samedi 25 juillet 2009

Le médecin empoisonneur

“Il ne faut pas vouloir être le médecin d’incurables.”
Friedrich Wilhelm Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Venant d'un Nieztsche, soit d'un patient en proie à de grandes difficultés de santé et qui sombrera dans la folie, cette déclaration ne manque pas de sel et illustre le mécanisme de la projection. Bien entendu, Nietzsche parle de lui au premier chef et au second degré, comme il évoquera son cas psychopathologique en prétendant analyser Socrate et lui régler son compte de moraliste. La vraie question à poser quand on a compris que l'alternative au moralisme et au nihilisme que propose Nietzsche n'est rien d'autre que la mutation impossible, c'est : de qui Nieztsche peut-il parler si ce n'est de ses sectateurs? Oui, il est vrai que les nihilistes sont des incurables, des zélateurs du néant et des fatigués de la vie, des dépressifs et des suicidaires, des paranoïaques et des pervers.

La religion du néant contre la religion du quelque chose. Tel pourrait être le véritable slogan de notre époque où, apparemment, l'homme est sorti du processus religieux. C'est le slogan explicite de la laïcité, qui fait parade de tolérance sous ses assauts de démocratie et de liberté. La laïcité consiste moins à permettre la coexistence des différentes formes religieuses qu'à instaurer la privatisation (ni plus, ni moins) de la pratique religieuse.
Face aux interminables et sanglantes guerres de religion, notre modernité occidentale se targue d'avoir trouvé la solution qui surmonte le problème. Effectivement, la solution de la laïcité a permis d'en finir avec les guerres de religion, ce dont on ne peut que se féliciter. Quand on se penche sur les persécutions contre les huguenots en France ou les discriminations plus ou moins violentes contre les juifs, on ne peut que se réjouir de la cession de ces violences.
Mais l'amélioration n'est-elle pas la superficie qui cache une aggravation plus profonde? Comment appeler le phénomène qui consiste à entériner un mal sous le couvert d'un bien, en précisant que le bien est secondaire et que le mal est primordial? C'est, comparaison n'étant pas raison, le bénéfice tout relatif de la laïcité, qui résout le problème des guerres de religions (bénéfice superficiel) pour détruire le principe du religieux (mal essentiel).
Cette opération est ainsi qualifiée de positive avec un recul à court terme et avec le crédit de la propagande immanentiste, qui consiste à vendre ses produits comme les meilleurs en occultant, souvent sans le savoir, que le bénéfice est presque épuisé avant consommation. A terme, le passif est éclatant et irrémédiable. On assiste au même procédé avec la valorisation de la science, de la technique et de leurs dérivés, dont l'aspect problématique tient dans la confusion de la pensée générale et des applications limitées. Rien à redire aux applications limitées; tout à redire concernant la pensée générale qui prétend universaliser des objets limités d'étude.
A cet égard, le scientisme (ou le positivisme) n'est pas cette idéologie simpliste décriée par la science actuelle, ce qui indique que l'esprit du temps (le fameux zeitgeist marxiste ayant engendré un film aux conceptions scientistes justement) est bien plus imprégné de scientisme que ce qu'il cherche à faire entendre. Aujourd'hui, on aime à déclarer le scientisme révolu d'autant plus que le scientisme est toujours présent. L'idée selon laquelle la science peut expliquer le monde est directement ou explicitement révolue.
Mais l'idée selon laquelle la théorie scientifique permet de contrôler le monde, cette idée est plus que jamais présente et active. Aussi nocive qu'active - fort active. Derrière la formule popularisée par Descartes (l'homme maître et possesseur de la nature) et détectée par Castoriadis, on assiste à l'évidence de l'immanentisme : l'homme maître et possesseur du sensible. Le problème, c'est qu'en prenant possession du sensible, l'homme ne prend nullement possession du reél.
La différence est de taille, et c'est cette réduction ontologique, cette objectivation, qui constituent le scientisme qui perdure, le scientisme qui n'a toujours pas été démasqué, parce que le scientisme démasqué n'est simplement que la promotion de la science la plus déraisonnable, y compris contre l'immanentisme. Prétendre que la science va remplacer la métaphysique, c'est en effet remplacer la métaphysique en conservant le paradigme classique et transcendantaliste du réel.
