dimanche 9 août 2009

I Dionysos

Je lis une interview d'Alain de Benoist sur Nieztsche.
http://blog.ifrance.com/nietzscheacademie/post/696403-alain-de-benoist
Il est drôle, Alain de Benoist. Ce penseur qui vient de l'extrême-droite (et qui se présente maintenant comme un sincère opposant au totalitarisme ou au racisme, un penseur au-dessus des lignes politiques actuelles) fait un usage de Nietzsche assez problématique et radical : il déclare lui préférer Heidegger. Grand bien lui fasse. Outre l'intérêt nourri que Heidegger porta à Nieztsche, tant Heidegger que Nieztsche sont des penseurs qui, à tort ou à raison, ont eu des liens (volontaires ou non) avec l'extrême-droite (fascisme et nazisme). Serait-ce la raison de leur fascination auprès de l'omnipenseur Benoist?
Sans doute pour prouver son sérieux spécifique de commentateur, peut-être pour se dédouaner d'accusations d'extrémisme politique justement, notre homme à tout penser établit la distinction entre le Surhomme nietzschéen et les contresens que ce terme a pu produire dans les idéologies politiques de type extrémiste et violente - le plus dramatique étant la déformation nazi du terme. Juste une question en passant : si Nietzsche n'a rien à voir avec le fascisme, comment expliquer que tant de sympathisants du fascisme, certains avec le nazisme, se reconnaissant dans son oeuvre?
Cette question ne signifie en rien que Nietzsche soit nazi ou fasciste, pas plus que Benoist soit dit en passant, mais simplement que le Surhomme contienne quelques ferments politiques extrémistes palpables. En distinguant le Surhomme nietzschéen des usages politico-oniriques qui en découlent, Benoist apporte la précision suivante, capitale à ses yeux : le Surhomme n'est ni le dépassement politique de l'homme, ni un Superman. Benoist dixit : le Surhomme authentique est celui qui surmonte l'homme, non celui qui le dépasse. Pour le reste, pas plus que le Surhomme, nous ne saurons ce qu'est l'Eternel Retour, bien que le concept soit pour Benoist la clé de la pensée nietzschéenne.
Cette manière de se moquer du monde en produisant des définition absconses et des distinctions peu évidentes n'est pas une caractéristique de Benoist. A vrai dire, c'est l'ensemble des commentateurs contemporains qui ont versé dans ce travers, dès qu'il s'agit pour eux de légitimer les concepts de leur auteur favori. Le Surhomme permettrait-il de légitimer la domination en la fondant non pas sur une norme politique fausse, mais sur une valeur indéfinissable?
Dès que ça dérange, c'est ailleurs. Dès que ça irrite, c'est indéfinissable. Avec cette méthode de la fuite en avant ou du déni, il est impossible de critiquer qui que ce soit, puisque pour critiquer il faudrait être en mesure de critiquer l'incompréhensible et l'absence de sens clair. C'est au nom du reél que l'on légitime l'ailleurs, puisque c'est au nom du réalisme antimétaphysique que l'on justifie le reél et la bonne manière de voir (bonne au sens surmoral n'est-ce pas). Mais toutes ces notions sont indéfinissables et indéfinies. Nietzsche ne les a jamais définies. Ses commentateurs ultérieures ne les ont jamais définies! Faut-il dès lors s'étonner de faux sens et de contresens, notamment politiques, quand on s'avise que l'indéfinissable donne lieu à tous les sens et à toutes les récupérations?
Si l'on se concentre sur la distinction que produit Benoist entre dépasser et surmonter, on constate une fâcheuse évidence : la différence de sens ne saute pas aux yeux. Et comme Benoist ne la définit pas... D'après le TLF, le sens premier consiste à "enlever une chose de l'endroit où elle était passée". Le sens usuel revient à "aller au-delà de quelque chose ou de quelqu'un, le surpasser; prendre le pas, l'emporter sur quelque chose ou quelqu'un". Au sens philosophique, il s'agit de "surmonter une difficulté, une contradiction en se plaçant à un niveau où les oppositions s'effacent"; ce que résume assez bien une conception ancienne : "Aller au-delà d'un point fixe dans le temps".
