samedi 12 septembre 2009

Exécutif unique

"On m'élit roi, mon peuple m'aime;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :

Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis Gros-Jean comme devant."

Jean de La Fontaine, La Laitière et le pot au lait.

Dans un système nihiliste, le monisme se veut l'incarnation de la réconciliation apaisée, au sens où il détiendrait la clé de l'unité - de l'énigme. Le nihilisme serait le monisme, la personnification de l'unicité autant que de l'unité. Le monisme nihiliste détiendrait l'apanage exclusif et transcendant de l'unité et de la réconciliation, quand les systèmes métaphysiques ou ontologiques majoritaires égareraient le chaland en instaurant le dualisme, soit la partition fausse de la réalité. Cette conception devient ridicule et ampoulée quand on s'avise que le monisme nihiliste repose sur la véritable partition du réel, qui accouche d'un dualisme forcené.
Qu'est-ce que le dualisme? L'opposition de deux éléments implique qu'ils soient antagonistes. Le nihilisme oppose le néant au sensible/réel. Le nihilisme est le dualisme véritable. Quant au dualisme décrié, la métaphysique classique, qui ressortit du transcendantalisme, ce que l'on désigne sous le terme fallacieux et péjoratif de dualisme, ainsi que le fait Nietzsche, est la partition entre la partie et le tout. Les commentateurs contemporains sont tellement imbibés de Nietzsche et d'immanentisme tardif et dégénéré qu'ils en oublient la réalité des doctrines.
Platon, qui est l'âme, la racine et le maître de la métaphysique occidentale, ne scinde nullement la réalité. Il faut un sacré culot de propagandiste immanentiste acculé pour oser pareille absurdité. En outre, Nietzsche, qui connaissait mal les philosophes, mais qui était philologue éclairé, ne pouvait ignorer la doctrine platonicienne et ses racines pythagoriciennes remontant directement à certaines thèses religieuses égyptiennes (et nullement perses ou hindoues comme une certaine tradition raciste occidentaliste nous le fait accroire au motif que l'ancêtre de l'Occident remonte en Inde et que jamais des Africains ne pourraient accéder à la pensée).
Platon parle de l'Un comme étant le réel - et l'équivalent du Dieu suprême. De ce point de vue, Platon oscille entre le polythéisme, qui reconnaît toujours un dieu suprême et originaire, et le monothéisme, qui instaure sous prétexte de cohérence supérieure l'unicité du divin. Platon scinde explicitement la représentation de la partie avec l'objectivité du Tout. Cette partition recoupe en fait le morcèlement ontologique qui fait que le réel se présente sou la forme d'une infinité d'objets épars. Selon Platon, nous faisons nous-mêmes partie d'un grand corps qui forme la totalité du réel.
Évidemment, cette histoire africaine, qui n'est pas sans évoquer la monadologie leibnizienne, pose plus de questions qu'elle ne résout de problèmes, en premier lieu le problème ontologique (la question de l'Être). Elle est la preuve de la fausseté manifeste de la doctrine immanentiste, notamment de son prophète Nietzsche. Qu'aujourd'hui si peu de voix se lèvent pour protester contre la déformation grossière de la doctrine ontologique grecque en dit long sur le degré de dépravation de nos élites intellectuelles, des plumitifs savants, des perroquets désaxés et enragés, qui vous mordent la main à la première contestation, surtout si cette dernière s'avère un tant soit peu fondée.
Quand on a rétabli la véritable opposition, on arrive à la conclusion stupéfiante que le véritable dualisme est nihiliste et que la partition ontologique classique repose moins sur le dualisme antagoniste que sur le dualisme de prolongement. Moins sur une opposition que sur un complément. C'est gênant comme déformation. Qui est dualiste? Le nihilisme ou le transcendantalisme? Le nihilisme, sans hésitation. C'est ce qu'on appelle, non un faux sens, mais un contresens, un sens pervers, et l'on peut se demander dans quelle mesure l'erreur obvie ne résulte pas de l'intention du faussaire. La crapule ici est moins la brute malhonnête que le faussaire du faux sens.
