dimanche 18 octobre 2009

Le principe de dynamite

"Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite."
Friedrich Nietzsche, Ecce Homo.

Dans cet ouvrage terminal, qui précède de peu la folie définitive et expiatoire, Nietzsche se montre démesuré - pour une bonne part excessif. On sent bien que celui qui écrit ces lignes est sur le point de s'effondrer et qu'il largue les dernières amarres de l'équilibre. A ce propos, l'équilibre psychique tient précisément dans la juste proportion entre le désir et le réel. Quand l'homme confond le réel avec sa fabrique de l'Hyperréel, il menace de sombrer dans la folie.
De ce point de vue, les recherches de Kant qui finissent par rendre inaccessible l'existence d'un monde extérieur à la représentation préfigurent l'avènement de consciences outrées comme celle de Nietzsche. La folie consiste à prendre le réel pour ses désirs. C'est exactement la démarche de Nietzsche et c'est pourquoi nous avons cette impression tenace et lucide que Nietzsche dans Ecce homo délire - déjà.
C'est le désir qui délire. Désir d'Hyperréel, qui ne parvient plus à cadrer le désir, à l'ajuster aux normes extérieures du réel. Désir délirant qui consiste non pas tant à ne pas reconnaître l'extérieur de la représentation, soit l'existence indépendante du réel, qu'à considérer que le réel extérieur ne vaut que pour satisfaire et assouvir les désirs du sujet. Ce désir désaxé est un désir typiquement nihiliste, qui se manifeste chez Rosset à son expression terminale.
En ce sens, la candeur de Kant passe pour de l'honnêteté dans le vice - métaphysique. Le vrai nihiliste claironne que le réel existe, mais seulement pour l'assujettir à son désir. Poursuivons l'investigation, comme dirait Ludwig. Juste avant sa déclaration tonitruante, Nietzsche déclare en toute modestie : "Un jour viendra où le souvenir d'un événement formidable s'attachera à mon nom, le souvenir d'une crise unique dans l'histoire de la terre, de la plus profonde collision des consciences, d'un décret édicté contre tout ce qui avait été cru, exigé et sanctifié jusqu'à nos jours" (ibid).
Comme il signe en fin de passage "Dionysos en face du Crucifié", on comprend qu'il se pose en Dionysos et qu'il se considère comme l'égal inversé du Crucifié. Son rôle historique sera au moins à la mesure de l'influence considérable du Christ sur le monothéiste. Au risque de décevoir la mégalomanie rampante et galopante du galopin - Nietzsche, qui annonce ce dont le Christ se désintéressait,
il est temps de rappeler qu'il a surestimé son rôle historique.
Nietzsche est le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré. Du coup, il pressent la grave crise immanentiste qui va secouer l'homme quand l'homme aura atteint la maîtrise totale de la Terre. L'immanentisme enjoint de décroître pour camoufler la destruction derrière la décroissance saine et harmonieuse. Génocidaire! L'immanentisme est bel et bien religion, mais religion particulière, une religion qui s'oppose au courant transcendantaliste et à ce qui définit le propre de la démarche religieuse : faire sens, relier l'homme au divin, soit croître. Le culte de la culture.
Écoutons Nietzsche exprimer sa définition lucide de la religion de la sortie de la religion : "Et je n'ai rien, en dépit de tout, d'un fondateur de religion; les religions sont affaires de populace, j'ai besoin de me laver les mains quand j'ai touché des gens religieux... Je ne veux pas de fidèles" (ibid). La religion de Nietzsche est l'adaptation moderne du nihilisme atavique. Le nihilisme sous sa forme immanentiste prend le pouvoir à partir du moment où le trancendantalisme s'effondre.
Je ne reviens pas sur l'apologie du renversement. Nietzsche est pris en flagrant délit de mensonge caractérisé : "Renversement général des valeurs c'est la formule que j'emploie pour désigner l'acte par lequel l'humanité s'avise suprêmement d'elle-même
" (ibid). Pourtant, c'est Nietzsche lui-même qui déclare qu'un premier renversement a eu lieu, qui a vu la victoire des faibles sur les forts; que l'état premier de l'humanité consistait dans la société aristocratique, idéal postromantique que Nietzsche veut restaurer.
Selon son imagination perturbée et outrée, Nietzsche est le restaurateur du l'état initial de l'humanité. Il n'est nullement le créateur d'un renversement inouï et inédit. On mesure ce qu'il entend par création : la restauration - la répétition toujours et indéfiniment exhumée de l'état initial et véritable. Le créateur ne fait que répéter ce qui a toujours existé au fond. Normal : il se meut dans le purement fini.
