lundi 21 septembre 2009

La Foire majeure

"L’importance de la joie dans toute l’œuvre de Rosset interdit d’assimiler son œuvre à une quelconque forme de pessimisme ou de nihilisme."

Je tire cette citation du mot de l'éditeur qui présente l'ouvrage consacré à Clément Rosset et intitulé
La joie et le tragique, introduction à la pensée de Clément Rosset, par Jean Tellez. C'est un professeur agrégé de philosophie devenu éditeur. Dans un louable souci de démocratisme philosophique, notre passeur d'idées publie des livres philosophiques sur Compte-Sponville, Ariel Wizman ou Clément Rosset. Parler de pensée pour qualifier les écrits de Comte-Sponville apparaît comme une loufoquerie et une exagération. Ce normalien agrégé de philosophie ne présente aucune idée personnelle, si ce n'est la capacité brillante à reprendre celle des autres, en particulier Montaigne et Spinoza.
En outre, cet amateur du matérialisme antique, de Montaigne et Spinoza légitime les dérives actuelles de l'ultralibéralisme au nom d'un éloge négatif de la cupidité. Il serait assez intéressant d'analyser cet éloge du négatif et de la contradiction. Je laisse de côté le cas ubuesque et consternant d'Ariel Wizman, dont on se demande bien en quoi il peut intervenir au rayon de philosophie. A part proférer des bêtises incoulables, ce jeune homme branché et manifestement peu porté à la réflexion se distingue par son sionisme militant, sa condamnation de toute critique subversive, son adulation de l'officiel, sa proprension aux paillettes médiatiques, son goût pour le mauvais goût, son dégoût d'Internet dans ses dimensions les plus positives.
Oublions ce symptôme de l'idéologie travestie en strass cathodique. Revenons à Clément Rosset. Evidemment, en comparaison d'un historien de la philosophie se prenant pour un philosophe, et d'un animateur de télévision célébré parce que sioniste et snob, Rosset présente l'allure philosophique authentique. Doté d'une pensée originale, notre normalien agrégé de philosophie (hasard ou corporatisme intellectualiste?) poursuit le sillon tracé par Spinoza et Nietzsche.
Le qualificatif d'immanentiste terminal permet de comprendre que Rosset se situe dans le prolongement de Spinoza (le saint patron fondateur) et Nieztsche (le prophète tardif et dégénéré). Rosset reprend Nieztsche et fait une lecture nietzschéenne, voire schopenhauerienne de Spinoza. Ce qui m'importe de comprendre ici, c'est pourquoi Rosset est un nihiliste posant à l'antinihiliste au nom de la joie et pourquoi son commentateur surdiplômé et brillant peut sombrer dans le contresens sous prétexte de l'éviter.
On connaît l'anecdote de Rosset qui prend le métro avec Cioran. Cioran est un nihiliste explicite et pessimiste, qui prétend que rien n'a de sens et que la vie ne vaut rien. A un moment décalé, Rosset lâche entre deux rames qu'il est en désaccord sur la philosophie pessimiste de Cioran, mais qu'il est en accord avec tous ses points de détail. Et Cioran de se lamenter en répondant que c'est parce qu'il s'agit évidemment de la vérité.
Cioran est un penseur explicitement nihiliste. Tout comme son disciple Jaccard, un ami de Rosset (le monde est petit?), Cioran aurait dû se suicider depuis longtemps s'il se montrait un minimum conséquent. Sans appeler ces pessimistes chics au suicide, je constate qu'ils ne sont pas sincères. On peut ne pas être d'accord avec Diogène le cynique, mais force est de constater qu'il respectait le programme qu'il se fixait. Avec les nihilistes pessimistes mineurs de notre époque faisandée, c'est "faites comme je dis, pas comme je fais".
On les appelle pessimistes, parce qu'ils pensent que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. En vérité, ce sont des nihilistes explicites, ce qui est déjà une contradiction. Cette engeance immanentiste tout à fait dégénérée n'est possible que dans un cocon aisée et dilettante, où l'on a les moyens de faire mine d'aller mal et de se donner de grands airs. Jaccard serait-il gravement malade ou simplement moins grand bourgeois, il ne courrait pas autant la jeunette asiatique et ne jurerait pas depuis quarante ans que tous les dix ans, il va se suicider - vous allez voir ce que vous allez voir.
Plus sérieusement : le nihiliste pessimiste manque de sérieux. Non qu'il faille être un guindé moraliste, mais que le sérieux désigne cette faculté à aborder le sens de manière rationnelle et cohérente. Le pessimiste serait cohérent si la vie engendrait plus de douleur que de plaisir. Outre que c'est une affirmation parfaitement fausse et tout à fait démentie par des philosophes comme Leibniz, qui estime avec raison que la somme des biens et des maux finit par s'équilibrer (dans une variante avoisinante, la bonne de Jeanne dans Une vie de Maupassant déclare en fin de roman que "La vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit
"), cette manière de voir tend, sous prétexte d'aboutir à un jugement, à rendre évident et irréfutable ce qui est le plus contestable. Je veux dire que cette manière de prendre une problématique immanentiste engagée, de type spinoziste, bien entendu partiale, et de faire comme si ces deux termes étaient les seuls existants, est d'ores et déjà orientée.
Quand Schopenhauer réduit la nature des maux à la douleur, il montre son vrai visage d'immanentiste, même si son orientation immanentiste incline au pessimisme. Bien entendu, l'erreur du pessimisme consiste à estimer arbitrairement que la somme des maux dépasse la somme des biens. La somme des maux en tant que douleur correspondrait au bien en tant que plaisir (mot voisin de la joie, surtout chez Rosset). La joie est la problématique centrale de la philosophie de Rosset, selon qui un philosophe qui ne considère pas le problème de la joie comme le centre de sa philosophie est un philosophe qui manque de sérieux, c'est-à-dire qui a oublié l'essentiel de l'existence.
Venons-en maintenant au nihilisme. Le nihilisme désigne en premier lieu le fait que tout se vaut, soit que rien ne vaut. La présentation de Rosset antinihiliste repose sur l'erreur : tout comme les nihilistes européens et russes de la fin du dix-neuvième siècle, Rosset appelle au désengagement politique, à l'amoralisme, à la fin de la métaphysique, au refus de tout absolu. Dans cette optique, il est bien plus proche des nihilistes que des pessimistes, car sa vérité recoupe le critère nihiliste de l'absence de vérité.
Sans aller jusqu'aux errances des postmodernes, qui croient résoudre le problème de la vérité en supprimant la vérité(résoudre le problème en supprimant le problème!), il est certain que Rosset se réclame de Spinoza pour proposer que la valeur suprême se déplace de la vérité classique vers le bonheur, le plaisir ou la joie. Plaisir et joie ont des sens plus que proches : Rosset confie que sa définition de la joie se rapproche au plus près de l'éjaculation, ce qui est une conception fort hédoniste, pour ne pas dire irresponsable, de l'existence.
La différence entre un nihiliste et Rosset tiendrait au culte de la joie que Rosset voue explicitement, puisqu'il a consacré à ce sentiment l'opuscule qu'il tient pour le plus cher :
La Force majeure. Dans cet essai, Rosset rend hommage à Cioran, à qui il reproche le manque de joie et le pessimisme. Contrairement à l'idée que l'on serait tragique en échappant au nihilisme, la définition que Rosset donne de la joie est passablement nihiliste. Il la définit comme irrationnelle (folle), terroriste et tragique.
Loin d'écrire un nouveau traité scientifico-psychanalytique sur le bonheur en douze leçons de vie, Rosset réfute la joie comm état permanent et oppose la pensée de Pascal : « Le temps et mon humeur ont peu de liaison : j’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi. » A quoi on opposera immédiatement cette autre pensée de Pascal : "Rien n'est plus lâche que de faire le brave devant Dieu".
Rosset se targue de ne pas aborder la question de Dieu au motif qu'il s'agit d'une perte de temps. En tout cas, l'approche de la joie selon Rosset est digne de la définition qu'il donne de la tragédie en reprenant un mot de son maître Jankélévitch : "Alliance du nécessaire et de l'impossible". La joie est tragique au sens nietzschéen en ce qu'elle recoupe un élitisme forcené selon lequel la joie est la réalité sensible qui désigne la faculté nietzschéenne à être un Surhomme.