L'unité nihiliste travestie en panthéisme, monisme et unicité est en fait le lieu de l'opposition, du déchirement, de la tragédie. On comprend pourquoi Nietzsche et à sa suite Rosset accordent une place de choix à la tragédie. Si l'on intègre que l'unicité du réel désigne bien plutôt l'unicité du sensible seul, soit la réduction unilatérale et irrationnelle du réel aux normes du sensible, rien d'étonnant à ce que les régimes politiques autoritaristes promeuvent l'exécutif unitaire fort comme la doctrine intangible.
Dans cette transposition des spéculations ontologiques dans la pratique politique vérifiable, on se rend compte de l'extrême violence et de l'extrême fragilité qui animent les régimes oligarchiques et les systèmes nihilistes. Le nihilisme ne survient qu'en périodes de déclin et de faiblesse insignes. Le terme même de nihilisme indique son programme dans sa formation étymologique : la destruction et le néant.
Nul besoin de chercher trop loin l'erreur nihiliste qui se manifeste moins dans les recherches spéculatives que dans la réalité de l'application sensible. Le nihilisme ne tend vers l'unité que parce qu'il est épuisé. L'unicité traduit moins la découverte de la cohérence suprême et indépassable que l'effondrement du sens qui ne parvient plus à distinguer autre chose qu'un seul type de réel. Le réel le plus immédiat, le plus palpable, le plus apparent : le réel le plus sensible. Quand on tend vers l'unicité, c'est qu'on se trouve au bord du gouffre. La variante à l'unicité qui restaure au final le désir, l'irrationnel et le sensible, c'est l'absence de sens.
Ainsi des ces foulosophes postmodernes qui en dignes successeurs des sophistes contemporains de Platon clament à leurs admirateurs riches et aveuglés que le sens n'existe pas et que c'est dans cette découverte révolutionnaire que se situe enfin le dépassement du sens. Plus de sens - plus de problème. Face à un problème, clamez que le problème n'existe pas. Cette unicité manifeste l'épuisement du sens. Ce n'est pas par élévation ou supériorité que le sens s'unifie, mais par délabrement. Abondance de biens ne nuit pas. C'est dans la profusion que s'exprime la force.
De ce point de vue, le monothéisme exprime peut-être l'affaissement du religieux transcendantaliste et explique pourquoi l'immanentisme a pu prendre la place du monothéisme aussi facilement. La faiblesse mortifère qu'indique l'unicité dans tous les domaines vient du fait que cette unicité est le masque de la violence extrême et de la destruction. Cette violence caractéristique se manifeste par la tension qui ne peut être qu'extrême quand l'opposition oscille entre le néant et le sensible. Opposition irréductible et nécessaire : autant le néant contraint par tous les moyens le réel à exister, autant le réel est condamné à exister - par tous les moyens.
C'est en quoi la pluralité est signe de bonne santé : ainsi que dans le polythéisme, elle indique simplement que les sens abondent et que le sens est prodigue - présent. La pluralité signe la bonne santé comme la partie qui n'est pas le tout et qui se montre plurielle. L'unicité intervient quand le fantasme de réunion de la partie et du tout se produit. Mauvais présage, donc. Les Anciens appelaient cette attitude démesure et l'expression prendre ses désirs pour des réalités convient à merveille à la situation. Dans tous les cas, on en arrive à l'unicité, qui traduirait au départ la concorde et qui signifie en fait la discorde. Le résultat édifie : au final, à cause de ses chimères, Perrette ne perd pas seulement ses inexistants châteaux en Espagne, mais son très réel pot de lait. Elle risque au surplus une sévère correction de la part de son mari le laitier.
Dans la doctrine spinoziste, qui est le fondement de l'immanentisme et sa théorie la plus conséquente, ainsi que Rosset ne s'y est pas trompé, l'unicité moniste ou panthéiste est indissociable de la nécessité. Accessoirement, derrière l'occultation forcenée du néant par des artifices qui ont pour nom la substance incréée et les attributs infinis, on retombe nécessairement sur la centralité du désir, avec ce conatus qui n'exprime jamais que l'individu interprété comme une pulsion individualiste dont l'individualisme sert seulement le fonctionnement mystérieux et irrationnel du réel.
La nécessité est indissociable de l'unicité parce que la lutte du sensible contre le néant est la définition de cette nécessité. Autrement dit, l'unicité en question est toujours le dualisme nihiliste masqué et pervers. Cependant, on se souviendra avec profit que Nietzsche a expliqué que ce qui est profond aime le masque. Pourrait-on ajouter en pastichant à peine notre effrayant prophète de la folie (immanentiste) que tout ce qui est pervers aime la masque? Ce serait aussi bien vrai.
Reste à opérer le lien entre cette unicité ontologique, dont le vrai visage transparaît derrière la séduction rhétorique, et le système oligarchique chauffé à blanc et poussé à bout : c'est la doctrine de l'exécutif unitaire, qui comme par hasard se réclame de la nécessité et du pragmatisme. Dans l'histoire récente le grand théoricien de ce type de conception politique n'était autre que le juriste du Troisième Reich, l'infâme postnietzcshéen radical - le regrettable plus que regretté Carl Schmitt.
L'exécutif unitaire est toujours justifié par des motifs d'urgence, d'exception (qui s'installe et perdure), de bien et de confiance. Ceux qui requièrent cet État d'unicité sont mus par les meilleurs sentiments et obéissent à la nécessité des évènements. Ils affrontent la violence prévisible du chaos, qu'ils transforment en lutte contre un ennemi de toute manière imaginaire. Les nazis combattaient contre l'idée de désordre, quand les atlantistes terminaux s'en prennent à un bouc émissaire parfaitement invisible, mystérieux et inexistant, qui incarne le réceptacle de la violence et du chaos.
Dans tous les cas, l'exécutif unitaire est adossé aux mesures autoritaristes d'urgence et d'exception parce que la doctrine nihiliste existe sur fond d'affrontement entre le sensible/réel et le néant. Les promoteurs de l'unicité politique radicale sont imprégnés de la mentalité nihiliste et livrent un combat religieux contre l'anéantissement. Simplement, ils ne se rendent pas compte qu'ils détruisent sous prétexte d'éviter la destruction. Leur vision binaire, simpliste et manichéenne du réel les conduit à croire que la lutte contre le néant implique la destruction de toute menace contre le réel/sensible.
Ces Cassandre ne se rendent pas compte de la tragédie de leur jeu mensonger qui les pousse à projeter sur un ennemi fictif la violence dont ils sont les vecteurs effectifs. Tels des Œdipe traquant le monstre, ils sont le monstre lui-même. Le seul moyen pour un enquêteur de ne pas retrouver le criminel est d'être le criminel lui-même. C'est exactement ce qui se produit avec l'unicité du réel et du pouvoir : le seul moyen de tendre vers la destruction généralisée consiste à être l'instrument privilégié de la destruction autant que son ennemi déclaré. L'aveuglement s'explique par l'enfermement dans lequel se tient l'unicité : incapable de comprendre qu'elle révèle le stade terminal, elle postule qu'elle incarne l'excellence.
Tout comme les pédantes pédagogies des systèmes scolaires occidentaux louent la qualité de leurs spéculations à proportion de leur faillite réelle et grandissante, la doctrine indémontrée et indémontrable de l'unicité incarne la perversité du sens : son renversement. Le pervers est selon Rosset celui qui voit le feu rouge et explique qu'il est vert. Renversement du sens - qui est pourtant la marque de fabrique de Rosset - justement. On comprend que Rosset voit clair le jeu pervers : sa pensée est elle-même perverse. Il est vrai que l'immanentisme dans son ensemble est pervers, de Spinoza à Rosset, en passant par Nieztsche.