Nietzsche a tort de se mesurer au Crucifié : il n'est que le prophète d'une période de l'immanentisme, soit d'une ère du nihilisme au pouvoir. Il paye son outrecuidance par la folie furieuse et manique. Certes, l'immanentisme est la période durant laquelle le nihilisme s'est le plus épanoui. Mais Nietzsche croit vraiment qu'il incarne un souffle nouveau qui ne fait que balbutier à son époque. Il ne comprend pas qu'il inaugure seulement la sous-période tardive et dégénérée de l'immanentisme. L'immanentisme ne commence pas avec Nietzsche, mais avec la modernité occidentale.
La grandiloquence de Nietzsche le pousse à exagérer considérablement sa portée religieuse. En termes religieux, Nietzsche serait un prophète de malheur, puisque la période qu'il prévoit est la phase terminale de ce qu'il prend pour le commencement. En plus, il serait un prophète dérangé, puisqu'il se trompe du tout au tout sur son rôle historique et qu'il manifeste des signes de dérangement confusionnels aussi comiques qu'inquiétants.
Peu importe pour la mission prophétique que Nietzsche incarne. Elle couvre une période de deux siècles, ce qui implique que l'incompréhension de Nietzsche soit très relative. Évidente du temps de son activité consciente, elle s'est renversée du tout au tout un siècle plus tard. Symptomatique d'un renversement qu'il affectionne tant, elle s'est rapidement commuée en une admiration qui en dit long sur le caractère immanentiste de Nietzsche.
Qui peut critiquer Nietzsche de nos jours? Qu'on soit de gauche ou de droite, Nietzsche est l'incontournable incunable. Deleuze et les postmodernes gauchistes se sont empressés de livrer leur interprétation de Nietzsche. Il importait de rendre l'intellectuel emblématique de son époque accessible au progressisme, soit à la version intellectuellement la plus acceptable. Cette adoration tous azimuts indique assez que Nietzsche s'est trompé sur son rôle.
S'il incarnait un changement si profond, il ne serait pas autant loué un siècle seulement après sa mort. Nietzsche incarne une prophétie à court terme : la venue du nihilisme tardif et dégénéré, qui s'est commué depuis le 911 en immanentisme terminal. Il est certain que la prophétie de Nietzsche sera inopérante d'ici quelques dizaines d'années et que le souvenir qu'il laissera dans la mémoire humaine sera assez sombre et vivace.
Nietzsche a été le défenseur du fort et de l'oppresseur. Il sera associé à la mémoire de ces temps terribles de diabolisme et d'apocalypse où le nihilisme a régné sur les sociétés humaines. Les valeurs renversantes que Nietzsche prônent mènent tout doit vers la disparition de l'homme, la décroissance vertueuse et l'abîme des mirages. De ces constatations, il ressort que la mode actuelle est explicitement immanentiste et que l'adulation des élites pour Nietzsche, singulièrement les commentateurs médiatiques qui se parent des atours de la pensée, en dit long sur le degré de délitement de nos cultures soumises à cinq cents ans de propagande immanentiste.
Cinq cents ans de propagande libérale. Je ne peux m'empêcher de penser au sort tragique et évident des Twin Towers le 911. L'effondrement. Un musicien manifestement sincère dans son dérangement artistique, Stockhausen, a cru provoquer en osant que l'effondrement des Tours évoque une œuvre d'art. Dare-dare? Stockhausen a avoué que l'art immanentiste consiste à détruire. Nietzsche instaure l'apologie du dynamitage. Rien d'étonnant à ce que des stratèges à court terme désaxées et diaboliques aient dynamité les Tours : ils n'ont fait qu'appliquer sur le plan pratique et politique les brillantes théories de leur prophète.
Nietzsche déclare sans honte que le principe de création réside dans le principe de destruction ou de dynamitage. Évidemment, sa déclaration prise dans le contexte est enflammée. Je ne trouve rien d'autre que le terme de postromantique pour qualifier ce style incandescent et hyperbolique, dans lequel il faut être aveugle pour ne pas voir les effets d'une grandiloquence certaine. La folie sous-jacente et proche n'explique pas tout. Le slogan du romantisme est anywhere out of the world.
