mercredi 7 octobre 2009

Gorgées d'Augias

Revenons à notre Gorgias illustré qui est un symptôme nihiliste tout à fait passionnant pour comprendre notre époque et la mentalité immanentiste qui la submerge. Gorgias est le sophiste emblématique que Platon attaque dans ses dialogues. Si Calliclès est celui qui incarne le discours de la force contradictoire, Gorgias plaide en faveur de la puissance du discours sans être capable de définir ce qu'est cette rhétorique si puissante qu'elle abolirait la vérité et qu'elle serait en mesure de convaincre les puissants du monde (Gorgias lui, au contraire de Platon, aurait convaincu Denys).
Gorgias survient au cinquième siècle avant notre ère, à une époque où le transcendantalisme est en train de craqueler. Le polythéisme se fissure parce qu'il est en passe d'être remplacé par le monothéisme. Ce changement s'explique par le fait que le paradigme polythéiste ne fonctionne plus. Le polythéisme était configuré pour fonctionner dans un monde pluriel, alors que l'homme est en train d'amorcer sa réunification. Le monothéisme est la religion qui permet de fonder cette réunification sur des bases religieuses.
L'intéressant, c'est la fissure transcendantaliste qui se manifeste. Le nihilisme antique reparaît sous cette fissure. Bien entendu, ce n'est pas la première fois que le nihilisme montre le bout de son naseau hideux, mais l'intéressant est que le platonisme est le discours métaphysique et savant qui correspond au monothéisme religieux. Nietzsche l'a assez tancé. Dans cette veine, la victoire du monothéisme signe la marche en avant implacable du transcendantalisme, soit du religieux classique et authentique.
Comme Gorgias est un nihiliste, il est attaqué par Platon, qui n'a que trop compris qu'il personnifie le nihilisme, soit la destruction de l'homme. Platon propose sa théorie du réel pour sauver l'homme et pour proposer un nouveau chemin à l'homme. Dans cette période de changement, qui évoque (en mineur) notre monde effervescent, l'homme est à la croisée des chemins. Ceux qui ont condamné Socrate ont condamné le monothéisme. Ce sont des conservateurs plus ou moins réactionnaires, qui refusent que les valeurs polythéistes changent et qui accusent les novateurs monothéistes d'être les responsables de la crise.
Socrate meurt pour des motifs religieux. Face au parti polythéiste classique, Socrate incarne le parti monothéiste. Les Athéniens qui le jugent et le condamnent à la mort sont des oligarques frottés de conservatisme réactionnaire et partisans du respect des valeurs ancestrales. Gorgias se veut nihiliste, c'est-à-dire qu'il refuse l'ensemble du courant concernant le transcendantalisme. Gorgias est l'apôtre subtil et raffiné de la loi du plus fort chère à Calliclès. Calliclès est un personnage emporté et brutal, qui défend explicitement des valeurs intenables, qui déboucheront sur la Tyrannie des Trente et d'autres manifestations oligarchiques. Gorgias est de ce point de vue un vrai nihiliste en ce qu'il défend le parti du non-être par le masque du discours.
Gorgias personnifie le renversement de toutes les valeurs, qui n'est pas une thématique moderne chère au prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré Nietzsche, mais que Nietzsche a empruntée à Gorgias et à ses devanciers. Gorgias n'est pas original sur ce point : sa filiation avec son maître Empédocle d'Agrigente signale que Gorgias radicalise et simplifie la doctrine des quatre éléments d'Empédocle pour l'expurger de toute considération prophétique et pour n'en conserver que l'opposition entre l'amour et la haine.
Nietzsche ne pouvait ignorer en philologue éclairé la pensée de Gorgias. Sa doctrine est directement inspirée de Gorgias, qui est de ce point de vue le maître non seulement de Nietzsche, mais encore de Spinoza. Gorgias n'est pas le seul inspirateur de l'immanentisme, mais on voit que la doctrine du renversement des valeurs est inspiré par Gorgias. Gorgias renverse la doctrine de l'Être, selon laquelle le non-être n'existe pas. Pour Gorgias, c'est exactement l'inverse : le non-être existe seul et l'être n'existe pas. Ne parlons a fortiori pas de l'Être.
