforme : il présente comme l'anodin, le trivial et le superficiel ce qui est le monstrueux par excellence. Si j'avais une anecdote à proposer de Kissinger, ce ne serait pas celle d'un bon mot ou d'un repas fameux. Je reviens à la quatrième de couverture pour en apprendre plus sur l'auteur - selon l'éditeur. Rothkopf est présenté comme l'ancien directeur de la firme de renseignements privés Kissinger Associates, ancien du département américain du Commerce et actuel analyste du think tank Carnegie Endowment for International Peace.
Bigre! Au mieux, notre homme est un critique totalement intégré, de l'intérieur du système. Bizarre, quand même : comment peut-on travailler pour Kissinger Associates et le Carnegie et critiquer le système? Comment peut-on à la fois en être et ne pas en être, pour reprendre la terminologie proustienne? Il y a là une contradiction manifeste qui suscite perplexité et méfiance. Je n'achèterai pas ce livre, c'est décidé.
Je sens vaguement une opération de manipulation et d'endoctrinement sans réussir à la préciser.
Rien n'est pire que le faux transgressif. Un faux rebelle conforte le système (voir les critiques transgressives de l'inénarrable Mermet de France Inter ou de son ami Chomsky du MIT américain!) : Rothkopf n'appartient pas à la catégorie des idiots utiles, mais plutôt à celle des manipulateurs conscients. C'est encore pire, tant un homme qui a travaillé pour Kissinger et Carnegie ne saurait être foncièrement bon.
Ce livre suit une intention de manipulation grotesque et nauséabonde. Un nouveau passage concerne les Bilderberg. Notre auteur fait mine de reconnaître l'existence d'une fantasmatique élite mondialisée (plus que mondiale), ces fameux six mille oligarques, pour mieux en donner une version rassurante et édulcorée, remplie de préjugés et de simplismes. A un époque qui tend vers le complotisme à force de subir les complots, il est de bon ton de présenter une version complotiste caricaturale et fausse, remplie de préjugés et de fausses révélations, croustillantes et stupides. Après les Trente, les Six mille? Autant d'à peu près sidère.
Que dit Rothkopf sur le Bilderberg Group? De mémoire, que c'est une assemblée de vieillards sans grande influence, dont la totalité présente un pouvoir bien moindre à celui d'une animatrice de télévision vedette comme Oprah Winter. Sans diminuer l'influence de Winter la médiatique, ces propos sont consternants. Il suffira de parcourir la liste des participants aux trois dernières assemblées du Bilderberg, les nombreux documents et les vidéos courant sur cet évènement secret, pour se rendre compte que ce sont parmi les personnages les plus influents de la banque, des médias, de la politique et des médias qui se réunissent dans le secret de palaces prestigieux ou de manoirs retirés.
Une bande de vieux croutons à moitié séniles? C'est assez réjouissant de dépeindre ainsi des mondialistes patentés comme Kissinger ou Rockefeller David Sr., mais désolé, le mensonge est énorme! Nous faire fantasmer avec l'influence fallacieuse et putative de vedettes permet ainsi de discréditer les vrais lieux de pouvoir. Sans sombrer dans le monodéterminisme de nature complotiste, qui verrait dans le Bilderberg le Gouvernement mondial occulte et dans David Rockefeller le Maître du monde, il est tout aussi simpliste de comptabiliser 6000 casseurs d'un casting très hollywoodien, regroupant tous les stéréotypes de l'élitisme et de la mondialisation véhiculés dans les médias aux ordres.
L'ouvrage de Rothkopf me laisse pantois : il s'agit à n'en pas douter d'une entreprise de manipulation et de propagande. De retour devant l'ordinateur, je farfouille et qu'est-ce que je découvre? Notre homme est un expert typique, un analyste chevronné en sécurité, stratégie et géopolitique, qui a travaillé sous Clinton dans le commerce. Ce n'est pas le premier exemple qui atteste que démocrates et républicains travaillent main dans la main, mais l'inceste politique et idéologique est patent : comment peut-on s'engager pour le Président Clinton, démocrate affiché, et diriger Kissinger Associates, firme aux penchants républicains notoires, ou le Carnegie Endowment, think tank riche, puissant et proche des milieux les plus conservateurs?
Il est vrai que l'actuel secrétaire au Trésor, Tim Geithner, présente un profil proche, mais cette question explicite la collusion d'un système qui n'est plus capable de susciter de vraies différences et qui au contraire, en réaction, promeut l'unicité politique, idéologique, voire ontologique (dans un monde de nihilisme où les problèmes philosophiques et religieux sont évacués au profit de ce qui est sensible, immédiat et superficiel). Rothkopf n'illustre pas seulement la confusion de tous les faux antagonismes, leur réunion révélatrice en temps d'effondrement systémique.