On se souviendra que chez Nietzsche, cette faculté est marque d'élection et que la plupart des hommes appartiennent au troupeau des faibles et des esclaves. Seule l'élite des Surhommes peut parvenir à sauver l'humanité en accédant à la mutation ontologique - impossible et tragique. Il est évident que ce type de raisonnement émane d'un cerveau détraqué dont le stade de folie terminale résidera dans la tragédie du mutisme. Que ce soit un fou génial qui soit le prophète de notre époque en dit long sur la qualité de l'époque.
Que ce même fou soit le maître déclaré de Rosset, l'immanentiste terminal le plus emblématique de son temps, en dit tout aussi long sur la psychologie de Rosset et sur ce qu'est Rosset - un immanentiste terminal, qui prend acte de l'impossibilité de la mutation ontologique et qui se réfugie dans l'acceptation du nihilisme qu'annonçait Nieztsche. Nietzsche ne se rendait pas compte qu'il incarnait par son alternative impossible le prophète consternant et tragique de ce qu'il dénonçait.
La conception de la joie chez Rosset est profondément nihiliste en ce qu'elle est fugace, irrationnelle et élitiste. Par définition, si elle peut toucher n'importe qui, elle concerne au premier chef les élus qui sont capables de l'apprécier et de la développer. Disciple de Dionysos, Rosset a trouvé le correspondant nihiliste et sensible du dieu : la joie. Rosset parle de joie totalitaire, ce qui en dit long sur l'identité de ce dieu, même s'il va sans dire que le totalitarisme ne connote pas le totalitarisme politique, mais le domaine de l'ontologie.
Les mots ont un sens et le sens perd son grec si on le désynchronise et déconnecte de son application pratique et politique. La joie est le meilleur indice du nihilisme de Nietzsche, quoi qu'en disent Rosset et son commentateur aveuglé Tellez. Le déni est un aspect primordial du nihilisme. Si l'on se penche sur la définition du nihilisme que propose Wikipédia, on constate que le développement du nihilisme s'appuie sur le refus de "tout absolu religieux, métaphysique, moral ou politique".
C'est à la lettre le programme que suit Rosset, qui insiste sur l'identité de la morale et du moralisme, sur l'inutilité de l'engagement politique, sur la fin des religions et la caducité de la métaphysique. Par ailleurs, le terrorisme politique nihiliste trouve une correspondance chez Rosset, qui analyse longuement ce terme pour lui donner un sens purement réflexif dans
sa Logique du pire. Rosset se place dans la continuité de la doctrine philosophique nihiliste qui naît à partir de ces éléments, quelles que soient les dénégations qui puissent être opposées à cette constatation factuelle.
Le vrai maître antique de Rosset est aussi celui de Nieztsche. En philologue allemand éclairé, ce dernier ne pouvait ignorer l'existence du sophiste Gorgias. Spinoza est influencé par la pensée de Gorgias, sans vraiment se réclamer de l'existence de cet illustre devancier, un maître de l'érudition, comme Rosset et tous les immanentistes, et qui surgit à une période de transition dans le transcendantalisme, entre polythéisme et monothéisme.
Gorgias théorise rien de moins que le néant ou le rien. Dans un traité qui a été égaré, comme ceux de tous les nihilistes antiques, quelles que soient leurs distinctions, entre les sophistes, la métaphysique d'Aristote, Démocrite ou Épicure, Gorgias le sophiste explique en trois points que :
"1) Rien n'existe.
2) Si quelque chose existe, ce quelque chose ne saurait être appréhendé et encore moins connu par l'homme.
3) Même s'il l'était, son appréhension ne serait pas communicable à autrui."
Pour découvrir le raisonnement que propose Gorgias, digne d'un sophiste diablement malin, je renvoie à l'article Wikipédia sur le nihilisme ou à celui consacré à Gorgias. L'erreur ou la faiblesse de
Gorgias (penser que le non-être n'existe pas) explique pourquoi Platon l'a tant raillé. Platon a rétabli le critère malmené (par le nihilisme) de la vérité. Gorgias en bon sophiste nihiliste réfute la vérité et lui oppose la force du langage, soit la domination par les mots. Gorgias se trompe quant à la nature possible du non-être qu'il identifie fallacieusement en dénonçant génialement ( à moins avis) les faiblesses de l'Etre.