Donnez-moi un autre monde - ou je succombe. Ce slogan qui est souvent repris (et dénoncé) par Rosset le nietzschéen revendiqué est assez révélateur du refus du réel au nom d'un autre monde. Mais c'est précisément cette revendication que Nietzsche formule (l'exigence du réel le plus immédiat et apparent) pour la lier de manière bizarre et paradoxale à son désir et son rêve de mutation ontologique. Au juste, j'ignore si Nietzsche est sérieux quand il pense en termes de Surhomme et d'Éternel Retour.
Il se peut que la folie attaque déjà sa lucidité de jugement tout en conservant intact son style flamboyant quoiqu'un peu trop vigoureux. Toujours est-il que l'alternative constructive nietzschéenne n'existe pas - sauf sous une forme impossible. C'est la destruction qui est l'unique ressort de la pensée nietzschéenne. Ressort hypertendu, qui finit par bloquer ou éclater. Nietzsche détruit et se vautre de détruire dans cet phrase d'aveu éclatant.
"
Je connais la volupté de détruire à un degré conforme à ma puissance de destruction ; dans l'anéantissement comme dans la création j'obéis à ma nature - dionysiaque qui ne saurait séparer d'une affirmation l'acte négateur. Je suis le premier immoraliste : je suis par là le destructeur par excellence" (ibid). Nietzsche mélange dans un joyeux exercice d'amalgame pervers la destruction et la création.
Créer pour Nietzsche signifie détruire uniquement, une fois que l'on a compris que l'alternative qu'il propose n'existe pas. Le statut de la création est instructif, en ce qu'il est inexistant dans les faits et qu'il est limpide dans les principes. Le statut de la création chez Nietzsche se borne à une création finie, soit une création-répétition. C'est d'ailleurs en ce sens que Rosset envisage la création, lui qui explique que l'intérêt de la philosophie consiste avant tout à démystifier et à critiquer, pas à créer des concepts.
Il cite le slogan de son maître Althusser, un autre joyeux maniaque à sa manière, moins exubérant et plus dangereux que Nieztsche, qui propose d'arrêter de se raconter des histoires. Althusser envisage le matérialisme, quand Rosset étend cette définition à l'ensemble de la philosophie. Le problème spécifique chez Rosset est de savoir si par sa méthode il est parvenu à ne plus se raconter d'histoires, étant entendu qu'il n'est jamais en mesure de définir l'histoire - je veux dire : le réel.
Quant à notre brave Nietzsche, sa conception lénifiante et sordide de la création l'amène assez rapidement à considérer qu'il est deux types de répétition philosophique, la métaphysique classique et le renversement des valeurs. L'homme ne fait que répéter et le propre du créateur est plus que de ne pas répéter d'accepter la répétition l'infini. C'est le propre de l'Éternel Retour. Le couronnement de l'existence consiste à expurger la différence et à atteindre la quintessence du même.
La création oscille entre l'expression du changement dans la continuité (inscription de la différence dans le même), soit dans l'imposition de la répétition indéfinie et obsessionnelle. Je remarque que cette répétition devient obsessionnelle comme ses promoteurs attitrés - les maniaques et les diaboliques. Il est quand même invraisemblable que Nietzsche se réclame de Dionysos quand Dionysos est associé aussi étroitement aux puissances de Mania et des Erinyes.
On pourrait relever dans la littérature et les mythes d'innombrables exemples de folie diabolique associée au maniaque, comme dans ce conte d'E.T.A Hoffmann L'homme au sable, où Nathanaël est poursuivi par l'homme au sable au point de saborder sa vie et de tomber amoureux d'une automate qu'il prend pour la sublime fille de son professeur de physique. Nathanaël tombe fou et finit tragiquement en se suicidant. L'effondrement de Nathanaël évoque irrésistiblement le cas de Nietzsche et celui de tous les sectateurs naïfs et emportés de Dionysos.
Quoique de stature philosophique bien moindre, la fin de Deleuze est du même tonneau (si on me permet ce vilain jeu de mots). Je ne peux m'empêcher d'associer à l'idée d'effondrement psychique et affectif l'effondrement physique des Twin Towers, qui annoncent, sauf pour les nombreux gogos adeptes de la politique de l'autruche et du désengagement politique, rien moins que la fin de l'Occident. A ces destructeurs, j'opposerai que la politique de la dynamite est l'inverse d'une dynamique promue notamment par Platon et Leibniz : au début, on jubile; on finit tôt ou tard par exploser dans ce feu d'artifice(s).

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