Rothkopf incarne ce qu'est un ultralibéral de gauche, soit un progressiste systémique, qui ne recherche le progrès du système que dans la mesure où ce progrès va dans le sens du système. Progressisme occidentaliste et atlantiste qui accroît la déliquescence systémique au lieu de l'améliorer et de la corriger. On comprend mieux le glissement de sens des démocrates aux États-Unis ou la politique de fausse gauche d'un Mitterrand en France. Tous ces gens, conservateurs comme progressistes, gauche ou droite, travaillent pour le système. Plus le système décline, plus il tend vers l'unicité - plus ses membres voient leurs masques tomber, leurs différences s'affaisser, leur unité se révéler.
Laissons Rothkopf à la triste réalité de sa compromission et venons-en à interroger le titre de son ouvrage. On entend souvent dénoncer l'Elite du mondialisme. Rothkopf entend lui donner une définition plus glamour en l'appelant la Caste. Du coup, Rothkopf reconnaît implicitement que l'élitisme existe, même s'il le caricature et le transforme avec intérêt. Rothkopf illustre ainsi le fonctionnement de la contestation instrumentalisée, qui émane de l'intérieur du système et qui consolide le système au lieu de le transformer.
Quel est le sens de caste? Pour commencer, remarquons que caste fait subtilement penser à casting et que du coup Rothkopf mêle le cinéma à son analyse soi-disant sérieuse. Pis, la caste renvoie au système hindou de la répartition de la société. Rothkopf se rend-il compte qu'il flirte explicitement avec le racisme et le fascisme en définissant les dominants comme les membres de la caste dominante?
Étymologiquement, caste signifie le pur, le chaste, ce qui n'est pas mélangé. Exactement les attentes des racialistes occidentalistes! En français, le terme le plus proche de caste serait chaste, ce qui en dit long sur le thème trouble de la pureté, thème que les fascistes (dont les nazis) ont propagé et approfondi jusqu'au délire. Dans l'Inde antique (et dans les sociétés voisines inspirées par l'hindouisme), les castes érigent une division héréditaire de la société en groupes séparés, fondée sur l'ethnie ou la profession (notamment).
Hérédité chargée, dont les conceptions les plus monstrueuses accoucheront du racisme et du fascisme. Le système de caste par ethnie débouche sur la distinction raciale et raciste. Qu'en est-il de la distinction par profession? C'est vers ce type de système que l'on se dirige, puisque ce sont aujourd'hui les castes des financiers et des banquiers qui dominent le monde...
On notera la mention de l'hérédité comme pilier du système par castes, ce que confirme la répartition de la société mondialisée actuelle, dont les dérives sont de plus en plus népotiques et de moins en moins démocratiques. A tel point que l'impasse et le prolongement extrême du système héréditaire se situent dans l'inceste, soit la reproduction entre familles (inter pares) pour préserver la pureté fantasmatique de la caste supérieure.
Rothkopf se rend-il compte que son progressisme revendiqué et sa critique fallacieuse du système l'amènent à promouvoir en réalité le système des castes, soit le système le plus réactionnaire et antidémocratique qui soit? Ce n'est pas tout. Selon ce système par castes, la stabilité sociale est assurée. La grande différence, la différence révolutionnaire, entre le système antique par caste, système de type hindou, et les aspirations contemporaines et mondialisées tient moins à l'unicité de la société qu'au renversement de l'ordre antique.
Les travaux de Dumézil sont formels sur ce point. Le système hindou place en haut de l'échelle les brahmanes, soit les prêtres et les professeurs. Dumézil distingue dans le système politique de type indo-européen trois ordres essentiels : en premier, les prêtres; en second, les guerriers; enfin les marchands. Peu importe ici que les autres catégories forment le rebut social, soit les Intouchables. Selon cette catégorisation fort intéressante, aujourd'hui, les dominateurs de la Caste désignent les marchands. Renversement de toutes les valeurs, promu explicitement par le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré, ce Nieztsche que tout le monde aujourd'hui aime bien, que tout le monde identifie comme un contestataire au système, alors qu'il en est le pilier et le ferment - et alors que personne ne s'aperçoit qu'il était un penseur dangereux.
Constatation renversante, sidérante, débilitante : ce sont les marchands qui dominent le système, ce qui implique que le système est sur le point de s'effondrer. Comment a-t-on pu en arriver là? Le renversement des valeurs n'est jamais très pérenne, n'en déplaise à Nieztsche. C'est un renversement des valeurs classiques, soit un appel à prolonger l'immanentisme et à détruire le transcendantalisme. Nietzsche n'est conservateur que par rapport à l'axiologie immanentiste.
C'est un révolutionnaire par rapport au transcendantalisme. Dumézil est formel sur la question du renversement. Il s'agit d'un renversement du système classique indo-européen. On en garde le principe élitiste par caste et l'on se contente de révolutionner en renversant. Outre qu'il repose sur un fonctionnement inquiétant, le système que promeut Rothkopf en réactionnaire néo-fasciste déguisé en progressiste révolutionnaire (et courageux) désigne un système dualiste, donc simplifié : les dominants (la Caste) et les dominés (les autres). On passe d'un système ternaire, le système hindou classique, à un système binaire, qui explique pourquoi la domination marchande n'est pas viable. Le dualisme reprend le mensonge du monisme nihiliste : le néant occulté revient avec usure détruite le merchandising fini.