Il est intéressant de constater que Gorgias est bien plus direct et franc que Nietzsche. Nietzsche dresse l'apologie du masque quand Gorgias assure un tableau limpide du nihilisme antique. C'est que l'immanentisme comme doctrine nihiliste moderne est obligé d'avancer masqué pour éviter les attaques de la censure monothéiste et que les déboires des penseurs nihilistes de l'Antiquité, tous discrédités et plus ou moins oubliés, incitent leurs héritiers immanentistes à biaiser et à ruser.
De ce point de vue, la définition que Nietzsche donne du nihilisme est éclatante. Selon notre moustachu illuminé, qui à l'instar d'Empédocle se prend pour un prophète, il est deux nihilismes : l'actif et le passif. Sans oser de jeux de mots sur cette distinction un brin pédérastique (pour rester dans la veine philosophique antique), je note que chez Nietzsche, tout le monde est nihiliste. C'est une simplification accommodante et perverse (au sens où Nietzsche prend se désirs pour des réalités). Les passifs sont les nihilistes qui s'ignorent et qui avant de refuser le réel refusent le nihilisme.
Quant aux actifs, Nietzsche les tient dans la plus haute des considérations, puisqu'il n'hésite pas à affirmer à leur sujet qu'ils représentent une manière divine de penser et qu'ils coïncident avec l'effondrement de valeurs dépassées. Renversement de toutes les valeurs, nous y sommes! Nietzsche a fort bien compris qu'il arrive à une époque où le monothéisme chrétien s'effondre et où il convient pour un nihiliste de profiter de cet effondrement pour imposer le nihilisme.
Avec l'exemple des sophistes qu'il conserve sous son nez de philologue de formation, Nietzsche ne sait que trop qu'il est dangereux d'avancer de front et qu'il convient de se présenter masqué. C'est le masque que Nietzsche théorise avec originalité - bien plus que le renversement des valeurs. Une des spécificités de l'immanentisme tient dans le fait qu'il se veut un nihilisme plus réaliste ou pragmatique que le nihilisme antique, dont la naïveté politique le conduit à l'effondrement et l'oubli.
Le poignardé Spinoza (toujours pour des motifs religieux, aussi détestables soient-ils!) disposait d'une devise masquée : caute, c'est-à-dire vigilance. De ce opint de vue, Spinoza se montre le disciple d'Aristote et de sa phronesis. C'est en quoi les immanentistes se croient supérieurs aux nihilistes antiques : ils ont compris que le nihilisme ne pouvait s'imposer que par le masque. Dans cette conception, Gorgias explique tout haut ce que les nihilistes pensent de plus en plus bas à mesure que l'immanentisme progresse et impose le plus haut degré de domination du nihilisme dans l'histoire humaine.
Maintenant, si la théorie renversante de Gorgias n'a eu aucune postérité, si les écrits de Démocrite ont subi l'anathème que leur vouait Platon, si les dialogues d'Aristote sont perdus, c'est parce que le nihilisme ne tient pas théoriquement et repose sur l'erreur la plus obvie - et la plus dangereuse. J'insiste sur le caractère périlleux : comme son étymologie l'indique, toute menée nihiliste mène vers le néant, soit vers la destruction de l'homme.
L'erreur nihiliste repose sur le fait que le néant positif n'existe pas. C'est pourquoi le nihilisme aboutit à la destruction : parce qu'il repose sur l'erreur fondamentale et première et qu'à partir de cette erreur de lecture de la réalité on aboutit fatalement à la destruction. La colère de Platon n'est pas du tout une colère de moraliste ou de caractériel - en premier lieu. C'est la lucidité d'un homme qui ne discerne que trop vers où le renversement des valeurs nihilistes mène.