La définition de l'immanentisme revient à réduire le reél aux normes et aux bornes du sensible. Tant que l'immanentisme n'est pas démasqué, tant que l'on a pas reconnu et défini la réincarnation moderne du nihilisme atavique, il est impossible de comprendre ce que l'on attend du développement scientifique. Reste à ta place, pourrait être le slogan à propos. Tu es très fort dans la limitation, dans la finitude, dans l'objectivation? Alors demeure dans ces normes et ne prétends jamais théoriser, universaliser, penser. C'est là que la catastrophe s'annonce et que l'incompréhension se manifeste.
Pourtant, personne n'est contre le progrès scientifique. On est toujours contre la théorisation scientiste du progrès scientifique, et la contestation du scientisme ne tient pas compte de la vraie définition du scientisme : non pas tant de théoriser l'ensemble du réel que de réduire le reél à sa définition sensible. Quand on agit de la sorte, on est nihiliste, si bien que le scientisme est une nouvelle posture de l'immanentisme - un nouveau masque de cire.
La laïcité aussi. La laïcité consiste à détruire la religion pour sauvegarder la culture. Entreprise curieuse qui reviendrait à éradiquer la cause pour mieux sauver l'effet. Le vrai problème? Sans culte, il n'est pas de culture. Les guerres de religion en Europe signalent une terrible crise du sens, qui se répercute dans la débauche de violence. La violence exprime la non conversion du néant en sensible, soit le non remplacement du sacrifice par une opération au moins équivalente - si ce n'est plus performante.
Les guerres viennent au moment où le monothéisme rentre dans sa période de crise terminale effective. En réalité, de nos jours, le monothéisme est ce grand corps malade qui est mort et dont on peine à annoncer la mort parce que son existence excède de loin la longévité humaine. La laïcité ne vient nullement résoudre la crise monothéiste, mais la remplace. On passe de la religion du quelque chose à la religion du néant.
La laïcité exprime la crise nihiliste et n'est qu'une résolution nihiliste. Résoudre de manière nihiliste, c'est résoudre en détruisant, ce qui constitue une curieuse manière de résoudre en vérité. Ceux qui s'engagent sur le chemin de la mentalité nihiliste ne se rendent pas bien compte de l'impair ou du faux pas qu'ils commettent - de la chute prévisible et inéluctable dans le précipice à laquelle ils s'engagent au nom du raccourci et du chemin qui mène quelque part.
La religion du néant aboutit à la religion du dualisme. Le religieux est lien en ce qu'il cherche constamment à relier la partie au tout. Le religieux du néant est ainsi antithèse du religieux classique en ce que le religieux classique cherche à établir l'impossibilité du néant positif. C'est la théorie de Platon selon laquelle il ne peut y avoir l'existence de rien. Il faut bien que ce qui n'existe pas soit d'une certaine manière. Il est intéressant et capital que ce soit ce passage contre lequel Rosset polémique en particulier.
Se rend-on compte de ce que Rosset intente? Un attentat? Je sais bien que Rosset jouit d'un certain prestige philosophique et qu'il est aujourd'hui à la mode (au point de connaître le destin de son maître d'école Schopenhauer), mais rappelons-nous que Platon est présenté par Whitehead comme le plus grand des philosophes, au point que toute la philosophie après lui se résumerait à une suite de notes en bas de page d'un de ses dialogues. Ajoutons que Rosset lui-même, plus lucide que l'hédoniste de pacotille Onfray, reconnaît le caractère déraisonnable de son interprétation qui contredirait celle de la branche majoritaire de la philosophie. Rosset se réclame de Spinoza ou Nietzsche principalement et, dans le monde antique, il désigne un prédécesseur d'envergure (qui ait laissé une œuvre) : Lucrèce.
Cette inclination pour le minoritaire pourrait passer pour de l'impudence ou de l'arrogance, au point que Rosset est contraint sur un plan rhétorique de multiplier les déclarations de lucidité et de reconnaissance d'erreur. N'oublions pas que Rosset est l'héritier des immanentistes et qu'il incarne ce moment du processus immanentiste où l'immanentisme, à force de grader et de croître, en est au stade terminale de son évolution destructrice. Mais Rosset est arrivé au point de rupture où l'immanentisme est contraint d'abattre ses cartes.
Tant qu'il s'agissait de bluffer, comme certains mauvais chanteurs le réussissent avec excellence, l'immanentisme pouvait distinguer, définir et glorifier sa supériorité systémique ou théorique. Quand on voit le jeu immanentiste (dans tous les sens du terme), on est bluffé - pas dans le bon sens. On est ahuri devant tant de pauvreté et d'inconséquence. Il faut dire que le jeu du néant est le jeu de la destruction et qu'à ce jeu, on ne sort jamais perdu - qu'en perdant.
Si l'on examine les arguments que Rosset adresse à Platon, on se souvient qu'un Leibniz, qui n'est pas n'importe qui, et qui vaut bien un Spinoza, n'en déplaise à cet histrion paranoïaque de Deleuze, avait déjà compris la question métaphysique par excellence : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Un Rosset interrogerait : pourquoi rien plutôt que quelque chose? Affinons : pourquoi le rien côtoie le quelque chose?
Le nihilisme repose sur le dualisme irréconciliable travesti en monisme. Le nihiliste conséquent (du genre Rosset en notre époque tourmentée) dépose témoignage et doléance contre Platon. Il ne dit pas que le quelque chose n'existe pas; il ajoute qu'à côté du quelque chose, le rien existe. L'existence du rien ne nie en rien l'existence du quelque chose. Elle s'y ajoute. La dominante tragique du reél s'explique, non pas tant par le fonctionnement interne du sensible, que par la coexistence du néant et du sensible.
Le sensible est caractérisé par les nihilistes comme source de joie et de plaisir, selon leur conception binaire et simpliste de l'homme (le duo plaisir/douleur de Spinoza et consorts immanentistes). Le sensible pur serait encore source de bénédiction s'il ne devait être considéré comme quelque chose certes, mais quelque chose de fini. Le tragique naît de l'existence du néant et de la suprématie du néant. Le néant néantise et c'est le véritable secret du tragique : la tragédie, c'est que le néant néantise tout, y compris et surtout le sensible.
Si l'on appelle le sensible fini, c'est que le fini comprend la dimension de la néantisation. La finitude n'implique pas seulement que l'objet fini passe ou trépasse. La finitudisation est le terme qui désigne le retour inexorable de toute chose vers le néant. Le néant domine, même si le système nihiliste est d'essence dualiste. Le sensible/réel n'est pas réductible, il est au contraire éternel et immuable, ainsi que l'enseigne l'appellation que Nietzsche lui confère : l'Eternel Retour du Même. Le sensible est le Même.
Dans ce schéma, la différence n'existe pas vraiment, si ce n'est à l'état de néant. Le néant est le vrai nom de la différence - à la limite. La suprématie du néant vient du fait que la néantisation du sensible est inexorable, quand la néantisation du néant ne change fondamentalement pas l'état des choses. Le néant prédomine parce qu'il est immuable et que le nihilisme accorde sa préférence à l'immuable, soit au Même. C'est en quoi le système monothéiste annonce le nihilisme : en renversant le polythéisme, le monothéisme est condamné à faire tôt ou tard de la différence externalisée et divinisée le néant pour que cette différence coïncide enfin avec le Même.
Le seul moyen pour l'homme d'expliquer le changement et de pérenniser la partie revient à diviniser le Même. Suivant cette constatation, la divinisation de type monothéiste de la différence est une opération qui appelle la survie à court terme. L'équilibre pérenne naît de la relation entre le changement et le Même. Tant que le devenir répond au sensible, la divinisation annonce l'équilibre. A partir du moment où le sensible unifié devient le même, le déséquilibre annonce que le monothéisme n'est qu'un prolongement aussi glorieux que provisoire et que la crise du transcendantalisme sera d'autant plus forte que le monothéisme se présente comme son couronnement.
Au final, la religion du néant actuellement à l'oeuvre sous les traits de l'immanentisme n'est qu'une conséquence logique de l'impasse vers laquelle mène le monothéisme. Il est certain que le monothéisme comme projet de couronnement du transcendantalisme n'est pas viable à long terme. Le monothéisme ne peut que déboucher sur le nihilisme dès que son projet d'unification est achevé. Le même monothéiste se situe au niveau de l'unité de l'homme. Une fois le monde de l'homme atteint, une fois le monde de l'homme unifié, le projet monothéiste touche à sa fin et en débouche sur aucune suite.
Le nihilisme prend sa suite, sous les atours de la globalisation mondialiste et du Nouvel Ordre Mondial. En réalité, c'est le terme d'immanentisme qui correspond le mieux au dessein travesti de l'immanentisme. L'immanentisme aimerait tant incarner le couronnement du monothéisme, avec l'invention de la laïcité, qui prétend empêcher les guerres de religion avec l'instauration de la sphère privée de la foi. Si l'on examine l'immanentisme comme religion du néant, on constate que les deux grandes lignes du monothéisme sont exploitées par l'immanentisme.
Loin de perfectionner le monothéisme, l'immanentisme en est la dégénérescence. Rappelons que les deux grandes lignes du monothéisme sont la radicalisation des deux postulats du transcendantalisme.
1) principe de prolongation;
2) principe connexe de limitation.
Dans le polythéisme, ces principales trouvent leur achèvement car la limite humaine assez forte laisse de la marge. Dans le monothéisme au contraire, on assiste à une radicalisation des principes polythéistes, avec une perte de la marge et une régression proche du déni de la limite humaine. La partie devient de moins en moins différente et de plus en plus identique au tout, ce qui induit que la partie en tant que telle perd son statut et se confond de plus en plus avec le tout.
Cette confusion débouche sur le nihilisme qui n'est rien d'autre que le renversement de la limite partie/tout, avec la partie qui se prend pour le tout. La partie qui se prend pour le tour, le désir qui se prend pour la réalité, c'est dans le monothéisme une tendance en germes, puisque le sensible devient le même. Le Même est ainsi le signe de la stabilité, quand l'autre/différence signifie l'instabilité. Définir le reél comme l'instabilité est mauvais signe pour la stabilité de la partie et du monde de la partie.
Si le même s'humanise, c'est mauvais signe : c'est le signe que le reél perd en netteté et que l'homme se confondra de plus en plus avec le reél. Le monde de l'homme devient le reél. Plus l'homme a l'impression de connaître le reél, moins il le connaît. Cette détérioration de la connaissance culmine dans l'immanentisme, qui exprime le nihilisme. Jamais le principe du nihilisme n'a été aussi actif qu'avec l'immanentisme.
Jamais l'homme n'a eu autant l'impression de connaître le reél que depuis qu'il exhibe la science comme principe explicatif du reél. Rien à redire aux découvertes scientifiques si l'on accepte que la science ne puisse en aucun cas jouer le rôle de théorie du reél. Dès que la science joue ce rôle théorique dévoyé, elle sombre dans le nihilisme, dont les termes de scientisme et de positivisme sont les définitions masquées et délirantes. En conséquence, plus la science moderne se vante de prolonger et d'améliorer la théorie du reél, plus le reél est méconnu, engendrant de profondes incompréhensions.
La dérive de la science, qui n'a jamais été corrigée, contrairement à ce que voudraient nous faire croire nos contemporains, qui fustigent le scientisme pour mieux le réintroduire et le conforter en douce, indique comme une symptomatologie le programme nihiliste :
1) l'on part du principe qu'il faut une opposition en lieu et place de la prolongation;
2) l'on part du principe connexe qu'il faut une réduction en lieu et place de la limitation.
L'opposition est l'expression du dualisme véritable qui caractérise le monisme : opposition du sensible/reél et du néant. La réduction est l'affaire du nihilisme qui réduit le reél au sensible. Si le reél était du sensible, la science moderne pourrait théoriser le reél. Mais le reél n'est pas du sensible, et tout effort en ce sens s'apparente à de la réduction théorique. Le point crucial de l'opposition tient à la distinction entre l'effort de réconciliation intenté dans le transcendantalisme et l'impossibilité tragique de cette réconciliation dans el pseudo-monisme.
Il est capital de comprendre que le nihilisme se présente comme réconciliation et que l'on ne peut cerner la démarche nihiliste si l'on n'identifie pas clairement que le monisme immanentiste n'est un modèle d'unité supérieur au dualisme transcendantaliste que dans la mesure où il est le vrai dualisme. Entendre : le dualisme comme opposition. Le dualisme transcendantaliste est une réconciliation qui surmonte l'opposition de la partie et du tout avec l'idée que le morcèlement ne remet pas en question l'unité fondamentale du reél.
Le dualisme nihiliste est une fausse réconciliation qui traduit en fait l'irréductible antagonisme entre le sensible/reél et le néant, au sens où les Gaulois dans Astérix résistent encore et toujours à l'envahisseur. L'opposition est le vrai sens du monisme nihiliste, dont un Spinoza a pu donner un aperçu réducteur et profondément haineux dans son système soi-disant apaisé et réconciliateur. Les commentateurs modernes qui sont des répétiteurs travestis en penseurs piteux et dépités se réclamant de Spinoza montrent par la simple mention de leur pédantisme qu'ils sont étrangers à la pensée dont ils se réclament et à la pensée rationnelle spécifique qui est inscrite dans leurs titre ronflants et ronfleurs : la philosophie.
Quittons les nains de la pensée, au sens où l'on évoque les nains de jardin, et revenons nous dépenser dans la cour des penseurs, qui sont tout sauf des courtisans. La seule réconciliation qui prévale dans le nihilisme dualiste est la néantisation. Le néant néantise tout, y compris l'opposition. La néantisation n'aboutit pas à l'anéantissement du reél/sensible, mais à la néantisation. La différence est qu'il y aura touojurs du sensible, mais que le propre du sensible est d'obéir à la loi du fini.
C'est ce que les immanentistes tardifs et dégénérés nomment le tragique, notion sur laquelle Nieztsche a proposé un livre de jeunesse et que l'immanentisme terminale et conséquent Clément Rosset s'est chargé de poursuivre et de réaffirmer (principalement en reprenant les définitions nietzschéennes) : alliance du nécessaire et de l'impossible, selon la définition qu'en offre Jankélévitch, maître de Rosset et élève de Bergson (pour la filiation philosophique de type immanentiste).
On pourrait gloser sur la définition partiale et engagée que les immanentistes donnent de la tragédie, en particulier ce besoin explicite de réduire la nécessité, la fatalité et le destin à des productions finies. Mais j'aimerais poru finir renvoyer à la catégorie de l'impossible pour comprendre la religion du néant. Dans son passage du Réel, Clément Rosset (dont la grandeur proprement tragique consiste à avoir produit la seule pensée terminale de facture nihiliste de ce demi siècle passé) note que le tragique éreintant est de constater, non que toute chose est finie, mais qu'elle est promise de ce fait à l'oubli.
La suprématie du néant n'est pas de détruire le sensible, mais de le réduire à la disparation. Il existera bien quelque chose, mais cette chose sera finie et oubliée de manière irrémédiable. Telle est l'action de la néantisation : détruire non pas le quelque chose, mais le trace du quelque chose. La contradiction du nihilisme est de ne pas surmonter l'opposition et d'en demeurer au stade de l'impossible. Impossible qui ne peut qu'être dualiste puisque si l'on ne surmonte pas, on s'oppose.
Pour finir, rappelons que la religion du rien s'appuie sur quelque chose de faux : le postulat selon lequel le rien positif existe. Rosset part en guerre, avec rage et froideur rentrées (ses armes contre le ressentiment et la colère), contre les disciples de Platon qui ont osé affirmer l'ineptie du rien. Il faut bien que le néant existe de quelque manière.
Déclaration saisissante et qui ne manque pas de poser des questions. Déclaration surtout qui permet de relier Platon à la tradition du transcendantalisme et de comprendre que Platon en fat s'opposait aux velléité nihilistes de son temps, apparues suite aux problèmes transitoires entre le polythéisme et le monothéisme et suite à la crise née du renversement transcendantaliste. Rosset, comme Nietzsche, comme auparavant Spinoza, comme tous ses devanciers dans l'histoire moderne de l'immanentisme, ne résout nullement le problème du néant.
Il se contente de le définir vaguement et surtout de nier les problèmes qu'il pose en mettant en avant les résolutions fictives qu'il permettrait. Au premier rang des améliorations du nihilisme, la fin du dualisme (condamnation du double relié à Platon). Cette unité qui est fondée sur la croyance dans la néantisation oublie de préciser que la disparition de l'homme est la seule disparition qui guette l'issue nihiliste et que le premier ennemi et la première victime du nihilisme n'est pas le néant. C'est l'homme. Raison pour laquelle on parle du nihilisme ou de religion du diable pour qualifier la religion déniée et désaxée du néant : elle conduit à annihiler l'homme sous prétexte de lui apporte la vérité.

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