Ce qui importe pour notre compréhension du nihilisme, c'est de retenir que la définition du nihilisme se fonde moins sur l'absence de valeur (effet secondaire quoique important) que sur l'adhésion à une conception positive du néant. Cette conception du néant positif, soit de l'existence de l'absence, explique l'absence de valeur comme pour la domination oligarchique et politique. Elle explique aussi et surtout la seconde grande caractéristique du nihilisme : le déni.
Déni de la folie chez Nietzsche, déni constitutif (présent chez Gorgias) qui découle de l'instauration du principe de contradiction en lieu et place du principe de non contradiction. Si la contradiction devient signe de dépassement et de supériorité, on n'explique pas seulement les aphorismes parfois contradictoires et déroutants de Nietzsche - on comprend le concept de masque développé par le prophète moustachu et halluciné.
Le masque est la figure allégorique du déni, soit le fait que ce qui est contradictoire ne peut se présenter ouvertement et doit se cacher ou se présenter autrement. L'autrement est le nom du masque qui chez Rosset prend la caractérisation de la joie. D'où le paradoxe irréfutable selon lequel un nihiliste conséquent ne peut se présenter que sous le masque d'un non nihiliste. Le plus habile est encore de se montrer opposé au pessimisme et à l'absurde, ainsi que Nietzsche le fait contre Schopenhauer et ainsi que Rosset répètera cette antagonisme avec Cioran.
Dans cet ordre d'idées, le nihiliste conséquent de période terminale est le nihiliste masqué ou dénieur, qui se revendique comme tragique et non nihiliste. Celui qui se revendique comme nihiliste est soit un nihiliste explicite, soit un pessimiste chic, selon la pertinente expression employée un jour à la radio par Rosset pour caractériser ses amis de cet acabit, les Schiffter ou Jaccard - dont on remarquera la vacuité totale, tant dans les idées que dans le propos lénifiant et monocorde.
Celui qui se revendique comme nihiliste est ainsi moins nihiliste qu'hédoniste, même si les frontières entre ces deux territoires sont ténues. C'est un nihiliste inconséquent, en ce que l'inconséquence tient ici à la revendication du nihilisme et au fait qu'un nihilisme explicite manifeste une contradiction effective et renvoie à des sous-catégories mineures du nihilisme, comme le pessimisme, le snobisme, l'hédonisme ou le mondanisme à tendance médiatique.
Il va sans dire que c'est pour se montrer supérieur intellectuellement et pour la postérité que Rosset regroupe les nihilistes aux pessimistes et réduit le nihilisme au pessimisme. On oublie que le nihilisme conséquent correspond au tragique et que l'appellation de tragique est l'explicitation latente du nihilisme véritable. Que l'on se reporte au mot de Jankélévitch que j'ai cité précédemment.
La tragédie est le masque du nihilisme moderne - l'immanentisme. Rosset est un nihiliste en ce qu'il croit explicitement au néant et qu'il dresse l'apologie du néant et du rien. Ainsi de ce passage impressionnant où il explique que contrairement aux conceptions de la métaphysique classique, en particulier des moralistes comme les stoïciens, le désordre précède et supplante l'ordre (dans Le Régime des passions).
Entendez : l'être est dominé par le non-être. L'application politique du projet idéologique du nihilisme est l'oligarchie. Sous Platon, ce sont les Trente qui prennent le pouvoir (dont Critias, un parent de Platon, et Charmide, son oncle). Quand le religieux vacille, comme à l'époque de Platon, comme à notre époque aussi, l'oligarchie ressort. Bien entendu, les nihilistes qui cautionnent l'oligarchie se meuvent dans le déni puisque ce sont de vrais nihilistes et qu'au lieu de se présenter comme oligarques, ils loueront l'extrémisme libéral ou le désengagement politique.
En bon nihiliste et oligarque, élitiste et dominateur, Gorgias promeut le pouvoir du langage. Idem pour Rosset, qui ne cesse de clamer son amour des mots, au point d'avoir intitulé un opuscule Le Choix des mots - et qui y ajoute le pendant irrationaliste de la joie en lieu et place de la vérité. Toutes ces correspondances entre Rosset et le nihilisme indiquent que Rosset est un nihiliste et que Tellez est un commentateur qui ne peut s'empêcher de verser dans la complaisance, voire l'hagiographie, sous prétexte d'aborder la critique de son philosophe de référence (preuve qu'un commentateur dénué de jugement est dénué de pertinence critique, ce qui est passablement dérangeant dans l'exercice de son travail de commentateur).