Examinons la théorie que propose Gorgias. Après tout, si Gorgias avait pondu une alternative révolutionnaire à la doctrine de l'Être, il ne serait pas oublié comme il l'est de nos jours. Il serait l'alter ego de Platon. A une époque où la philosophie règne en maîtresse et en dégénérée, au moment paradoxal où elle remplace la religion par l'adjonction d'une pauvreté de pensée stupéfiante, au moment où les philosophes sont de plus en plus des répétiteurs et des perroquets, pour ne pas dire des roquets, la mode est à la contre-philosophie, soit à l'exhumation de philosophes totalement mineurs sous prétexte qu'ils auraient été injustement oubliés.
Le parangon médiatique de cette contre-philosophie, au sens où l'on parle de contre-culture, est le pédant autant que nullité philosophique Onfray. Bien entendu, Onfray se présente sous les oripeaux de l'hédoniste, ce qui est une manière ridicule et inconséquente de justifier son nihilisme imbuvable. Cette manière de réhabiliter la contre-philosophie implique que ce soit le nihilisme qui soit mis en avant. Rosset l'immanentiste terminal, qui possède une stature supérieure à celle de ses épigones, explique déjà qu'il existe une contre-histoire de la philosophie dans laquelle on trouve schématiquement Lucrèce, Spinoza, Nietzsche - et lui-même.
Foin du mystère sur le nom de cette philosophie. Si elle ne se présente pas explicitement, c'est parce que sans son masque elle disparaît. Leçon que les immanentistes ont apprise auprès des platoniciens et qu'ils s'empressent de ne pas répéter. Gorgias se montre plus candide, notamment dans son dialogue avec Socrate, où il a la naïveté invraisemblable de dresse un éloge du langage en guise de loi du plus fort. L'examen du nihilisme athénien antique est plus à même de nous indiquer les rouages du nihilisme, alors que l'immanentisme a maturé la prudence (Selon le traducteur Tricot) chère à Aristote et les précautions de Descartes (dont le devise "larvatus prodeo" est terrifiante) puis de Spinoza (à ce titre, Caute est une variante cartésienne et aristotélicienne).
Gorgias fonde son apologie du nihilisme sur l'idée qu'il n'y a que du non-être, alors que Platon prétend qu'il n'est que de l'Être. L'être est contenu dans l'Être. S'il est contenu dans le non-être, alors il est non-être lui-même. Si l'on rapporte la notice brève que consacre Wikipéda au philosophe estampillé sophiste, nous apprenons que « Gorgias de Léontium appartient à cette catégorie de philosophes qui ont supprimé le critère de vérité. (...) Dans son livre intitulé Du non-être, ou de la nature, il met en place, dans l'ordre, trois propositions fondamentales : premièrement, et pour commencer, que rien n'existe; deuxièmement que, même s'il existe quelque chose, l'homme ne peut l'appréhender; troisièmement, que même si on peut l'appréhender, on ne peut ni le formuler ni l'expliquer aux autres. » (Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 65).
Concentrons-nous sur la première proposition sans laquelle les deux autres sont fausses. Les deuxième et troisième propositions découlent directement de cette première. L'assertion nihiliste est déclamée de manière logique, ce qui en dit long sur le vice de la méthode logique pseudo-rationnelle. Quand on a besoin de prouver quelque chose, c'est que cette chose ne tient pas la route. La méthode de Gorgias est sophistique en ce qu'elle en jette plein la vue au lieu de s'attacher au critère de la vérité.
Nous pouvons tourner notre regard vers la méthode géométrique de Spinoza, qui au fond se livre à la même opération d'intoxication et de manipulation rhétorique. La forme impeccable cachant le fond faux (autant que faux-fond). Si Nietzsche s'attache moins à la logique qu'un Spinoza, au point de lui préférer le beau langage, de même que Rosset, c'est qu'il estime avoir triomphé par la ruse du masque de l'aversion que suscite toute forme nihiliste chez l'auditeur au fait du programme.
