vendredi 30 avril 2010

L'autre mode



Contrairement aux moqueries du philosophe immanentiste terminal Rosset, l'autre monde n'est pas la visée exclusive des altermondialistes et autres illusionnés de mouvements gauchistes fanatiques de l'alternatif et du sens de l'adjectif latin alter. Rosset fait référence à alter qui signifie l'autre. Pour un immanentiste, l'autre est le lieu de l'ailleurs, soit de l'illusion. Pour autant, rien n'indique que l'autre désigne l'inexistant.
Dans une interview au Point, un hebdomadaire ultra-libéral malthusien, Rosset (ami d'Enthoven Jr., figure médiatique de l'intelligentsia parisianiste germanopratine, dont le père conseille le Point, le petit monde de l'intellectualisme parisien de facture oligarchique et impérialiste recoupe la mentalité immanentiste) indique que "l’altermondialisme (...), confondant l’exigence et la radicalité, entend changer de monde, plus que changer le monde." Fort bien, sauf que si l'autre peut incarner la figure de l'introuvable, il ne prouve nullement que l'autre soit toujours l'illusion. Pourquoi quand bien même l'altermondialisme serait faux faudrait-il expliquer que la convocation de la figure de l'autre traduit l'illusionnisme? Pourquoi en termes assez amalgamants justement, amalgamer Platon et Bové?
L'immanentiste qui ici s'exprime explicite ce qu'est l'unicité du monde selon lui : un monde total dans la mesure où il est expurgé de son complément autre. Dans la dyade classique que développe Platon, pas de même sans autre. Eh bien, avec l'immanentiste radical qu'est Rosset, cette différence est abolie une bonne fois pour toutes : le monde devient unique avec l'exclusion de l'autre et l'omniprésence du même.
Ce n'est pas parce qu'on évacue le problème que le problème n'existe plus. Le problème du même et de l'autre tient dans l'incomplétude du même. Justement, la doctrine nihiliste se charge de résoudre le problème en décrétant que l'incomplet devient miraculeusement complet, voire ultra-complet, et que du coup cette complétude subite et inexpliquée décharge le même de son complet. L'autre n'a qu'à bien se tenir. Il devient le réceptacle exclusif de l'illusion, soit le bouc émissaire du tragique et du néant.
1) Un premier exemple vient à l'esprit quand on évoque la figure de l'illusion. C'est le recours à la drogue. Rien n'est plus illusoire que de se droguer. Rien n'est plus signifiant aussi. Car on se drogue moins pour échapper à ce monde que pour n'avoir plus à le supporter. Ce faisant, on montre ce qu'est l'illusion : c'est la figure de la destruction (dire que A est B). Loin de connoter un néant positif comme l'imagine le nihilisme (A serait A), l'illusion de la doctrine nihiliste est de croire que l'illusion existe vraiment. L'illusion existe peut-être vraiment, mais en tant que destruction, c'est-à-dire sous une autre forme que l'illusion tautologique.
Le recours illusoire (donc destructeur) à la drogue est typiquement nihiliste. Un nihiliste se drogue (en France, la drogue banalisée est l'alcool) pour oublier que le fondement de son réel repose sur le déni (déni de l'autre en terme transcendantaliste, de l'envers en terme néanthéiste) et sur l'erreur (la complétude du même n'en demeure pas moins incomplète).
L'usage de la drogue indique l'aspect purement négatif de l'ailleurs illusoire : le moyen de reconnaître que l'autre est illusoire, c'est qu'il n'a rien à proposer de positif. Aucune alternative, aucune innovation. C'est ainsi que l'effondrement spectaculaire en cours du libéralisme permet à certains nihilistes (comme de juste masqués) de passer pour progressistes en invoquant en guise de faux changements des alternatives impossibles (la marque du nihilisme). Cas du libertarisme et de l'invocation d'un Proudhon. Cas de l'anarchisme vantant l'individualisme exacerbé si proche des revendications de l'ultra-libéralisme en tant que prolongement linéaire du libéralisme dit classique.
Cas des nouveaux marxistes qui redécouvriraient Marx dans la mesure où leur lecture savante et experte se garde de préciser l'essentiel chez Marx : qu'il prétend dépasser le capitalisme à partir de la reprise des postulats libéraux de l'École britannique d'économie stipendiée par la Compagnie des Indes. Le cas de la drogue est répandu en Occident (et dans le restant du monde mondialiste) du fait que le monde que promeut et promet le libéralisme est un monde impossible et insupportable. Du coup, on se drogue pour sortir (fallacieusement) de ce monde.
C'est un phénomène qui touche particulièrement les jeunes, soit ceux qui aspirent le plus du fait de leur âge et de leur énergie au changement. Mais la drogue n'est pas une alternative : en se droguant, on s'illusionne, puisqu'on se détruit en lieu et place de saisir un ailleurs positif (existant). L'usage de la drogue renvoie au nihilisme du libéralisme. A noter que le suivi des circuits de la drogue laisse apparaître qu'en définitive le système libéral est si corrompu et hypocrite que ce sont les grands circuits bancaires dominant le marché libéral qui recyclent l'argent de la drogue et qui profitent le plus d'une manne qu'ils dénoncent officiellement comme illégale et dangereuse.