Il est vrai que quand on commet des entretiens avec des philosophes aussi douteux que Compte-Sponville le professeur adepte du libéralisme le plus pragmatique et nullement philosophe - ou le télégénique sioniste encore moins philosophe dont le nom m'échappe par bonheur -, on se trouve émerveillé devant la pensée d'un sophiste qui est lui un vrai philosophe. Philosophe immanentiste de stature terminale, sophiste et nietzschéen, dont le danger intellectuel se traduit par la forme du masque.
En parlant de Nietzsche, dont l'adoration des sophistes semble supérieure à celle de Spinoza, des moralistes français ou de Voltaire, la distinction nietzschéenne du nihilisme repose sur l'idée que le projet nietzschéen n'est pas nihiliste. Emblématique du nihilisme masqué, Nietzsche dénonce avec vigueur le nihilisme et propose une définition double (au sens d'incohérente et d'hypocrite) du nihilisme, entre nihilisme passif et nihilisme actif. L'actif intervient quand les valeurs s'effondrent. Le passif est le disciple de Schopenhauer : "Nihiliste est l’homme qui juge le monde tel qu'il est ne devrait pas être, et le monde tel qu'il devrait être n'existe pas
".
Selon cette définition, il n'est de nihiliste que passif. Si Nieztsche pense à Schopenhauer derrière les nihilistes terroristes, c'est qu'il considère que l'absence de mutation équivaut au pessimisme et qu'une mutation est possible. Contrairement à Schopenhauer, Nietzsche croit au changement, quand le pragmatisme postnietzschéen de Rosset supprime quasiment le changement ou le relègue à une place plus que secondaire.
Le nihilisme actif exprime la fin et l'aberration du nihilisme, un peu comme les écrits inutiles et amers d'un Schiffter. A ce propos, il me souvient d'une anecdote de Rosset, qui raconte que son écrivain adoré Pinget est considéré la plupart du temps comme un clone brillant mais inférieur de Beckett. Rosset de noter : dès qu'on copie quelqu'un, y compris si l'on copie avec qualité et originalité, c'est forcément moins bon - ça ne vaut plus rien du tout. Mineur = rien.
Le point important réside dans le deuxième terme. Le premier correspond au refus du réel chez Rosset. Le deuxième indique l'idéalisme utopique de type platonicien qui meut le nihiliste, soit la croyance dans les arrières-mondes, ce que Nietzsche appelle l'illusion. A l'aune de cette citation, le nihilisme connote rien de moins que toute la métaphysique, le religieux, en particulier le christianisme, et le politique, notamment idéologique.
Jamais Nietzsche ne se rend compte que son renversement des valeurs fait que si le renversement n'est pas viable, il s'en suit que le nihiliste n'est autre - que Nietzsche lui-même. Nieztsche ignore qu'il est le véritable nihiliste de la fable, comme le meurtrier atteint de graves hallucinations psychiatriques et chargé de l'enquête criminelle ne se rend pas compte qu'il est le meurtrier qu'il traque.
On pourrait ajouter à la liste impressionnante des dénieurs le cas d'Œdipe. Notre héros pourchasse le responsable de la peste qui s'abat sur Thèbes sans se rendre compte que le responsable n'est autre que lui-même - accessoirement, Œdipe apprend qu'il est le meurtrier de son père et le mari de sa mère, réalisant la prophétie atroce du devin à son endroit.
Cette fable qui met en garde contre l'aveuglement narcissique de l'homme explique aussi pourquoi les immanentistes lui accordent si grand cas. Pour les Grecs polythéistes qui louent cette tradition orale, il s'agit de mettre en garde contre l'aveuglement humain qui ne peut être compensé que par le culte des dieux. Dans la légende, Œdipe finit par mourir dans un lieu de culte non loin d'Athènes, en compagnie de sa fille maudite Athéna. Que des symboles.