Pour étayer sa démonstration pseudo-logique, Gorgias retient trois possibilités ontologiques : «S'il existe quelque chose, c'est ou l'être, ou le non-être, ou à la fois l'être et le non-être.» Le but de Gorgias est bien entendu de prouver la seconde possibilité, qui implique l'absence de contradiction logique (coexistence de l'être et du non-être) et inféodation de l'être au non-être. Avant de prouver que Gorgias se trompe et trompe, nous allons noter que selon le raisonnement nihiliste typiquement dualiste l'opposition entre l'être et le non-être se fait au nom de la supériorité du non-être. Raison pour laquelle les nihilistes relient toujours la jubilation qu'ils éprouvent à la fin de la destruction.
Ce que Rosset appelle joie est connoté comme ce qui est terroriste, destructeur, cruel. La joie terroriste n'est rien d'autre que la joie subliminale que l'on éprouve au spectacle de la destruction. Cette joie mauvaise, Rosset la nomme folle. Lucrèce l'évoque déjà en décrivant le contentement que le spectateur éprouve devant un naufrage, en précisant que sa joie provient de sa propre sauvegarde, soit du sentiment de conservation de sa propre vie.
Si l'on se souvient de la conséquence de l'ontologie nihiliste, le dualisme nihiliste n'est pas en cause, car le monisme que propose Gorgias est fondé sur la contradiction et l'erreur sous prétexte de logique et de vérité. Par conséquent, si la doctrine nihiliste est fausse, c'est sa fausseté qui provoque le dualisme et le convoque, alors qu'elle projette sur l'ontologie classique ses propres errances/carences.
De ce point de vue, le dualisme platonicien, tant dénoncé par Nietzsche et ses sbires, est un dualisme moindre, car il contient une erreur bien moins importante que le nihilisme. Le nihilisme est une doctrine qui n'est pas viable, quand le transcendantalisme, aussi dépassé qu'il soit désormais, n'en demeure pas moins une doctrine qui a tenu la route pendant toute l'histoire humaine. Que le transcendantalisme se soit effondré, libérant la place à l'immanentisme, ne change rien à cette constatation.
C'est dire que le dualisme exprime la contradiction ontologico-logique, mais que cette contradiction n'est pas en désaccord avec le monisme. Simplement, le monisme est contradictoire et cache en son sein le dualisme, comme on peut insinuer que la doctrine du non-être étant fausse, elle libère l'espace pour la coexistence impossible de l'être et du non-être.
Quant au fait que Spinoza le saint de l'immanentisme n'évoque pas ouvertement la question du non-être, elle est surtout à mettre en corrélation avec la prudence légendaire de Spinoza, qui dissimule sa doctrine (caute toujours, tu m'intéresses). A partir du moment où Spinoza ne définit pas la substance et pas davantage ne livre sa définition de l'infini, il libère la place pour le néant. Le système moniste est un système nihiliste qui ne théorise pas le non-être pour ne pas laisser apparaître sa contradiction irréfutable et indécrottable.
Par ailleurs, l'immanentisme surgit comme une réponse au monothéisme qui intègre de ce fait l'échec du nihilisme antique et qui tente de ne pas reproduire l'erreur. Cette erreur, nous en avons la démonstration inversée grâce aux arguties de Gorgias. Au passage, on comprend le sens du terme sophisme à la lumière de cette logique déployée au nom du mensonge et de l'absence de vérité. Au moins Gorgias nous annonce-t-il clairement la couleur (et la douleur), lui qui nie la vérité et qui la remplace par la puissance séductrice du discours.
Pourtant, à la lumière du discours rapporté de Gorgias, que constate-t-on? « Si le non-être existe, il sera et à la fois il ne sera pas (...). Or il est tout à fait absurde que quelque chose soit et ne soit pas à la fois. Donc le non-être n'est pas." Gorgias commence par expliquer le caractère absurde (impossible) de l'existence du non-être. Le syllogisme qu'emploie Gorgias est remarquable en ce qu'il est faux. Il part d'une prémisse mineure juste ("or") pour aboutir à une conclusion fausse (donc).