Rosset est celui qui voit que le réel excède le sensible et qui en déduit de manière littéralement renversante que le reél se réduit au sensible le plus immédiat. C'est aberrant et pourtant : manière de penser des immanentistes - d'un Rosset en particulier. Rien ne sert de pointer les erreurs et folies de Platon si c'est pour les remplacer par des erreurs et folies plus importantes encore. C'est pourtant ce que fait l'immanentisme qui commence par pointer du doigt la faille du transcendantalisme, en particulier du prolongement sensible/Etre, pour remplacer cette erreur par une plus énorme, l'erreur en chef, qui est l'opposition dualiste véritable entre le sensible et le néant.
Le sensible équivaut au réel et c'est ainsi qu'il faut comprendre la formule tautologique de Rosset, selon lequel le réel est le reél. Si Rosset ne parvient pas à définir le reél, c'est parce qu'une définition trop précise ferait apparaître de manière incontestable la fausseté de sa vision. L'irrationalisme est bien ce qui est à la foi indéfinissable et en même temps faux. Indéfinissable parce que faux. La preuve. Le diabolisme de cet irrationalisme faux est évident une fois qu'on met en correspondance le mythe de Faust illustré par la peau de chagrin chère à Balzac : la peau de chagrin réduit et l'unicité répercute le mode opératoire de la réduction en les fardant des atours pervers et trompeurs de l'accomplissement.
Si s'accomplir, c'est réduire, alors la peau de chagrin est l'excellence par excellence! L'unicité aussi. L'unicité est l'unique dans la mesure où l'unique exprime le point terminal de la peau de chagrin. Quand on diminue, on en arrive à l'unicité avant le néant. Belle unité que cette unicité qui renvoie au néant! Avec ce type de raisonnement, on peut inférer du néant qu'il est supérieur à l'Etre au motif qu'il égalise tout. Fort de cette constatation en peau de chagrin, l'unicité constate que son système est sur le point de s'effondrer et déclare in abrupto qu'elle se porte comme un charme.
La coexistence de la violence, de l'unicité, de la nécessité n'est possible que dans un système en phase terminale, en décomposition avancée, qui ne comprend pas que la destruction contre laquelle il lutte est aussi la destruction qu'il suscite et qui a déjà tellement détruit qu'il ne laisse plus que le choix imposé d'une solution aussi unique qu'exsangue. Choix imposé, à l'insu de mon plein gré : ces formules oxymoriques dénotent quel est le type de nécessité qui se tapit derrière l'annonce triomphante que l'on a dépassé les valeurs de la métaphysique classique, en premier lieu la liberté du libre-arbitre si honni et si faux : la bonté et le bonheur du pouvoir exécutif unique sont les caractérisations perverses d'un pouvoir en fin de course, expression d'un système ontologique immanentiste en fin de course.
On est bon dans la mesure où l'on est unique. A la limite, l'adoration que Rosset témoigne envers le meilleur des mondes de Leibniz provient de ce type de raisonnement typiquement pervers. Le meilleur des mondes n'est le meilleur que dans la mesure où il est aussi le seul. La bonté est bonne dans la mesure où elle est la seule. Et tant pis (ou tant mieux) si cette bonté se manifeste en tous points par la méchanceté caractéristique et indéniable ( à la manière de Françoise dans Proust).
Où l'on voit pour finir que l'unicité de la nécessité recoupe le tragique - et ce qu'il y a de pervers dans le tragique d'héritage nietzschéen. Tout accepter, y compris le pire. Etre Surhomme dans la mesure où l'on accepte précisément le pire et où l'on souhaite que le pire revienne surtout. Le tragique de la nécessité consiste à faire de la destruction et de la violence la bonté et la beauté. L'affirmation selon laquelle le pouvoir exécutif unique découle de la conjonction de la nécessité et de la bonté s'explique par la perversion de l'autoritarisme qui se légitime dans le confort de son unité unique. Sa solitude.

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