Dépasser contient l'idée de transgression, mais c'est sans doute plutôt le fait que le dépassement est associé à la démarche dialectique hégélienne qui effraye Benoist. Il distingue ce dépassement fallacieux de l'action de surmonter. Voyons les distinctions. Le premier sens de surmonter signifie : "Franchir un obstacle matériel en l'escaladant, en passant par dessus". Puis, il est question de "vaincre une réaction impulsive, un sentiment qui met en cause la maîtrise de soi ." Enfin, selon un sens du douzième siècle, surmonter indique qu'on se se place au-dessus de.
Ce n'est pas tout. Le TLF indique explicitement comme synonyme premier le verbe... dominer! C'est dire que la distinction qu'opère Benoist est des plus ténues, pour ne pas dire inexistante. Cette distinction sémantique contestable n'est pas anodine. Les mots ont un sens. Elle recoupe et illustre la distinction illusoire et peu effective dans la pensée de Nieztsche.
Si les commentateurs, dont Benoist est un symbole exacerbé du fait de son parcours intellectuel (qui excède de loin le commentaire philosophique ou politologique), ne parviennent pas à distinguer dans l'ontologie de Nietzsche entre une option et une autre, osons une question : ne serait-ce pas, tout simplement, parce que la distinction n'existe pas? Le raisonnement est imparable : soit on peut définir, soit on ne peut pas. Si l'on ne peut définir, si c'est indéfinissable, c'est que ça ne se définit pas! La précision à apporter et que la rhétorique connaît bien, sous le terme pro-platonicien de sophisme, c'est cette capacité à définir l'indéfinissable sous le générique de l'ailleurs. La diversion consiste à rendre compliqué ce qui ne peut se définir.
Et pour cause : si le reél n'est pas définissable, s'il n'est pas défini, sans bonne foi, avec mauvaise, l'on peut toujours s'en sortir grâce à un tour de passe-passe ténébreux : l'ailleurs est la catégorie enchanteresse qui valide le faux puisque pour distinguer le vrai du faux, il faudrait définir le reél. Tant que l'on n'aura pas défini le reél, l'argutie de l'ailleurs fonctionnera comme un mécanisme qui est typiquement nihiliste et que l'on retrouve présent chez ceux des sophistes qui prétendaient définir tout et son contraire.
Cette prétention s'appuie sur l'idée que la vérité n'existe pas, soit que les valeurs n'existent pas. Le mot de Protagoras (l'homme mesure de toute chose) explique cette pensée, qui est comme par enchantement la pensée de référence du philologue helléniste Nietzsche. Maintenant que l'on a caractérisé l'ontologie de Nietzsche en nihilisme (spécifiquement de forme moderne immanentiste), on peut rappeler la correspondance entre le nihilisme et l'oligarchie en régime politique. Les formes d'oligarchie varient et il est certain que l'oligarque Nieztsche, qui appelait explicitement à l'élection d'une aristocratie de Surhommes créateurs de leurs propres valeurs, n'était pas un nazi, soit une forme particulièrement exacerbée d'oligarchie.
Nieztsche était cependant un oligarque patent et c'est en quoi les autres oligarques se réclament de lui. Pour le dire précisément, Nietzsche était avant tout un nihiliste, soit un penseur qui se plaçait sur le terrain de l'ontologie. C'est de ce côté que gît sa violence farouche et tout effort de transposition n'est pas aisé. Il est certain qu'on ne peut transposer un travail ontologique en une forme de militantisme politique. Il est encore plus évident que déduire du nihilisme de Nietzsche son nazisme est une grossière déformation.
Par contre, à la lumière de ces correspondances et filiations, il coule de source que le rapport entre la pensée de Nietzsche et le nazisme n'est pas inexistant, ténu ou hasardeux, même s'il est indirect et qu'il implique des médiations incertaines. Il est une figure que Benoist ne cite pas dans son entretien et qui a le mérite de ne pas appartenir à la série des concepts de fin de lucidité de la pensée nietzschéisme. Rosset lui-même, dont Benoist note qu'il est l'héritier le plus conséquent du nieztchéisme contemporain, compliment qui constitue en même temps un terrible désaveu, Rosset l'immanentiste terminal notait que les concepts que Nietzsche a développés avant la folie sont peu clairs et qu'il vaut mieux aborder Nietzsche avec la critique de la morale, l'affirmation de l'affirmation, de la joie et de la musique.
Il est une figure qui parcourt l'oeuvre de Nietzsche, c'est celle de Dionysos. Benoist note que Nietzsche est ce philosophe qui est plus philosophe que les philosophes dans la mesure où il est également autre chose qu'un pur philosophe à la Kant. Rosset note aussi que Nietzsche bénéficie d'un statut particulier chez les philosophes : on lui reproche soit d'avoir mal pensé, soit de n'avoir rien pensé du tout.
Clarifions ces intuitions : Nietzsche était certes doté d'une solide formation philosophique, même s'il ne faut pas exagérer comme Benoist le fait dans la continuité des commentateurs pour qui Nieztsche serait au moins autant un génial historien qu'un génial penseur (et tout à l'encan en matière de génie). Si Nietzsche est perçu comme un penseur qui ne serait pas vraiment philosophe, c'est parce qu'il n'est qu'il n'est pas philosophe - avant tout. Il pense? Réponse : c'est un penseur religieux, une figure de prophète, sauf qu'il annonce des prédictions d'une religion fort particulière, qui est le nihilisme, plus exactement l'immanentisme - forme moderne du nihilisme atavique.
Nieztsche est le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré, dont la particularité en tant que résurgence nihiliste est de se présenter comme la religion du refus de la religion, soit la religion du déni. Rien d'étonnant à ce que Nietzsche affectionne autant le masque : pour être immanentiste conséquent, il faut avancer masqué. Le masque et la plume : Nietzsche est un penseur, mais c'est un penseur religieux. L'ambigüité prolongée tient au fait qu'il se flatte d'avancer masqué : s'il était un théologien ou un prophète d'une religion conventionnelle, de type transcendantaliste, on l'aurait reconnu depuis belle lurette.
Le malentendu vient de ce qu'il condamne sans cesse les religions instituées, en particulier le christianisme. Quand on condamne les religions, on en saurait être religieux! Sauf que notre religieux n'appartient pas au bord reconnu des religions, qui tournent toutes autour du transcendantalisme. C'est un nihiliste. Le nihilisme est une forme au moins aussi vénérable que le transcendantalisme en matière de religiosité, mais comme il est la religion du déni de la religion, on ne le considère pas comme une religion.
Et on ne considère pas Nietzsche comme un penseur prophétique et religieux au motif qu'il aurait composé L'Antéchrist et qu'il serait l'ennemi déclaré et emblématique du christianisme, du monothéisme - et de toute forme de religieux, au fond. Maintenant que l'on a démasqué Nieztsche, geste qu'il aurait peu apprécié, lui le penseur du masque comme d'autres arborent casquettes ou barbes, que l'on se reporte à la figure tutélaire qu'il invoque.
Dionysos. Il s'agit moins d'un concept philosophique que d'une figure religieuse. Pas n'importe quelle divinité. Dieu de mythologie polythéiste, Dionysos a pour particularité d'être un dieu mort, un dieu dépassé, un dieu enterré : un dieu que Nieztsche aurait ressuscité. Derrière l'invocation polythéiste, qui laisse entendre que Nieztsche réclamerait un retour vers d'antiques traditions, Nieztsche subvertit le polythéisme et le passé. Il les pervertit aussi, dirais-je, car il les utilise pour donner corps au nihilisme.
Impossible pour un nihiliste d'en appeler au néant comme divinité. Il est évident qu'il faut trouver des références plus crédibles et plus authentiques. Quoi de mieux que d'en appeler à un dieu mort pour le ressusciter à sa guise, lui faire dire ce qu'on veut et le manipuler? Il est plus facile de faire parler les morts que de s'en prendre aux vivants (vérifiez la constatation avec le cas Oussama)... Nieztsche utilise une énième fois sa stratégie de l'impossible. Impossible en l'occurrence de démentir ce qui est ailleurs et ce qui est passé.