Se trouve sanctionné tout ce qui n'est pas fini. Au contraire, le fini est promu et promotionné. Selon cette grille de lecture, le règne impitoyable et impavide de la domination est encouragé, puisque si le reél est fini, seul ce qui domine triomphe. Au final, le système des marchands est un système qui clairement détruit le reél parce qu'il en occulte l'insigne majorité sous prétexte de s'en tenir au certain (à l'immédiat).
L'attitude consistant à définir le réel comme le fini débouche sur la destruction du reél, en particulier de sa partie déniante et déviante. Démente. C'est le monde de l'homme qui disparaîtra pour avoir refusé de voir l'évidence et avoir décrété que seul son désir existait. La partie qui se prend pour le tout est la grenouille qui se prend pour le boeuf. Rothkopf est une grenouille trop connue, qu'Aristophane a mise en scène : un médiocre penseur, au sens où Aristophane dénonçait, dans sa comédie éponyme de verve satirique, les mauvais poètes athéniens du moment.
Rothkopf n'est pas seulement médiocre et prévisible. Ennuyeux et transparent. Son progressisme est de facture instructive. Rothkopf est un de ces élèves modèles du système atlantiste et occidentaliste. Progressisme ultralibéral, occidentaliste... Ce progressisme-là débouche en actes sur les dérives les plus réactionnaires qui soient. Le retour aux castes, qui en démocratie renvoient à l'oligarchie, soit au fascisme et au racisme. Il s'agit d'un progressisme qui revient à prolonger le système, non à l'améliorer. Plus de création, juste du mimétisme : principes mortifères qui vous mènent à l'abattoir.
Progressisme mensonger qui consiste à dominer sous prétexte de progresser. Définition du Progrès moderne. Il reste à démonter l'inanité de l'argument prévisible des oligarques contemporains et mondialistes : après tout, si le système des Hindous est de type oligarchique et par castes, nous ne faisons que nous référer à un système millénaire, qui a prouvé qu'il fonctionnait... Allons plus loin : peut-être le système par castes est-il inégalitaire et antidémocratique mais c'est aussi le système qui a tenu le plus longtemps, alors que les Anciens prévenaient contre la fragilité et les dangers de la démocratie... Le seul système qui tient?
Au passage, on appréciera le choix orienté des occidentalistes contemporains, qui se réfèrent aux formes occidentales les plus lointaines, puisque l'Occident vient des Indo-Européens et de l'hindouisme. Quant au fond, soit à la fausseté du raisonnement mondialiste réhabilitant les castes sous prétexte de pérenniser la société humaine : tout simplement, il s'agit de rappeler que le système par caste hindou est renversé dans le système oligarchique contemporain.
L'oligarchie antique et classique s'appuie sur ceux qui font et fondent les valeurs, sur les prêtres et les penseurs. Ceux qui sont les messagers du divin. Les seuls en mesure de transformer l'absolu en fini. L'oligarchie contemporaine promeut les marchands, ceux qui travaillent dans le fini et qui ignorent l'absolu. Les seuls incapables de transformer l'absolu en fini, mais de dégénérer à l'intérieur du fini fermé et hermétique. Toc. Les marchands qui dominent décrètent que le divin n'existe pas. Les marchands fonctionnent selon un système de valeurs inverse aux prêtres. Dont acte.
Il y aurait d'autres arguments à rappeler contre l'oligarchie, notamment que le système oligarchique empêche la progression humaine et que l'homme est l'espèce qui a besoin de progresser et qui sans progrès dégénère et disparaît. Le système oligarchique est incompatible avec la pérennité de l'homme. Et Rothkopf? Rothkopf est un faux progressiste, qui s'empare du progrès pour légitimer le retour dans le passé, l'âge sombre de la terreur et de la domination. Rothkopf définit le progrès comme l'élitisme et la domination. Rothkopf est l'idéologue des marchands et dans sa réflexion, le progrès débouche sur la domination la plus forte possible des marchands. Instantané : mort de l'instant.
Tant que les marchands n'auront pas atteint leur idéal de domination, les Rothkopf & Cie appelleront de leurs voeux le progrès marchand. Le progrès réactionnaire est aussi mortifère : allez l'expliquer à Rothkopf mortifié. Il croyait travestir la domination en critique et liberté - il a montré les liens consubstantiels et inavouables entre son progrès et le refus de la progression. Il est vrai que le mondialisme est une idéologie qui refuse le processus de développement. Il est vrai que l'idéologie est le mode de raisonnement qui refuse le temps au profit de l'idée. Finie.

Aucun commentaire: