samedi 20 février 2010

Misère du complot

La vraie question est le danger oligarchique. Pas le complotisme ou la critique du complotisme.

A l'heure où les médias Gutenberg font montre de leur partialité éhontée et médiocre en discréditant grossièrement leur successeur Internet, dont les prétentions à l'information, la réflexion et l'imagination (les vertus du virtuel) sont taxées de complotisme (et ses synonymes), il ne suffit pas de discréditer cette pseudo-critique du complotisme comme une critique douteuse émanant du pouvoir et une manipulation rhétorique interdisant la critique sous prétexte d'amorcer la critique de la critique.
Nul besoin d'une critique sur la critique qui soit cette fois critique certaine et irréfutable. Toute critique authentique n'exprime jamais qu'une position incertaine et seulement classique. La critique certaine est une supercherie de critique. Critiquer le complotisme ou théoriser le complot pour s'en moquer place la critique du côté du pouvoir, ce qui constitue une impossibilité flagrante et pernicieuse. Comment critiquer quand on est du côté du pouvoir? C'est simple : on critique la critique contre le pouvoir. C'est un conte de critique. D'où : on pseudo-critique la critique classique et authentique. On empêche la critique sous prétexte d'user de critique. On récupère la démarche critique pour mieux la subvertir et la saborder.
Misère de la critique du complotisme! Mais tout aussi bien : misère du complotisme. Si la critique du complotisme amalgame sans honte les complots avérés avec le complotisme rigoureux, le complotisme existe et explique les événements par des complots. L'erreur centrale du complotisme consiste à estimer que ce qui prédomine chez l'homme réside dans la structure du complot : le nuisible, le caché, la toute-puissance. Quand on examine la structure de ces deux manipulations, complotisme comme critique du complotisme, elles sont au fond identiques : les deux se produisent sur fond de détérioration sérieuse de la démocratie et sur son remplacement par la structure oligarchique.
S'il est peu étonnant que la critique du complotisme se trouve au service des intérêts oligarchiques qui interdisent la critique et censurent les complots effectifs qu'ils ourdissent, le développement des théories du complot n'est également possible que sur ce fond d'oligarchisation de la société et de déclin démocratique manifeste. La mentalité oligarchique se développe sur fond de nihilisme, singulièrement immanentiste en période moderne. L'oligarchie domine dans la mesure où certaines élites estiment que la domination est envisageable. Soit : que le réel fini peut être dominé par le désir humain.
Le complotisme rigoureux (pas l'instrumentalisé) ne se déploie que sur fond de fonctionnement oligarchique de la société. Le développement de l'explication complotiste ne sanctionne pas seulement la paresse intellectuelle dans l'interprétation des complots, consistant à réduire le réel au désir humain; elle mésinterprète ou sous-interprète l'accroissement irréfutable des complots en période de crise. Le complotisme ne se développe que parce que les complots sont de plus en plus nombreux et dénoncés.
Leur augmentation signale la crise démocratique et son basculement vers l'oligarchie. Leur dénonciation indique que les forces comploteuses s'affaiblissent, soit que les institutions démocratiques s'étiolent et que les pirates oligarchiques qui utilisent ces institutions comme des repaires se nécrosent - sans s'en rendre compte. Jeu de dupes. Les complots ne sont possibles que dans une société qui s'affaiblit. Pas seulement d'un point de vue démocratique, car l'important est que la société dispose de moyens puissants pour se défendre - pas que cette structure soit spécialement démocratique. Dans un fonctionnement solide, les institutions dissuadent de comploter contre elles. On ne complote contre elles que dans les périodes où elles se révèlent faibles.
L'explication du complotisme ne surgit que pour compenser l'affaiblissement institutionnel par l'affaiblissement interprétatif. Le complotisme est une fausse interprétation, qui signale lui aussi que la société bascule vers l'oligarchisme, soit vers un pouvoir faible et disséminé. La critique du complotisme est cet envers de la fausse critique complotiste qui prétend nier les complots (déni caractéristique et absurde) et amalgamer complotisme et critique des complots effectifs.
Au lieu de s'arrêter au scandale de la critique du complotisme ou à l'imposture des médias Gutenberg, qui prétendent critiquer pour sauver leur peau condamnée, il convient de s'interroger sur le symptôme. Si complotsime et critique du complot reposent sur la structure identique de l'effondrement de la démocratie et de son remplacement par l'oligarchie, la vraie question est le danger oligarchique. Pas le complotisme ou la critique du complotisme. Autrement dit : l'affaiblissement du pouvoir.
Dans un pouvoir affaibli, le complot est encouragé parce que l'identité du pouvoir s'obscurcit au profit d'un éclatement des structures du pouvoir et par leur caractère désormais fragile; voire carrément fantoche. Dans nos sociétés dites libérales, le dogme ultra-libéral de la privatisation des institutions aboutit non à un progrès fonctionnel, mais à l'effondrement dramatique du fonctionnement social. C'est vers cet implacable constat que se dirige l'hystérie autour du complotisme et de la critique du complotisme : non pas tant de parvenir à une critique insatisfaisante, quand bien même elle serait en partie justifiée (dans le cas de nombreux plans des théories du complot), que de taire ce que la médiocrité critique exprime avec éclat : l'effondrement du niveau de la critique implique l'effondrement de l'objet critiqué, soit du pouvoir.
Critiquer du côté du pouvoir est une imposture, mais critiquer le pouvoir en le ramenant à des désirs simplistes est aussi une imposture. L'imposture de la critique signe l'imposture du pouvoir. Pouvoir en berne. Pouvoir en faillite. L'oligarchie est moins la mise en place de castes sociales que la fragilisation de la société. C'est selon une interprétation pessimiste et complotiste que l'oligarchie est perçue comme un système aussi pervers que tout-puissant. Le pouvoir oligarchique serait tout-puissant. Les meneurs de ces élites oligarchiques seraient des êtres cruels, impavides, dénués de tout sentiment - mais qui réussissent toujours dans leurs complots machiavéliques et parfaits. En réalité, il n'en est rien : les élites oligarchiques sont constituées d'être dépravés, méchants, bornés et profondément impuissants.
Au lieu de fantasmer sur la toute-puissance de la dynastie Rockefeller ou de sa jumelle la dynastie Rothschild, visez l'évidence : ces élites sont affaiblies en ce qu'elles perdent dans le principe d'oligarchie le fondement de leur pouvoir, qui repose sur la responsabilité ou l'identité. Plus l'oligarchie domine, moins la domination qu'elle instaure n'est effective. L'identité de ces élites oligarchies s'éclate, s'éparpille, se réfracte, s'altère. Nos impétrants oligarchiques sont les pantins de leur propre aveuglement. Ils suivent la supercherie oligarchique, qui repose sur la duperie nihiliste.
Dans ce prolongement, le symptôme du complotisme sanctionne le déclin oligarchique. Le mensonge révoltant de la critique fallacieuse du complotisme n'est jamais que le prolongement de ce système généralisé de tromperie, où le religieux est dénié, où le pouvoir est gangrené, où la critqiue est censurée et où la censure cache finalement la terrible et drolatique vérité : le roi est nu. Soit : le système est fou autant que faux. Ne pas se laisser distraire par la fausse critique, c'est se diriger vers la vraie critique : la critique du pouvoir en est l'incarnation politique. Au fondement, il faut interroger l'identité religieuse : quelle est cette identité qui se présente elle-même comme sortie du religieux ou dépassement du religieux? Bizarre dépassement que ce dépassement qui aboutit à l'effondrement, au déclin et au ridicule.

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