Impossible : au lieu de chercher à prouver, Nietzsche s'en tient à ne pas être réfuté. Il met en place toutes les stratégies pour ne pas avoir tort à défaut d'avoir raison. Dans le fond, Nieztsche poursuit le but d'instaurer une mutation ontologique. Mais pour comprendre ces figures de mutation que sont le Surhomme ou l'Eternel Retour, il convient d'examiner l'identité de Dionysos. Privilégions une figure religieuse présente dans l'ensemble de l'oeuvre à des concepts plus obscurs en fin de lucidité!
Dionysos est le dieu méditerranéen de l'ivresse et la transe mystique. Sa spécificité le rend plus complexe que sa dégénérescence romaine sous les traits de Bacchus. Selon Wikipédia, "dans le panthéon grec, Dionysos est un dieu à part : c'est un dieu errant, un dieu de nulle part et de partout. À la fois vagabond et sédentaire, il représente la figure de l'autre, de ce qui est différent, déroutant, déconcertant, anomique. « Le retour de Dionysos chez lui à Thèbes, s'est heurté à l'incompréhension et a suscité le drame aussi longtemps que la cité est demeurée incapable d'établir le lien entre les gens du pays et l'étranger, entre les autochtones et les voyageurs, entre sa volonté d'être toujours la même, de demeurer identique à soi, de se refuser à changer, et, d'autre part, l'étranger, le différent, l'autre. »" Citation de l'historien Jean-Pierre Vernant.
Il est intéressant que Dionysos soit le dieu de l'impossible et qu'il illustre la mutation ontologique en transcendant les catégories classiques et transcendantalistes du même et de l'autre, reprises notamment par Platon. Dionysos est ainsi le symbole dont Nietzsche a besoin pour illustrer le nihilisme : il est le dieu de l'impossible, ce que confirme les rituels qui lui sont associés autour de la mort et de la renaissance. Dionysos deux fois né. Dionysos est le dieu mutant qui rend possible l'éternité : qui rend possible l'impossible. Selon Wikipédia, "Dionysos, dieu de l'ivresse et de l'extase est celui qui permet à ses fidèles de dépasser la mort. Le vin, comme le soma védique, est censé aider à conquérir l'immortalité".
Nieztsche l'a popularisé dès La Naissance de la tragédie comme le père de la comédie et de la tragédie. Au passage, l'étymologie de tragédie permet de comprendre la tragédie, alors qu'on la rend mystérieuse et incompréhensible. Issue du grec τράγος, le bouc est l'ancêtre de la tragédie. Nietzsche se réfère ainsi au dionysiaque comme à une force chaotique de mutation ontologique. L'apollinien renvoie en complément à la pulsion divine qui permet l'incarnation sensible. Pour résumer, Dionysos serait le chaos - et Apollon le sensible.
Nous retrouvons le véritable dualisme qui plus tard sera présenté comme le monisme réconciliateur de Spinoza, dont est issu l'héritier Nieztsche. En fait, il s'agit d'un dualisme exacerbé et qui montre que l'unité nihiliste repose sur le véritable dualisme néant/sensible, quand le dualisme platonicien reproché par Nietzsche est en fait la reconnaissance du dualisme permettant seule la réconciliation. La dimension complémentaire des deux principes dionysiaque et apollinien se traduit par le symbole de Dionysos dieu chthonien de l'hiver, complémentaire ou opposé à l'Apollon solaire.
L'hiver représente la forme de survie à l'été. La vie sensible est définie par Apollon, quand la mutation est personnifiée par Dionysos. Dionysos est un dieu de la terre et des Enfers, quand Apollon renvoie au principe solaire. Mais l'aspect complémentaire des deux divinités ou des deux forces indique que nous nous situons dans un système où le néant est reconnu sous les traits de l'enfer ou du chaos. Nous tenons là une première préfiguration de Dionysos en tant qu'incarnation du diable ou de la figure de Satan.
Quelles sont les origines de Dionysos? Il est symptomatique que Nietzsche ait choisi un dieu qui n'est pas grec, mais dont l'identité est assez méconnue. Wikipédia nous explique que "les Grecs considéraient Dionysos comme une divinité étrangère, ainsi que l'indique l'attribut du bonnet phrygien, qu'il partage avec Mithra. On a parlé d'une origine indienne et mésopotamienne." Intéressant : Dionysos vient de Mésopotamie. Et quand on sait que la culture de Mésopotamie est pour une large part issue de l'Inde chère à Dumézil... Je reviendrai sur ce fait. Wikipédia ajoute que "le culte égyptien d'Isis est proche de ce celui-ci".
Avant de revenir sur l'identité ou l'origine de Dionysos, qui est un dieu grec dans la mesure où le Panthéon grec a repris le syncrétisme polythéiste de Mésopotamie et d'autres régions de l'Inde (en précisant que les cultures dravidiennes proviennent bien évidemment des cultures africaines largement méconnues), j'aimerais m'attacher à la notion essentielle de mystère. Selon Wikipédia encore, "il semble qu'à l'époque pré-olympienne, son culte soit à rapprocher des cultes agro-lunaires et chthoniens". Vieille tradition méditerranéenne, dont les mémoires ont perdu la trace précise. Wikipédia insiste sur "l'important culte secret, représenté par des Mystères, comportant des cérémonies initiatiques".
C'est une information capitale, développée comme suit : "Le culte privé avait lieu entre initiés, c'est un Culte à Mystères. Le regroupement de ces initiés porte le nom de thiase. Les thiases pratiquaient un culte caché et initiatique, souvent dans des cavernes et la nuit, au cours desquels on initiait les nouveaux membres du thiase, et qui officiaient dans la dimension ésotérique de la résurrection du dieu deux fois-né. On manque de sources pour savoir ce qui s'y passait exactement, mais ces cérémonies secrètes et nocturnes ont perduré jusque sous l'empire romain. Elles comportaient des sacrifices, mais aussi des délires dus à l'ivresse ou à la consommation de drogues végétales, et des excès de toutes sortes, notamment sexuels. Un scandale retentissant a fait interdire ces cultes par un sénatus-consulte en 186 av".
Selon Wikipédia, "J.-C. Eusèbe de Césarée, auteur chrétien, a évoqué des sacrifices au cours desquels on dépeçait la victime vivante (d'où l'épiclèse d'Omadios : qui aime la chair crue) pour la consommer". La cruauté du secret s'explique par ce que l'initiation suppose : le dévoilement du chaos, du néant, dont les manifestations culminent dans des paroxysmes de violence. Rien d'étonnant à ces mythes. Par contre, Dionysos est un dieu qui est le dieu de la violence. C'est sans doute par l'explosion de violence que Nietzsche escomptait parvenir à la mutation ontologique.
Nietzsche passe beaucoup de temps à décrire de manière poético-lyrique l'avènement de cet Hyperréel qui aurait achevé sa mutation, mais à aucun moment il n'indique comment y parvenir clairement. On comprend son masque : c'est par la maîtrise de la violence, dont les mystères dionysiaques offrent un aperçu saisissant, que la mutation s'opère. Maîtriser la violence, tel est le programme que garantit Dionysos, qui de ce point de vue est le dieu bizarre, insaisissable et méconnu, dans la mesure où il renvoie à des puissances qui n'ont pas droit de cité dans le polythéisme florissant et qui n'existent qu'à l'état de minorités maîtrisées.
Dans la situation de l'impérialisme méditerranéen qui culminera et s'achèvera avec l'impérialisme romain, le polythéisme est en pleine mutation et subit la grande transformation qui amènera le christianisme comme première mouture véritable du monothéisme (je considère le judaïsme comme un monothéisme à cheval entre le polythéisme et le monothéisme plus que comme un monothéisme véritable). Le christianisme est le moment où le monothéisme met fin à l'impérialisme polythéiste. Nietzsche se saisit ainsi d'une figure déstabilisée par la mutation monothéiste et en exacerbe les traits principaux pour le faire revenir comme dieu principal (première déformation) et pour lui conférer une tradition qui n'est pas la sienne.
