lundi 7 décembre 2009

Fier de l'être

On ne saurait supprimer le religieux au motif de ses dévoiements. Le raisonnement est simple et conduit à l'immanentisme : la représentation sensible que fournit le transcendantalisme est fausse. A partir de cette constatation empirique, on légitime le changement immanentiste (dont les pires formes se situent dans l'empirisme de type pragmatique et utilitariste) par la fausseté transcendantaliste. Problème : c'est une réaction extrême et sans nuance, car si l'on parvient à prouver que le schéma transcendantaliste est faux dans le sensible, rien n'indique qu'il faille procéder à un changement radical On pourrait commencer par quelques corrections prudentes, puis quelques vérifications lentes. Sous prétexte que le transcendantalisme est faux, que le fonctionnement par prolongement est faux, on décrète que tout est faux et qu'il convient toutes affaires cessantes de remplacer le transcendantalisme par l'immanentisme.
La question qui mérite d'être posée est : convient-il de changer un système faux par un système plus faux encore sous prétexte que le système initial est faux? Cette question en dit long sur la mentalité du changement moderne : le but est de changer pour changer. On sait que le raisonnement conservateur sur lequel s'appuie Montaigne et qui est la principale justification du conservatisme politique est : mieux vaut être prudent avant d'effectuer des changements, car mieux vaut un système déficient, mais pérenne à un nouveau système changé mais plus déficient encore. Ceux qui ont opté pour la grille de lecture et les valeurs immanentistes ne se sont apparemment pas rendus compte qu'ils rétablissaient en guise de changement un principe atavique - le nihilisme.
La révolution moderne ne sert pas à améliorer les faiblesses du transcendantalisme, mais à prôner le nihilisme sous couvert de changement positif. Dans l'histoire humaine, il est plausible que le transcendantalisme fut choisi pour empêcher le nihilisme. On trouve de nombreuse traces de nihilisme dans les récits dits sacrés des cultures antiques, qui indiquent que la mentalité nihiliste a toujours existé et que le but du religieux classique fut de contrecarrer cette mentalité destructrice.
Les Anciens avaient compris qu'en accordant la confiance au nihilisme, ils sombraient dans la faillite et la disparition assurées. Le nihilisme part de certaines constatations justes, comme l'incertitude, l'ignorance des choses premières, mais il aboutit à des principes encore plus dangereux que fous, qui reviennent à promettre le suicide comme promesse du bien. Le religieux classique parie sur la puissance du réel et de la présence, quoique choses incertaines, pour donner à l'homme une impulsion et un dynamique. Le religieux comme son étymologie l'indique assure la viabilité de la culture humaine - quand le nihilisme instaure au nom de la lucidité la fin de l'homme.
L'immanentisme moderne est la forme exacerbée du nihilisme qui fonde sur la révolution scientifique et le bouleversement de la connaissance ses nouvelles exigences. Le nihilisme instaure un fanatisme pessimiste et religieux : au fond, l'infini est une donnée irréfutable, mais c'est un infini qui repose en définitive sur le fini. L'immanentisme va plus loin. Fort de la révolution scientifique et de la confiance inébranlable qui est conférée aux facultés humaines, il réduit cette fois le principe du fini à l'homme. L'homme est le socle du réel, à commencer par la mystère de l'infini.
Cette arrogance si proche de la démesure antique est en outre profondément destructrice, car elle nie tout simplement le lien religieux classique entre le sensible et l'infini. Ce n'est pas parce qu'on nie l'existence d'un problème que le problème n'existe pas. Le déni est le tic mental consistant à nier l'existence d'un problème pour le résoudre. Du coup, le problème revient avec usure. Quand il s'agit du réel, l'usure est impossible à rembourser et l'immanentiste est dès le départ condamné. C'est le vrai sens de damné : dans la damnation se tient la condamnation impitoyable et définitive.
La grande justification irréfutable de l'immanentisme tient dans les progrès scientifique. La science moderne serait le gage de la validité du raisonnement immanentiste qui ne dit pas son nom et qui se cache derrière des réalisations prestigieuses comme la démocratie libérale ou le progrès technologique. Le postulat selon lequel il est impossible de remettre en question les progrès scientifiques est une mentalité qui n'est pas scientifique, au sens où la démarche scientifique ne propose pas de théorie du réel.
La science propose bien des théorisations scientifiques, mais ne saurait en aucun cas remplacer la théorie générale du réel, qui est une tâche métaphysique, mais plus encore religieuse. La démarche consistant à proposer une théorie du réel à partir de la science est en fait une caricature scientiste qui ne dit pas son nom - et qui se présente souvent comme antiscientiste par excellence. De nos jours, les plus brillants experts en épistémologie et autres disciplines pointues des sciences humaines nouvelles dénoncent avec contentement le positivisme et le scientisme comme s'il s'agissait de mouvements certes caricaturaux, mais passés et dépassés.
Un Auguste Comte s'en prend plein la figure, pour rester poli, alors qu'on ne s'avise jamais que le scientisme existe plus que jamais dans son déni et qu'il est présent chaque fois que l'on prétend théoriser le réel à partir de la science. C'est pourtant l'opération à laquelle s'engagent de nombreux et médiocres théoriciens, souvent parmi les pires, au premier rang desquels ces penseurs réducteurs et ratiocineurs que sont presque toujours les tenants de certaines sciences humaines. Je ne donnerai que le nom de Bourdieu, qui a beau jeu de tancer la métaphysique et son représentant Heidegger.
Mais qui est le pire? Bourdieu - ou Martin? Qui est le plus lucide sur la technique? Heidegger ou Bourdieu? Ce que Heidegger a dit sur la technique, la négation de l'Être au nom de l'étant, au nom des étants, on peut en dire autant de la théorisation scientifique. Pas de la science en tant que démarche, mais de toute entreprise de théorisation qui espère parvenir à une vision du réel plus juste car plus imprégnée de scientificité.
Il est certain que le transcendantalisme vaut mieux que l'immanentisme - comme il est certain que les analyses métaphysiques de Heidegger sont de très loin plus profondes que les considérations sociologiques de Bourdieu. Cependant, le vrai problème théorique n'est pas de savoir si le transcendantalisme est plus pérenne que l'immanentisme. A vrai dire, la question ne se pose que pour des esprits sous la férule aveuglante et réductrice de l'immanentisme. Le vrai problème consiste à se demander si l'on peut corriger le transcendantalisme et lui redonner une nouvelle vigueur - ou si le transcendantalisme s'est effondré parce qu'il est arrivé à son terme.
Dans ce cas, il convient de trouver de nouvelles formes post-transcendantalistes. Ces formes sont religieuses, ce qui implique que les considérations sur la sortie du religieux comme dépassement de l'humanité et nouvelle ère proto-surhumaine sont des billevesées radicales. Je connais deux états à l'homme culturel :
1) le religieux assumé, qui peut être en crise et en mutation, comme c'est le cas actuel du transcendantalisme;
2) le religieux dénié, qui est actuellement au pouvoir et qui appartient à la catégorie générale du nihilisme (sous sa forme moderne d'immanentisme).
Il est passionnant de considérer que sans doute de nouvelles formes de religieux adviennent. Car le sens est dans le religieux. Hors du religieux, pas de sens. Il n'est d'ailleurs aucun sens qui ne soit pas religieux fondamentalement. Donc : soit le religieux est explicite et sain; soit le religieux et dénié et pervers. Que sommes-nous donc devenus, nous qui sommes si fiers de notre progrès tous azimuts et de notre dépassement du phénomène religieux?

Aucun commentaire: