mardi 2 juin 2009

Le démon du diable

"Le diable est une mentalité, pas une créature."

Dans le film de facture hollywoodienne L'Associé du diable, je retiens deux caractéristiques en plus de l'interprétation haute en couleur d'Al Pacino : le diable est à la tête d'un cabinet d'avocats; à la fin du film, le diable donne sa meilleure ruse : faire croire qu'il n'existe pas. Certes, le film est un peu ampoulé et didactique, surtout la scène finale, que je trouve grandiloquente. Mais à notre époque d'immanentisme terminal, alors que notre monde s'écroule, que nous avons connu le 911 comme attentat diabolique et que le NOM pointe le bout de son museau décati, il est vraiment bon d'associer le diable avec les affaires (en cours).
J'écoute une émission de France Culture consacrée au diable.
http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/chemins/fiche.php?diffusion_id=61583
Le présentateur Enthoven Jr., qui aimerait tant être philosophe alors qu'il n'est au mieux que professeur ou présentateur (de philosophie), reçoit le philosophe nihiliste Clément Rosset. Deux complices, deux symptômes de notre époque. La problématique de leur conversation assez inutile : le diable n'existe pas. Prévisible, car spinoziste - en diable.
On pourrait commencer par s'étonner de ce postulat antireligieux et pseudo-spinoziste en se remémorant un épisode typiquement diabolique (au sens classique) de la vie d'Enthoven Jr. : on lui prête, d'après de nombreuses sources, d'être sorti avec la maîtresse de son père, cette Carla B. qui depuis a fait du chemin. Dans l'Associé du diable, où le diable viole et supplicie la femme de son fils, le propre du diable est d'être un avocat à la tête d'un cabinet new-yorkais. Le propre du diable est d'occuper un poste symbolique de réussite sociale.
Le propre du diable est d'être communément admis dans la société des gens respectables et du monde marchand, libéral et bourgeois. Le diable est ainsi non pas l'extraordinaire, mais le plus ordinaire. L'ordinaire : évidemment, le diable n'existe pas si d'aventure on veut le faire figurer sous les traits de la créature surnaturelle à cornes et sabots d'ange. Mais l'existence du diable en tant que banal renvoie à ce que le diabolique désigne : la réduction du réel au sensible. Le diable est ainsi un phénomène qui désigne une mentalité, celle des gens qui ne croient que dans l'existence du sensible.
Du coup, il appert que nous vivons une époque diabolique. D'autant plus diabolique qu'elle prétend que le diable n'existe pas! Le déni, le déni... Autre péché capital et capiteux! Le diabolisme est un terme religieux. L'abondance des références mythologiques monothéistes autour du diable suffit à en montrer l'importance. Le diable est le premier des anges, celui qui s'est révolté contre Dieu. Si l'on transcrit en termes ontologiques le sens religieux, le diable désigne le sensible. Pas n'importe quel sensible. Le sensible absolutisé, la réduction du reél au sensible.
Cette opération curieuse, qui consiste à définir le reél comme le sensible, libère inévitablement l'espace du néant. Autant dire qu'il est diabolique de prendre la partie pour le tout. Diabolique de postuler la complétude du désir, ainsi que l'établit Rosset après Nieztsche ou Spinoza. Diabolique d'estimer en fait que la partie peut être complète. Nous y sommes : le nihilisme est le terme ontologique qui désigne la mentalité diabolique. Ajoutons que le nihilisme n'est pas seulement un courant philosophique, mais qu'il exprime l'alternative au religieux classique. Le transcendantalisme recoupe le polythéisme et le monothéisme.
Le nihilisme est la religion du déni de la religion, pour parodier ceux qui parlent avec emphase et superficialité du christianisme comme religion de la sortie de la religion. Le déni pose la vraie image du néant : le néant n'existe pas en tant que néant, mais existe sous une forme autre. Dans le reél, il y a toujours quelque chose et il n'y a jamais rien. Explicitation de la question : pourquoi quelque chose plutôt que rien?