Œdipe meurt dans un sanctuaire dédié aux Erinyes sous le patronage apaisant et bienfaiteur d'Apollon. Les
Erinyes sont les Furies de la vengeance, qui pourchassent les malfaiteurs, en particulier quand les crimes sont commis contre des membres de la famille. De ce fait, Œdipe vient trouver refuge auprès de celles qui l'ont persécuté. Il inverse par sa mort la dimension punitive des Erinyes en se plaçant sous la protection d'Athéna et d'Apollon.
L'un des noms des
Erinyes à Athènes est Maniai, la folie : cette folie maniaque est celle qui assaille Nietzsche après son effondrement sympathique et nerveux de Turin, où il embrasse un cheval de coche. Nieztsche serait-il pourchassé par la vindicte des Erinyes pour avoir propagé des idées destructrices pour l'homme et en tous points conformes au diabolisme?
En tout cas, Nietzsche oublie que son programme de mutation ontologique est irréaliste et qu'il tombe sous le coup de la définition nihiliste (l'impossible). Nietzsche se montre sous le visage du postromantique exacerbé et flamboyant, c'est-à-dire sous les traits de la contradiction nihiliste de celui qui vitupère après le platonisme et le christianisme et qui se montre aussi idéaliste, utopiste et nihiliste qu'eux, ses grands ennemis dont il ne peut se passer et qu'il emportera vers le mutisme maniaque et définitif.
Quant à Rosset, il prend acte de l'impossibilité du programme nietzschéen sur la fin et s'en tient prudemment au travail de dynamitage de Nieztsche. Fidèle à la clarté du style, Rosset juge que le seul monde non nihiliste est le monde tel qu'il aimerait qu'il soit, soit le monde impérialiste de la démocratie libérale, de l'élitisme, du tragique et de la joie. Selon la définition que propose Nietzsche du nihilisme, Rosset est lui aussi un nihiliste, car non seulement il cautionne avec enthousiasme le nihiliste actif de Nieztsche, soit l'effondrement de l'ordre pour la joie malsaine et maladive du désordre, mais encore il ne produit aucune définition précise du réel.
Refuser de définir connote bien entendu l'irrationalisme, qui plus est en refusant de caractériser le réel. Rosset montre qu'il ne saurait choisir ce qu'est le reél et que son choix est arbitraire et violent - un classique coup de force. Son choix se porte en faveur du réel le plus sensible, le plus immédiat, le plus apparent. Fidèle aux goûts esthétiques et ontologiques de Nietzsche, qui est le réducteur immanentiste en chef, Rosset opte typiquement pour le réel de ses fantasmagories au nom du reél. Il tombe précisément sous le coup de la définition que Nietzsche propose du nihilisme.
Tant Nietzsche que Rosset ne se rendent pas compte qu'ils dénoncent le nihilisme pour réaliser son programme, comme
Œdipe fuit sa famille pour mieux réaliser la funeste prophétie. L'œuvre de Rosset repose à partir du Réel et son double sur l'interprétation de l'oracle d'Œdipe. Rosset aime à répéter sous différentes histoires l'implacable nécessité du destin, qui suit le cours du réel opposé aux fantasmagories du double : on n'échappe pas à son destin - et le meilleur moyen de réaliser son destin est d'y échapper. Ainsi d'Œdipe, ainsi de ces innombrables personnages qui fuient la mort pour mieux la retrouver.
Rosset et Nietzsche sont tragiques en ce qu'ils fuient le nihilisme pour mieux le retrouver. Ils sont des Œdipe persuadés d'échapper à leur destin d'immanentistes. Comme s'ils réalisaient leurs sombres prophéties, ils prouvent qu'ils sont des prophètes du nihilisme moderne et que leur statut révèle une filiation terrible, celle du diable, de Dionysos et de toutes les divinités ayant un pouvoir destructeur et maléfique. Nieztsche sombre dans la folie pour y échapper et Rosset propose la joie pour échapper au nihilisme actif.
Las! Rosset est bien ce nihiliste qui prétend achever le projet nietzschéen en lui donnant une cohérence qu'il n'a pas. Rosset fait du Nieztsche sans mutation et avec joie. Alors que Nieztsche projette de changer de réel, Rosset propose la joie comme remède à la nécessité de rester dans les coordonnées de ce reél. La musique pourrait être invoquée aussi comme autre donnée irrationnelle, étant entendu que tout ce qui est contraire à la raison et aux mots trouve chez Rosset matière à louange.