Donc traduit la conclusion finale et irréfutable. Ce donc est en trop. Il n'y a aucune conséquence des deux prémisses vers la conclusion. D'un point de vue rigoureux, le non-être pourrait tout aussi bien être que ne pas être. Gorgias prouve le non-être de manière fausse et fourbe : sa preuve est une fausse preuve, que Platon s'est contenté de démentir en la raillant. Rosset a déclaré une homérique colère au point de pondre un opuscule dans lequel il tient à prêter au maître-ontologue Parménide des paroles qui ne sortent pas de la bouche de Parménide ou d'Empédocle - mais de Gorgias.
Reprenons le fil de la citation pour démonter le fil du raisonnement, où la conclusion a été d'autant plus vite apportée que rien n'a été démontré, au point qu'on peut sans hésiter parler de faux syllogisme ou de fausse logique : "Si le non-être existe ainsi que l'être, le non-être sera identique à l'être du point de vue de l'existence : si bien qu'aucun des deux ne sera. Que le non-être n'existe pas, c'est admis ; démonstration a été donnée que l'être serait constitué comme lui, et ainsi, l'être lui-même n'existera pas. »
Dans cette précision logistique, Gorgias subsume le dualisme véritable qui se tapit derrière le monisme nihiliste. A l'époque du nihilisme antique, Gorgias peut encore se permettre de postuler logiquement (d'où la contradiction) à l'omniprésence du non-être. Gorgias n'apporte aucune précision quant à l'existence du non-être. Il fait comme s'il avait déjà démontré ce qu'il s'est contenté de déduire par un coup de force qui est aussi une farce majeure (pour parodier le célèbre titre de l'héritier Rosset).
Si l'on se penche sur l'explication que propose Wikipédia des propositions de Gorgias (et non de Parménide, contrairement à l'insinuation parfaitement fallacieuse de Rosset), l'on se rend compte que le véritable argument du nihilisme est contenu dans la question de savoir si l'on peut ou non avoir l'idée du néant positif : "Penser le non-être comme tel est en soi la preuve que le non-être n’existe pas. D’autre part, le non-être en tant qu’idée existe." Pourtant, la contradiction est patente dans les propos de Gorgias : si l'on a l'idée de quelque chose, cette chose est rattachée à l'existence. C'est d'ailleurs l'argument-massue de Platon, qui note que tout n'est qu'existence et que l'existence de l'idée implique l'existence de l'Être.
Si Platon commet une erreur rattachée à l'histoire du monothéisme, erreur sur laquelle je reviendrai, il va de soi que l'erreur capitale et indéfendable de Gorgias se détruit d'elle-même. De ce qu'il a l'idée du non-être, Gorgias en déduit que le non-être existe forcément. Platon montre que l'idée de non-être relève de l'être, en tant qu'il est idée et en tant qu'il faut bien que quelque chose soit.
C'est sur le point de l'ontologie de l'Être et pas en tant que tel que les arguments de Gorgias comportent quelque portée et que l'immanentisme a pu devenir la mentalité dominante de la modernité. Si l'on examine d'un point de vue ontologique les arguments sur l'être, on se rend compte que Gorgias explique que l'être n'existe pas parce que seul l'être non dérivé est envisageable et que cet être non dérivé n'existe pas (négation qui équivaut d'ailleurs à un aveu d'erreur). Cependant, Gorgias instaure un nouveau coup de force contre la logique élémentaire en assimilant ce qu'il appelle l'être au sensible.
De fait, Gorgias critique la tradition de laquelle surgit Platon -Parménide, Pythagore, quelques autres, et leurs maîtres égyptiens. Je donne la citation in extenso : "De même, l’être n’existe pas. Car si l’être existe, il est soit dérivé, soit non dérivé (comprendre « dérivé » dans le sens « issu de quelque chose »). Cependant, si l’être est non dérivé, il n’a pas de commencement, et est alors infini. Mais, si l’être est le contenu d’un contenant qui serait l’espace qui l’entoure, alors l’être ne peut être infini car il n’existe aucun contenant qui soit plus grand que l’infini. Si l’être ne peut être contenu dans un contenant, il n’existe pas. De même, si l’être est dérivé, alors il est issu soit de l’être soit du non-être. Or ce qui donne naissance doit faire partie de l’existence, ce qui n’est pas le cas du non-être. Donc l’être ne peut être dérivé du non-être. De même, l’être ne peut être issu de l’être, car il n’est pas né mais existe de tout temps. En d’autres termes, si un être est issu d’un autre être, cet autre doit lui-même être issu d’un autre être, ce qui crée une infinité, et ramène l’être dérivé à la condition d’être non dérivé. Donc il est impossible que l’être soit."
