mercredi 23 décembre 2009

Droit d'ingérable

Je ne voudrais pas me montrer frondeur, mais les partisans de l'ingérence à visée démocratique et humanitaire font preuve d'un sérieux problème de logique, voire de réel tout court. Selon le philosophe Clément Rosset, le matérialisme ne saurait être révolutionnaire. Argument : dans un processus matérialiste, seul du réel peut changer le déroulement du donné. Aucun changement transcendant ne saurait survenir dans cette configuration. Formulation immanentiste terminale emblématique chez Rosset : rien ne saurait changer rien. Il s'agit en particulier de critiquer le matérialisme révolutionnaire de Marx - et de ses affidés. Eh bien, c'est kif kif pour la démocratie : l'ingérence au nom de la démocratie est un oxymore cocasse. La démocratie ne saurait s'établir par l'ingérence d'une aide extérieure. Ingérence signifie intervenir à l'intérieur. Contradiction dans les termes. Contradiction de la contraction. Si la démocratie est le pouvoir du peuple, seul le peuple peut engendrer le régime démocratique. Parler d'ingérence démocratique est une contradiction dans les termes. Il n'est pas possible d'apporter la démocratie à un peuple, car la démocratie vient du peuple, pas de l'extérieur. Si la démocratie vient de l'extérieur, elle ne vient pas du peuple. Si elle vient du peuple, elle n'a pas besoin d'aide extérieure. L'excuse de l'aide est impossible et vicieuse.

L'idéologue atlantiste Jean-François Revel théorisa le droit d'ingérence à la fin des années soixante-dix. Il n'avait rien inventé puisque les chrétiens européens du dix-neuvième siècle parlaient d'intervention d'humanité pour aller officiellement aider leurs coreligionnaires en Turquie. Officiellement. Officieusement, il s'agissait de déstabiliser le régime musulman du sultan turc. Les choses ne changent guère.
L'impérialisme occidental était déjà déployé contre les régimes musulmans perçus comme une menace géographique. L'islamophobie était déjà latente. Le débat sur le statut de la Turquie était déjà posé. Les résultats de l'impérialisme déguisé en intervention d'humanité sont courus d'avance : catastrophiques et sanglants. Au passage, on appréciera le racisme colonialiste et impérialiste contenu dans l'exploitation subversive du terme d'humanité : comme si l'humanité ne concernait que les chrétiens occidentaux - entendre les Occidentaux en premier lieu.
L'ingérence découle de l'intervention d'humanité. On voit à quelle sauce se nourrissent un ultra-libéral néo-conservateur anticommuniste fervent comme Revel, membre des plus radicales officines atlantistes, et un french doctor généreux et sympathique comme Kouchner, qui après son épisode d'ingérence au Kosovo quitte son masque de socialiste altruiste et rejoint le gouvernement d'obédience ultra-libérale et néo-conservatrice de Sarkozy. Sur le coup de l'ingérence, les Français ont une longueur d'avance. La classe. Les maîtres.
Historiquement, le droit d'ingérence et l'intervention d'humanité se rattachent à la théorie de Grotius. Selon notre bon docteur en droit protestant et hollandais du seizième siècle (avocat de formation), "la primauté du droit naturel sur le droit volontaire légitime l'ingérence et les interventions dans les affaires intérieures" (Wikipédia). Cette docte pensée contient la grave contradiction dans les termes qui va vicier toute la théorie future autour du droit d'ingérence. Le seul moyen de légitimer l'intervention d'un État dans les affaires d'un autre État consiste en effet à soutenir que les ingérants suivent des principes universels et que ces principes d'ingérence universelle peuvent être édictés.
La justice est universelle ou n'est pas. Le droit naturel devient avec Grotius international. Voyons si le droit international de Grotius repose sur le droit naturel. Si le droit naturel est universel, alors l'universalité est partagée par tous. L'universalité d'un droit ne saurait en conséquence se trouver apportée - importée ou exportée. Le raisonnement de Grotius se fonde sur l'irrationalisme : l'universalité ne saurait donner lieu en aucun cas à un quelconque relativisme.
Par son droit international, Grotius essaye rien de moins que de concilier le relativisme et l'universalisme. C'est une démarche inconséquente et contradictoire, qui en dit long sur le degré de cohérence qui anime l'impérialisme. Il est vrai que l'impérialisme est injustifiable et qu'il s'appuie sur le principe faux du nihilisme, selon lequel le réel est fini - et définissable.