Nieztsche était si amateur de musique qu'il déclara un jour d'enthousiasme (toujours extrémiste chez lui) que sans elle, la vie serait une erreur. Pour clore ce propos sur le nihilisme, dont Rosset est la figure terminale, puisque après le nihilisme actif, il ne reste rien, sauf un changement religieux et un nouveau sens (une nouvelle direction), j'espère n'avoir rien oublié. Si : je m'aperçois que le titre du livre que Rosset consacre à la joie est inspiré d'un cas de droit, qui ne fait que corroborer le nihilisme travesti en joie de Rosset.
Si l'on s'en tient à l'article de Wikipédia sur le sujet, on apprend entre autres correspondances que le propre du cas juridique de force majeure est d'être "imprévisible, irrésistible et extérieur". Selon l'article, "la force majeure permet une exonération de la responsabilité, c'est-à-dire qu'on écarte la responsabilité qui aurait normalement dû être retenue au vu de la règle de droit applicable, en invoquant les circonstances exceptionnelles qui entourent l'événement".
"L'application de la force majeure est réservée à des cas de "responsabilité contractuelle, délictuelle et quasi-délictuelle". Autant dire que la force majeure est le principe qui se trouve au-dessus de toutes les lois et de toutes les raisons humaines. De la même manière que Gorgias prétend par son pragmatisme rhétorique d'orateur aider les États à faire des choix politiques, c'est-à-dire à dicter les lois par la force de persuasion du langage, Rosset s'inspire d'un principe juridique exclusivement humain pour situer le principe suprême de sa philosophie au-dessus des principes rationnels humains.
Toujours cette volonté de dominer et de supplanter. Chez le nihiliste, cette manie fort violente se nomme irrationalisme. La joie est ainsi totalitaire, non seulement pour les raisons qu'invoque Rosset, et qui seraient ontologiques et politiques, mais aussi pour des raisons juridiques qui sont fort dangereuses, puisqu'elles peuvent excuser les pires crimes et les pires délits au nom du cas de force majeure.
Pensons à quelqu'un qui commettrait un délit politique (comme un pot-de-vin) ou privé (comme la pédophilie) et qui expliquerait que son délit tombe sous le coup de la force majeure en ce qu'il a suscité le phénomène de la joie. Les récriminations friserait le tollé, ce qui montre assez que la joie de Rosset est proche de la loi du plus fort chère à Calliclès, aux oligarques comme Charmide, mais aussi à un auteur ambigu et libertin comme La Fontaine (au demeurant tout à fait génial dans l'expression de ses Fables).
L'allusion à la force majeure comme synonyme de la joie selon Rosset explicite encore plus la raison pour laquelle les nihilistes se réfèrent toujours à des symboles, des forces ou des divinités violentes, destructrices et diaboliques. Dans le cas de Nietzsche, c'est Dionysos. Dans le cas de Rosset, le coup de force totalitaire consiste moins à se référer à des symboles dépassés qu'à des cas exclusivement humains plus qu'ambigus. Que la force majeure existe, il n'y a là-dessus aucun doute. C'est le rapprochement entre la force majeure et la joie qui est pervers et périlleux.
La joie ne possède en rien ce pouvoir totalitaire d'absolution, qui conduit à excuser n'importe quelle joie, y compris la plus sadique et perverse, au motif qu'elle serait prescrite par le cas de force majeure. Je ne pinaille pas. Le vocabulaire qu'emploie Rosset à ce sujet suffit à montrer que sa conception de la joie est nihiliste et que la particularité du nihilisme est de légitimer le principe ontologique de destruction et de néantisation, qui conduit en politique au principe oligarchique.
Pour reprendre une expression chère à Rosset, la joie nihiliste est cruelle. Que le reél soit cruel n'obère en rien le sens de cruel, qui renvoie au sanguinolent et à l'écorché. Conception typiquement dionysiaque, elle conduit à l'impérialisme, qui est le vrai moteur du libéralisme démocratique. Rien d'étonnant à ce que la démocratie libérale mène au totalitarisme oligarchique : le libéralisme est le masque de l'oligarchisme, comme la joie est le masque du nihilisme.

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