On retiendra la conditionnelle qui assimile de facto l'être au sensible. Ce faisant, Gorgias élude la question de l'Être, qui est le synonyme auquel parvient Platon quand il aborde la question de l'infini : "Mais, si l’être est le contenu d’un contenant qui serait l’espace qui l’entoure, alors l’être ne peut être infini car il n’existe aucun contenant qui soit plus grand que l’infini." Au passage, c'est l'infini que Spinoza se garde de définir dans son Ethique fort peu géométrique - indice décisif qui indique que Spinoza a en vue le néant derrière cet infini d'autant plus propice qu'il est non défini et d'autant plus séduisant qu'il demeure en suspens, comme une ruse précautionneuse à laquelle on aurait inscrit l'écriteau : Caute.
Si Gorgias par ce développement n'a nullement prouvé l'inexistence - du non-être, il a mis l'accent sur la faiblesse de l'Être platonicien. Gorgias se garde bien d'évoquer la doctrine de l'Être, car son substitut du non-être est encore plus faible et critiquable que l'Être critiqué par ses soins. Le point cardinal de la critique consiste en gros à remarquer que l'être n'est jamais défini. Alors que Platon déduit de l'incomplétude de l'être à l'existence englobante de l'Être, Gorgias peut se permettre de subvertir cette logique ontologique en montrant que l'effort de définition est insuffisant.
Gorgias ne résout pas l'aporie qu'il lève, et c'est la raison pour laquelle les sophistes jouent un rôle mineur dans l'histoire de la pensée. Toutefois, Gorgias voit que le passage de l'être à l'Être prête à critique. La technique du prolongement et de la limite est violemment critiquée par Gorgias, qui se rend compte que si l'être est irréfutable, sauf pour Kant (qui voudrait tant sauver l'Être en remettant en question l'être), l'Être est une conception arbitraire et contestable.
Sans doute l'être est trop irréfutable pour ne pas se trouver justifié par l'Être, mais en même temps l'Être est trop hypothétique pour ne pas passer sous les fourches caudines de la critique nihiliste, soit de la possibilité de la critique. La fragilité de l'Être provient de son caractère spéculatif, que l'on retrouve dans l'expression monothéiste "à l'image de" (l'homme conçu à l'image de Dieu). Après tout, l'Être est l'appellation savante et ontologique du Dieu monothéiste.
L'Être n'est pas tout à fait une spécificité qui distingue le monothéisme du polythéisme. Les deux sont englobés sous le processus transcendantaliste qui est défini par le prolongement et la limite. La différence entre le monothéisme et le polythéisme tient dans la radicalisation de l'unité prêtée à l'Être, concomitante avec son inscription dans le champ du paradigme de l'autre - ou de la différence. Cette radicalisation va de pair avec le processus d'unification de l'homme.
Le projet du nihilisme n'est pas tant de détruire pour détruire que de trouver un sens au réel. En expliquant que le sens tient dans la destruction, les nihilistes escomptent expliquer le caractère si mystérieux du réel, c'est-à-dire son côté inexplicable et de ce fait intrigant. En réalité, ils expriment surtout le besoin par leur concept décalé et illusoire de non-être de relier l'existence à la mort. L'enjeu du nihilisme tient au fond à cette donnée d'insatisfaction identitaire tournée en acceptation replète et repue : il est plus facile d'accepter la disparition individuelle si l'on se dit que cette disparition est le lot du réel.
Le socle du tragique chez Rosset est nourri par l'anecdote implacable et terrible de cet ouvrier qui tombe de son échafaudage et s'abat aux pieds du jeune philosophe. Face à l'horreur de la mort, de la destruction, de la violence, le plus grand rejet consiste encore à l'expliquer par sa projection sur le réel. En ontologie nihiliste, il s'agit d'insinuer que la mort serait scandale absolu si elle n'était pas la caractéristique première du réel. Pour abolir le scandale de la mort, les nihilistes choisissent de considérer que le non-être est l'état général du réel.
C'est ce que Nietzsche entend de manière assez mystérieuse quand il affirme que "la vie n’est qu’une variété de la mort, et une variété très rare" (Gai Savoir). L'option inverse que choisissent les transcendantalistes, qu'ils soient monothéistes ou polythéistes, philosophes ou religieux (bien que cette frontière soit ténue), consiste à affirmer que le réel n'est pas réductible à l'expérience sensible et que l'expérience de la vie sensible est comprise dans les bornes du réel.
La foi dans les Idées sert dans cette idée ouverte et universelle, quand le nihilisme cherche à tout prix à définir le réel par ce que l'expérience sensible possède de plus douloureux et désagréable. De ce point de vue, le réductionnisme est inscrit au cœur du nihilisme, quand le transcendantalisme est d'inspiration expansionniste. J'oppose l'expansionnisme ainsi défini au phénomène du holisme dans le sens où le holisme implique la connaissance du tout, ce qui est impossible pour le réel.
Le holisme participe d'une tentative réductionniste consistant à affirmer qu'on connaît le tout après l'avoir circonscrit à un objet d'étude fini et limité. Le fait de réduire le réel à ce qui est fini est typique de la démarche nihiliste et de son penchant réductionniste. Le réductionnisme du nihilisme s'appuie sur l'idée que la vie ne vaut que par la destruction. Dans une variante à peine différente, les nihilistes pessimistes comme Schopenhauer ou son petit-cousin Cioran tiennent pour assurés que la vie se réduit à sa somme de douleurs.
Schopenhauer affirme que "la vie n'est pas faite pour que nous soyons heureux mais pour que nous ne le soyons pas." Le nihiliste corrigerait à peine : la vie se réduit à la douleur. Sans doute cette mentalité naît-elle d'une expérience terrifiante qui ne passe pas, comme chez Rosset. L'opposition du nihiliste au transcendantaliste se fait moins sur le modèle du prolongement que sur l'opposition entre réduction et expansion. Tant le nihiliste que le transcendantaliste entendent prolonger l'être en la caractéristique de l'infini.
Mais le transcendantaliste prolonge à partir d'une conception expansionniste de l'être, quand le nihiliste prolonge à partir d'une conception rédutionniste. Tous deux aboutissent à un prolongement diamétralement opposé : l'un à l'Être; l'autre au non-être. Dans le fond, Gorgias a le mérite d'appeler un chat un chat. Dans l'histoire de l'immanentisme, l'obsession du masque et du dépassement du nihilisme antique par l'adjonction de la ruse (plus que par des corrections fondamentales) fait que les appellation modernes qui renvoient au non-être sont obscures : ainsi de la volonté de puissance chez Nietzsche, qui est un concept d'autant plus grisant que personne n'a jamais su ce qu'il exprimait et que cette difficulté donne le sentiment à ceux qui se targuent de comprendre qu'ils sont supérieurs.
Cas d'un Deleuze dont la supériorité tant vantée par ses épigones postmodernes finit de manière dramatique par la défenestration. Mais c'est toujours cette issue tragique qui survient quand on donne son âme au diable. Y compris et surtout quand on clame que le diable n'existe pas - ce qui à rebours légitime toutes les diableries. En mesurant le choix aberrant du non-être, on cerne mieux pourquoi le nihilisme est un courant si prégnant et prononcé de l'aventure humaine : non pas que l'homme soit enclin à la bêtise, mais qu'il soit confronté au spectacle de la mort, de la violence et de la destruction. Tout dépend ce qu'il en fait : de l'or - ou de la boue.

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