Dans cette logique désaxée, le droit international a pour objectif de concilier l'universalisme et l'impérialisme, ce qui n'est pas une sinécure. La définition de l'État selon Grotius ("Un corps parfait de personnes libres qui se sont jointes ensemble pour jouir paisiblement de leurs droits et pour leur utilité commune") interdit d'ailleurs le principe d'ingérence au nom de la complétude (perfection du corps de l'État et liberté des personnes) qui y est indiquée.
Grotius réalise une subversion (perverse) du droit naturel au nom de son droit international. Grotius use d'un sophisme pour légitimer l'impérialisme qu'il sert. Ce qu'il nomme droit naturel n'est plus tout à fait naturel/universel - et déjà relatif. La première technique pour justifier de manière sophistique (justifier l'injustifiable) consiste à opérer une fausse distinction. En l'occurrence, il s'agit de la distinction entre droit naturel et droit volontaire. En subordonnant le droit volontaire au droit naturel, Grotius change la définition du droit naturel et le rend compatible avec le droit international.
Spécifiquement, Grotius définit le droit volontaire comme un droit inférieur, qui porterait sur les coutumes et les conventions, donc sur des éléments changeants. De ce fait, le droit naturel supplanterait le droit volontaire changeant par son caractère d'universalité. Le but de Grotius est de légitimer l'intervention d'ingérence au nom de l'universalité du droit naturel et sa supériorité sur des volontés particulières et contingentes. Le problème théorique, c'est que cette distinction ne repose sur aucune distinction véritable, puisque l'universalité supérieure du droit naturel repose sur la négation explicite et subversive de l'universalité.
C'est ainsi que Grotius réalise son coup de force théorique et juridique en nous expliquant sans sourciller que le droit naturel repose sur la droite raison tout aussi naturelle (c'est-à-dire universelle et toujours valable quelles que soient les époques). Fort bien, acquiescera-t-on, sauf que cette droite raison est définie comme suit : "Une action est moralement honnête ou deshonnête selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu’elle a avec la nature raisonnable et sociable de l’homme".
Nature sociable : le droit naturel s'appuierait-il sur l'identité sociale, soit sur un fondement purement humain? Aussi incroyable que cette définition puisse sembler au vu du pédigrée soi-disant chrétien et pacificateur de Grotius, les productions normatives humaines n'émanent pas de Dieu directement, mais de la nature humaine et de son caractère social. Vous avez bien lu. On comprend que Grotius se présente en premier lieu comme juriste avant d'être philosophe ou chrétien.
Notre homme participe de la subversion immanentiste de cette période trouble des guerres de religion, autour de la Guerre de Trente ans, qui consiste à imposer la forme moderne du nihilisme pour sortir de la religion chrétienne. Le christianisme dont se targue Grotius est déjà une forme particulière et hérétique de religieux, un certain type de protestantisme. En outre, la subversion du christianisme consiste à introduire une norme humaine en lieu et place de la norme divine.
Le droit naturel chrétien est défini par Saint-Augustin. Je sais bien que Grotius le protestant hollandais se trouve en dissidence avec l'Église catholique romaine, mais il entre en contradiction évidente avec la définition du droit naturel et avec la théologie de Saint-Augustin. Par ailleurs, on ne peut se déclarer chrétien conséquent et définir le droit naturel à partir d'une norme sociale. C'est une aberration tout à fait perverse.
Un véritable coup d'État contre le droit naturel et le christianisme. Comprend-on la subversion que réalise Grotius avec son droit naturel? Le droit naturel de Grotius repose sur le socle social, quand son droit volontaire repose sur la convention. Vous avez dit différence artificielle, pour ne pas dire inexistante? La supériorité du droit naturel sur le droit volontaire chez Grotius est fallacieuse. Autant dire que Grotius explique sans rire que la différence repose sur l'identité.
Je me demande d'ailleurs si la subversion théorique qui consiste à retourner le sens (d'où la perversité étymologico-logique) ne vient pas d'une question identitaire sincère, qui déboucherait sur une production de définition carencée et vicieuse. Avec Grotius, A est B dans la mesure où A est A. La logique de Grotius est perverse dans la mesure où elle est illogique. Nous touchons au nœud gordien de cette logique si illogique. Il est vrai que la subversion immanentiste s'est imposée dans la culture chrétienne avec la contestation protestante qui sape le christianisme sous prétexte de lui donner des bases plus justes et plus authentiques.
On jugera de l'authenticité de cette protestation chrétienne à l'aune de la démarche intellectuelle de notre Grotius, qui explique ce qu'est l'immanentisme : une religion de la réduction et du déni qui intervient dans le cours d'une religion classique pour la subvertir, la détruire et prendre la place - à la manière d'un coucou. Grotius participe de cette entreprise directement. Nous l'allons vérifier tout de suite.