Dionysos est ainsi le dieu du chaos ou de la violence pure, alors qu'il n'est originairement qu'une forme d'ivresse et d'extase intégrée à des forces et des influences supérieures et protectrices. Il n'est pas possible sans déformer gravement le culte dionysiaque d'en faire le dieu suprême, si bien que finalement le polythéisme de Nietzsche devient suspect : non de choisir un dieu premier, ce qui est le cas de tous les polythéismes, mais d'exclure quasiment les autres dieux en les inféodant à Dionysos.
Il serait comique de poser la question du monothéisme inversé de Nietzsche, qui choisit Dionysos contre le Christ. On comprend en fait que le nihilisme de Nieztsche déforme profondément Dionysos jusqu'à le rendre divinité nihiliste. Dionysos n'est pas compatible avec le nihilisme. Par contre, il est inconséquent de couper radicalement Dionysos des interprétations nietzschéennes. De la même manière que les nazis n'ont pas recopié Nietzsche par hasard, mais parce qu'ils avaient trouvé une correspondance, même déformée (c'est le cas); de la même manière Nieztsche n'a pas invoqué Dionysos par hasard.
Nietzsche n'est pas nazi? Dionysos n'est pas davantage nihiliste ou nietzschéen. Mais Dionysos n'est pas Jésus. Si Nietzsche déteste autant Jésus, s'il en fait le symbole du ressentiment, qui selon Rosset renvoie plus à l'impuissance qu'à la haine active, c'est tout simplement parce qu'il reproche au Christ son refus quasi définitif de la violence. Le christianisme condamne la violence. Les cultes initiatiques de Dionysos exacerbe cette violence pour servir une mutation qui s'apparente à la mort surmontée (hein, Benoist?).
Selon un passage du Pouvoir de Raison de LaRouche, on apprend que la culture harappe de l'Inde dravidienne est le berceau du culte originaire de Shakti-Civa. Ce dernier "gagna le Proche-Orient par le bais des colonies "harappes" comme Sumer et, dans l'Éthiopie actuelle, le royaume de Saba, où Shakti prit de nouveaux noms tels Ishtar, Astar, Astarte, Vénus, Cybèle et Isis, tandis que Civa reçut ceux de Satan, Belzébuth, Lucifer, Osiris, et Dionysos. Le culte d'Apollon à Delphes et à Rome, ainsi que le culte de Mithra, sont des manifestations de ce courant. Le gnosticisme et la théosophie modrene en sont aussi des produits."
Il est fascinant de constater que dans cette interprétation, Dionysos est exactement rapproché des dieux du mal dans les dogmes monothéistes. Malgré les divergences entre ces différents cultes, il est patent que Dionysos présente des analogies avec le mal par le culte de la violence qu'il entretient et par sa prétention à promettre une vie supérieure, à l'instar de celle que Méphistophélès garantit à Faust - pour mieux lui voler son âme.
Sans discuter de la pertinence de cette généalogie, il est patent que Dionysos tel qu'il se présente possède de nombreux liens, notamment avec Mithra et Isis, et que le culte initiatique et ésotérique dont il bénéficia incline à le rapprocher des divinités du mal et de cultes qu'on qualifierait de nos jours de sataniques. Nieztsche choisit ainsi implicitement Satan (ou ses avatars) contre le Christ et Dieu. La violence contre l'amour, pourrait-on résumer.
Dans les bribes de mythologie hindoue que j'ai collectée, moi qui avoue volontiers mon ignorance du sujet, j'ai relevé cette phrase dans Wikipédia : "Civa représente la destruction mais celle-ci a pour but la création d'un monde nouveau". C'est exactement le rôle de Dionysos et c'est exactement la mission que Nietzsche assigne à sa philosophie - et la raison pour laquelle il s'entiche de Dionysos.
Créer un monde nouveau correspond en tous points au programme de Nieztsche, à ceci près que le rôle de Civa consiste à renouveler le monde en le détruisant, alors que Nieztsche conçoit la mutation comme le passage du monde sensible actuel vers un monde radicalement supérieur, différent et autre, qui puisse enfin satisfaire au programme immanentiste. De ce point de vue, on peut se demander si Nietzsche ne veut pas surmonter le dualisme nihiliste en façonnant un nouveau reél où le néant aurait été surmonté par l'Hyperreél.
Quoi qu'il en soit, la conception cyclique du temps présente dans l'hindouisme se heurte à ce que Benoist nomme lui-même la conception sphérique du temps chez Nietzsche. On voit mal cependant la profonde différence entre le cycle et la sphère : Benoist encore une fois se garde bien de la définir. Comprenne qui pourra. Evidemment, la différence entre le cycle classique (qui renvoie au cercle) et la sphère se manifeste par une question de dimensions ou de profondeur.
Je ne suis pas persuadé que la différence soit (une nouvelle fois) si pertinente et que Nietzsche ait découvert une forme de cycle plus profonde que la forme étymologique. J'ose cependant une hypothèse critique : que la différence tienne au fait que l'Eternel Retour est toujours nouveau, alors que le cycle antique fait effectivement revenir le même. Le Même chez Nietzsche subit une inflexion. Il suppose l'inclusion de la différence, qui se manifeste surtout par la mutation. Sans doute cette différence renvoie-t-elle au néant, ce qui implique que la mutation soit le fait de surmonter le néant.
En tout cas, il est édifiant que Nieztsche ait choisi la figure religieuse de Dionysos, étant entendu que nous nous opposons à la conception de Benoist selon laquelle le thème central de Nietzsche tient à l'Eternel Retour. Il est bien plus pertinent de réfuter l'idée que Nietzsche fonctionne par concepts ou par thèmes philosophiques et de comprendre qu'il privilégie les figures et les évocations poétiques. Selon la méthode nietzschéenne, le choix de Dionysos correspond en tous points au choix du diable.
Je parle spécifiquement du Dionysos nietzschéen, qui est une exacerbation du Dionysos historique et qui devient une figure religieuse du nihilisme. Les connexions historiques entre la figure de Dionysos et le diable sont déjà nombreuses. Mais avec Nietzsche elles crèvent l'écran! Il importe pour finir de remarquer que ce faisant, Nietzsche ne parvient nullement à une innovation radicale, à une originalité foudroyante, à un renversement de toutes les valeurs, pour reprendre sa propre expression (saisissante). Tout au contraire, il ne fait qu'hypostasier et universaliser une manifestation de divinité maudite et inférieure. Chez les monothéistes, Lucifer est ainsi l'ange déchu, le premier des anges qui s'est révolté contre Dieu et qui est réputé le prince des ténèbres alors qu'il renvoie à la lumière et à Vénus. Je ne rentre pas dans des distinctions ésotériques pour savoir si Lucifer se distingue de Satan ou d'autres formes de dieux devenus démons dans les conceptions monothéistes.
Constatons plutôt : Nietzsche n'a rien inventé. Il a au mieux fait du neuf avec de l'ancien, c'est-à-dire qu'il a tiré le diable (par la queue) de sa chute et qu'il l'a renversé en puissance suprême. L'homme adorait Dieu? Il adorera le diable et il lui donnera le nom de Dionysos ou de volonté de puissance. L'homme adorait l'Etre? Il adorera le sensible nommé réel. La faillite de Nietzsche ne s'ancre pas seulement dans les résultats qui le verront promouvoir le nihilisme au nom de le combattre et de lui trouver une alternative viable (j'ai déjà analysé cet aveuglement et cette mauvaise foi tragique au sens de Rosset). Elle est déjà patente dans le projet de Nieztsche, qui n'est que la reprise du programme nihiliste sous des atours immanentistes. Une démarche plutôt simpliste. Une caricature de Dionysos?

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