Le rien est impossible positivement. Quelque chose doit être nécessairement. Le diable est précisément celui qui ruse pour libérer de l'espace au néant. Sa stratégie passe par la définition réductionniste du reél (au sensible). L'intérêt du diable dans cette ruse est simple : s'assurer le maximum de pouvoir. Pouvoir absolument fini, soit domination absolument sensible. Et le châtiment qui attend le diable, ou quiconque de ses sectateurs trompés (Faust, Valentin, ...), est conséquent : la destruction.
A la fin de l'Associé du diable, le diable perd de manière minable et naïve contre son fils, un avocat mégalomane et vaniteux. Mais pas diabolique. Le diable perd toujours. Le fils a juste besoin de se loger une balle dans le crâne et d'échapper à la proposition diabolique du diable. Le fils avait juste besoin d'un peu de Dieu - d'un peu de reél. Dieu est à entendre comme le reél. Un Rosset se drape d'autant plus dans les atours du reél qu'il promeut en fait un reél typiquement diabolique, soit un reél nihiliste et immanentiste.
A noter que le phénomène du diable, si on ne prend pas le phénomène de personnification au pied de la lettre, est éternel, comme son essence d'ange l'annonce : tant qu'il y aura du fini ou du sensible, le diable existera. Le diable est ainsi susceptible de subsister à l'homme, qui n'institue que le monde de l'homme parmi le champ du sensible. En tout cas, une fois qu'on a compris que le diable néantise et que le nihilisme est une expression religieuse atavique et repoussée par le transcendantalisme, il importe de comprendre que l'immanentisme en tant que forme moderne du nihilisme est d'expression diabolique. Notre époque est une époque diabolique dont le comique consiste à se montrer d'autant plus diabolique qu'elle abolit le problème du diable.
Face à un problème dérangeant, faites disparaître le problème! Il vous reviendra avec usure - en pleine figure! Syndrome du boomerang que les financiers contemporains semblent ne pas connaître. C'est normal : le propre du diable est de prendre par surprise. Il importe pour que l'immanentisme fonctionne qu'il agisse comme une mentalité ignorée parce que déniée. Principe d'autant plus efficace et actif qu'il est inconnu du bataillon, en somme. C'est le fonctionnement de la différance : au départ, la différance est un gros mot théorisé par les déconstructeurs sous la houlette de maître Jacques - Derrida.
Ces épigones de l'immanentisme et du postmodernisme en tant que forme archétypale de l'immanentisme tardif et dégénéré ne se rendent pas compte qu'ils popularisent (de manière fort élitiste, ampoulée et absconse) un terme qui recèle en fait un sens différent de celui qu'ils entendent. Sens heureusement plus riche et profond. La différance diffère au sens où elle détruit le sens. Loin d'y gagner en complétude ou en bonheur (l'aspiration individualiste par excellence), on y perd au contraire du tout au tout : on assiste à l'éclatement du sens en tant que manifestation sensible de la destruction du sens.
Les différants sont ainsi d'autant plus incomplets qu'ils se déclarent avec arrogance et démesure complets. Les différants sont d'autant plus démunis qu'ils ont les poches pleines. Les différants sont d'autant plus désarçonnés et impuissants qu'ils se croient lucides. Ainsi ne cernent-ils pas tout à fait le sens de différance, mais aussi d'immanentisme (en particulier chez Spinoza ou Nietzsche)... Il est vrai qu'il ont aboli le sens et qu'on ne peut précisément attendre d'un boiteux qu'il ne boite pas, sauf à se situer dans l'univers loufoque et inconséquent du déni! Mais nos différants sont des êtres de déni et de pacotille.
Ils ne valent pas grand chose au sens où la différance du sens équivaut à la répudiation de la valeur. La partie qui se prend pour le tout est condamné à la destruction, comme la grenouille qui se prend pour le boeuf éclate après avoir enflé. Au passage, on conclura que le diable est une mentalité, pas une créature. Mentalité extrahumaine sans doute, mais qui implique au premier chef les comportements humains en ce que l'homme est le seul animal (connu) à posséder la faculté de se rendre compte et de rendre compte. En tout cas, avec le diable les comptes sont toujours mauvais et les affaires toujours catastrophiques. Le diable est l'escroc qui vous promet le paradis sur Terre.
Au (deuxième) passage, on appréciera le caractère à la mode, totalement subjugués par l'époque, des philosophes parisianistes et normaliens de France Culture, qui répètent paresseusement les poncifs de leur époque en guise de vérités. Cependant, pour n'importe quel nihiliste, la vérité n'existe pas. Se rendent-ils compte, ces petits diablotins insipides et désaxés, qu'ils colportent en colporteurs infréquentables des denrées putrides et nauséeuses?
Adhérer à la mentalité diabolique pour un peu de domination, c'est aussi ridicule que vendre son âme au diable. C'est toujours pour des biens matériels, soit sensibles et finis, que l'on consent à la transaction. Toujours pour des bonnes raisons que l'on commet le mal. Si l'on n'a jamais raison d'avoir tort, on a toujours une bonne raison d'avoir tort. La domination matérielle est toujours finie au sens de périmée et de peu de prix.
C'est ce qu'il faudrait répéter à nos financiers modernes qui ne se rendent pas compte qu'ils courent d'autant plus après le fric qu'ils en perdent leur froc. Le temps ne fait rien à l'affaire : les honneurs ou l'honneur, il faut choisir. Les valeurs ou la valeur - itou. Dans ce grand jeu de dupes, on comprend la sagesse de Diogène : "Ote-toi de mon soleil!" est une insolence fort sage et sagace lancée à l'adresse du maître du monde de l'époque.
Aussi puissant soit-il, le pouvoir d'Alexandre n'est rien. Il est appelé à disparaître. La sagesse de Diogène en comparaison est d'un tel prix qu'elle n'est d'aucun prix. Valeur qui dépasse les valeurs au sens où il manifeste de l'absolu ou de l'indivisible : preuve connexe et parallèle que le reél dépasse de très loin sa manifestation sensible. C'est en ce sens qu'on peut s'amuser à oser que le diable est un phénomène qui se cantonnerait dans sa phénoménalité.
Aussi grand soit-il, notre Alexandre n'est jamais qu'un homme, soit une créature qui dans sa finitude retournera à la poussière. Encore Alexandre est-il un personnage politique considérable, dont la fin tragique et tout à fait banale en dit long sur la faiblesse ontologique ou religieuse. Mais des philosophes de cour! Des minables petits snobs qui pansent leurs plaies identitaires! Des misérables diables qui n'ont de philosophes que le nom! Gageons qu'en comparaison d'Alexandre, élève d'Aristote, ils passeraient pour de l'assez petite bière.
Dans notre commisération, prions pour ces larves de volcan qui n'ayant pas compris le reél ne peuvent jamais que produire des diplômes au sens où le diplôme incarne le fait sensible dans toute sa splendeur. Rien à redire au lanceur virtuose de pois - rien, à part de lui offrir un boisseau. Rien à ajouter non plus au surdiplômé qui ne fait que répéter et imiter. Peut-être lui offrir un perroquet? Lui offrir un crâne en hommage au bourrage de crâne ou au crâneur qu'il est inévitablement (le diabolique frime forcément et avec fierté)?
Ce qu'il importe de retenir d'une émission anodine, d'une mentalité sardonique ou d'une mode diabolique, c'est que le déni apporte la gradation et l'usure du refoulé. En avançant que quelque chose n'existe pas, on privilégie les conditions de destruction et de déstructuration. C'est la leçon que reproduisent nos marquis penseurs, qui sont des nihilistes qui s'ignorent (fatalement) et dont le mobile de la destruction est patent : la domination. Inutile. Mesquine. Brutale. Perverse.

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