- Il n'est pas seulement protestant. Il est d'un protestantisme lui-même hérétique à l'intérieur du calvinisme. Grotius ne participe pas à la fondation d'une nouvelle religion, mais à la destruction du religieux sous des entreprises d'hérésie constante.
- Il travaille au service de la Compagnie des Indes hollandaise dès sa fondation. Autant dire que son impérialisme est plus qu'explicite.
- Il est philosophe en tant que juriste (avocat), ce qui accompagne la démarche réductionniste immanentiste de la philosophie classique vers l'étude d'objets sociaux.
- Il est le juriste attitré de Johan van Oldenbarnevelt, l'homme le plus puissant des États de Hollande, qui dirige de facto les Provinces-Unies et les organise dans leur scission avec la tutelle espagnole.
- En 1602, Johan crée la Compagnie des Indes hollandaise, qui organise l'impérialisme hollandais. Grotius rédige une histoire de la rébellion des Pays-Bas contre l’Espagne (Annales et historiae de rebus belgicis). Dans le cadre d'une alliance des Provinces-Unies avec la France contre l'Espagne, Grotius a déjà effectué une mission diplomatique en France (en 1601). Grotius devient conseiller de la Compagnie hollandaise des Indes orientales.
- Dans Mare Liberum (De la liberté des mers), un ouvrage de commande pour son employeur, Grotius formule le nouveau et belliqueux principe selon lequel la mer est un territoire international que toutes les nations peuvent emprunter. Grotius recycle son principe impérialiste de droit international pour l'appliquer au profit de la Compagnie des Indes hollandaises contre la Compagnie des Indes britannique (et les intérêts britanniques associés).
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55486122.r=GROTIUS.langFR

Du coup, l'Angleterre s'opposa à cette idée, qui conduisit à la Première guerre anglo-hollandaise (1652-54). La perversité impérialiste hollandaise se manifeste dans la duplicité de son exigence de commerce maritime libre : d'un côté, elle l'exige au nom du droit international (et contre l'Empire britannique); de l'autre, elle impose un monopole commercial dans l'archipel des Moluques.
- Grotius épouse le parti hérétique de la Remontrance soutenu par Johan van Oldenbarnevelt depuis 1610. Il s'agit d'une querelle théologique à l'intérieur de l'Église réformée des Pays-Bas entre les calvinistes partisans de l'unité théologique et politique et les hérétiques partisans de la doctrine arminienne de la prédestination. Sans rentrer dans les détails théologiques à l'intérieur du calvinisme, la contestation porte sur la question de savoir jusqu'à quel point la grâce permet une certaine part de libre-arbitre dans la prédestination.
La grâce protestante désigne le don immérité du salut en Jésus-Christ. Ce point qui peut sembler spécieux est capital car il justifie l'entreprise arminienne comme application spécifique du salut à l'impérialisme commercial : si un certain libre-arbitre s'appuie sur la grâce arbitraire pour justifier d'un infléchissement de la prédestination, alors l'homme peut influer par son entreprise sur des actions irrationnelles et impérialistes. Loin de libérer l'homme de la doctrine contraignante du calvinisme, l'hérésie arminienne soutenue par le protecteur de Grotius tend à encourager l'impérialisme spécifiquement hollandais.
Qu'on ne s'y méprenne pas : le zèle théologique que Grotius déploiera pour promouvoir son concept de gouvernement moral est un compromis typiquement consensuel en ce qu'il ménage la chèvre et le chou pour mieux légitimer le droit du plus fort et l'impérialisme hollandais. D'ailleurs, le concept de Grotius sera central dans l'arminianisme pour justifier d'une approche arbitraire et irrationnelle de la grâce, selon laquelle il suffit de croire en Jésus-Christ et en Dieu pour obtenir le salut.
Par ailleurs, l'arminianisme est considérée comme la théologie protestante la plus proche du catholicisme augustinien bien qu'elle en soit aux antipodes, puisqu'elle constitue une subversion théologique du salut et de la grâce chrétiennes classiques - comme Grotius subvertit le droit naturel. On l'aura compris : l'apport théologique de Grotius consiste à subvertir au profit de l'impérialisme la théologie augustinienne, en particulier le droit naturel.
- Grotius composa le premier ouvrage protestant de l'apologétique chrétienne, livre qui fut repris par un missionnaire anglais pour convertir au protestantisme en Orient. Grotius montre l'innovation hérétique de l'arminianisme en ce qu'il annonce la subversion déiste défendue par des ultra-libéraux comme Voltaire et ses maîtres anglais durant les Lumières. Grotius défend bien plus le principe d'une innovation (déiste) qui tend à détruire le christianisme qu'à tenter une réconciliation à l'intérieur du christianisme.
- Selon Wikipédia, "Grotius représente le premier praticien de l'apologétique légale ou juridique dans la défense de la croyance chrétienne". Encore la fameuse réduction du champ religieux à l'application humaine et en particulier au volet social, ici exprimé par le vernis juridique que l'avocat connaît trop. D'une manière générale, on notera que l'immanentisme se traduit par un souci d'innovation qui ne signifie rien d'autre qu'une volonté de mutation religieuse encore marqué chez Grotius par une volonté de demeurer dans les cadres institués. Grotius entend demeurer chrétien tout en changeant le christianisme de l'intérieur - vers sa mutation et sa disparition.
Le protestantisme de Grotius est teinté par la volonté de concilier christianisme et impérialisme commercial. Les idées que défend Grotius sont essentielles pour comprendre le déroulement de l'impérialisme occidental et en particulier l'intégration de l'impérialisme néerlandais dans l'impérialisme ennemi britannique. Le rôle des hérésies chrétiennes est décisif puisque Grotius choisit à chaque fois le parti de la dissidence et de l'affrontement avec quelque pouvoir traditionnel que ce soit parce qu'il défend le principe de la faction commerciale impérialiste contre l'État classique qui après les guerres de religion accouchera de la Paix de Westphalie.
- L'hérésie occupe une fonction capitale dans la mutation de l'identité politique au service des factions impérialistes. On peut parler de fonction très novatrice et tenir sur ce point Grotius pour un visionnaire aussi lucide que néfaste (tant il est terrible d'avoir prévu et pensé le pire, soit l'impérialisme financier contemporain).
- Grotius est emprisonné en 1618 suite à l'arrestation de son mentor Johann van Oldenbarnevelt pour des querelles politiques. C'est Maurice de Nassau qui dirige l'opération contre son ancien soutien pour empêcher que la querelle théologique arminienne ne dégénère en guerre civile politique au niveau des jeunes Pays-Bas. Johann est décapité en 1619 et Grotius meurt en exil, entre la France et la Suède.
Il est amusant et révélateur que l'article Wikipédia présente Grotius comme un grand humaniste œcuménique et un chrétien modéré partisan du dialogue entre les différences et de la réconciliation religieuse. En vérité, c'est tout l'inverse qui est vrai : dans les guerres de religion, Grotisu soutient le parti de la guerre par ses idées impérialistes et religieuses. Les deux concordent au fond et cherchent à promouvoir l'hérésie protestante la moins favorable à toute religion établie. Le but est par la subversion religieuse d'instaurer un nouvel ordre politique en faveur de la faction commercial favorable à impérialisme.
C'est dans ce climat impérialiste et hérétique que se crée le principe du droit international qui annonce le droit d'ingérence. Dès le départ, l'universalisme qui se présente comme réconciliation et paix révèle en fait son caractère polémique, pervers, au service de la guerre effective et de la destruction. Il n'est pas tourné contre l'Islam, mais contre toute forme de religion établie au profit de factions nomades et instables - changeantes sans cesse.
Depuis 1999, la Société américaine de droit internationale a lancé un série annuelle de conférence sur Grotius, preuve que l'influence de Grotius y est à la mode et que l'atlantisme a repris avec profit le droit international pour l'adapter - en droit d'ingérence démocratique et britannique. Le théoricien moderne de ce droit international qui a évolué en intervention d'humanité est le propagandiste anticommuniste et atlantiste notoire Revel. Depuis la guerre contre le terrorisme de 2001, les guerres d'Afghanistan et d'Irak, le principe d'ingérence démocratique a connu un succès grandissant.
A la lecture de ce long récapitulatif, on voit à quel point il émane de l'impérialisme et de fondements vicieux, pervers et bancals. J'aimerais pour conclure rappeler que le droit d'ingérence démocratique montre que la démocratie en question porte en elle l'esprit de l'immanentisme terminal :
1) le droit naturel de Grotius est universel dans la mesure où il est chrétien, ce qui est en dit long sur cette universalité partiale et quoi qu'il arrive fausse;
2) la foi chrétienne de Grotius ne peut être invoquée dans sa déformation grotesque de ce qu'il entend comme fondement universel du droit naturel, car ce qu'il attend du religieux, c'est qu'il soit toujours en hérésie, jamais institutionnalisé, soit qu'il soit un religieux nihiliste et destructeur.
En guerre : nous tenons là le véritable principe de droit d'ingérence et le véritable esprit de la démocratie libérale moderne.

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