2) Les décroissants : cette nouvelle idéologie (éphémère et peu cohérente) qui voudrait allier l'écologie malthusienne et le progressisme (dans son expression individualiste, plus collectiviste) ne reprend pas seulement la figure nihiliste de l'impossible; elle recoupe les catégories que met en valeur la drogue : la destruction et le négatif pur. Elle détruirait implacablement si elle était mise en œuvre à partir du moment où l'on comprend qu'une décroissance harmonieuse est un oxymore et que la décroissance effective ne peut déboucher que sur la justification de l'impérialisme le plus impitoyable, avec en corolaire la destruction démographique et industrielle croissante et hideuse. La négativité de la croissance se manifeste par son suffixe privatif, qui la caractérise plus qu'un pompeux programme (négativité = destruction).
3) Les supports médiatiques sont tout autant que la drogue ou la décroissance des produits du libéralisme britannique. Ils se déclinent sous la forme des foisonnants et évolutifs types de médias utilisant la technologie pour propager leur sous-culture de masse (jeux vidéos/plateformes d'échanges Internet/télévision...), à ceci près que leur développement technique pourrait signifier avec l'innovation Internet l'invention imprévue (voire imprévisible) d'une forme d'expression qui va détruire son géniteur (Internet détruisant le père/inspirateur libéral), un peu comme la créateur monstrueuse façonnée par Frankenstein se retourne contre son créateur et signifie sa perte (à ceci près que la créature cherche plus à détruire son créateur dans un cycle fermé et vicieux qu'à s'émanciper de lui et à façonner une indépendance novatrice qui évoquerait le mystère de la fractale, avec la possibilité supplémentaire de sortir de la figure donnée).
Les médias sont les caisses de résonance du système dominant immanentiste, reprenant dans leur étymologie le sens du médium, du porte-parole de nature mystique. Les médias occidentaux pratiquent avec mimétisme et servilité la réduction de la pensée à l'objectivité de l'expert ou du journaliste (deux cas d'école pour l'esprit critqiue dévoyé). Les médias présentent le même fonctionnement que les instances qu'ils représentent, soit les institutions politiques occidentales de facture libérale et immanentiste.
4) On pourrait multiplier les exemples du même tonneau qui toujours illustrent l'expression générique d'une certaine esthétique, de l'esthétique immanentiste, avec par exemple dans le rôle de l'acmé la pornographie (pure répétition mécanique du sens réduit à l'échange sexuel bestial et stupide). Ou encore le sport réputé modèle de la santé et de la jeunesse, alors qu'il est le lieu archétypal de la triche, de la dope et de la domination décérébrée et absurde (au sens schopenhauerien où la volonté aveugle prime sur la finalité d'un quelconque sens général). Toutes valeurs hypocrites mas effectives du monde immanentiste occidental.
Bien qu'on puisse développer, il convient de rendre les conclusions. Le diagnostic de Rosset est lucide, à cette petite exception près qu'il est dans le même temps tout à fait pervers. Lucide : il s'agit bien de changer de monde plus que de changer le monde. Pervers : dans un retournement du sens littéral et monstrueux, Rosset s'en prend à un faux objet d'étude, à un faux ennemi, l'altermondialisme incarnant à ses yeux l'illusionnisme politique de nature gauchiste.
Sans doute Rosset a-t-il raison sur ces mouvements qui pour ne faire que la moitié du chemin (dénoncer la mondialisation libérale) font le jeu de ceux qu'ils attaquent (les spéculateurs mondialisés regroupés autour de la City de Londres). Mais ces mouvements ne sont jamais que le complément minoritaire ou la partie émergée qui cache le véritable objet dénié ou immergé - le vrai illusionné de l'autre monde : le libéralisme, soit l'idéologisé majoritaire de l'Occident dominant. Non seulement Rosset se trompe de cible, mais il ne voit pas que la critique qu'il formule contre l'illusion n'est valable que si elle se porte contre le réel que Rosset défend de manière partisane et aveuglée. Toute critique véritable ramène au libéralisme. Rosset réfute le changement parce que le changement implique l'abandon du libéralisme impérialiste.
De ce point de vue, Rosset est un impérialiste typique, dont l'engagement en faveur du libéralisme britannique recoupe la démarche immanentisme héritée de Spinoza et Nietzsche. Pis, Rosset défend le point de vue qu'il devrait critiquer selon les propres termes de sa critique. Selon sa critique de l'illusion, il devrait critiquer l'illusionnisme majoritaire qui s'attache à la démarche du libéralisme et de sa fameuse et branlante main invisible. Il est vrai que Rosset manifeste un jugement si perverti qu'il ne peut que retourner le sens et prenant les vessies pour des lanternes retourner l'objet d'étude à la manière d'un iceberg. Le majoritaire devient invisible, quand le minoritaire devient le dominant.
Le libéralisme devient le postulat échappant à la critique quand l'objet d'étude qui devrait justement être le libéralisme devient l'illusoire altermondialisme. Rosset montre l'erreur de perspective de l'immanentisme. L'illusion n'est pas la convocation d'un monde qui n'existe pas, mais d'un monde qui pour détruire existe bel et bien. On prend le dérisoire pour l'illusion majoritaire quand le véritable illusoire étant mal défini n'est ni vu ni pris. L'erreur de prisme de l'immanentisme, qui pousse les représentants Rosset et son pygmalion Enthoven Jr. à estimer que le vert est rouge, est de ce point de vue aussi complète qu'incurable. Complète : prendre le néant pour l'illusion. Incurable : on ne peut pas guérir un bien-portant.

jeudi 29 avril 2010

Glaçon, un Ellsberg!



Libération
emprisonne?

Petit intermède interrogatif. Commencez par lire cette dépêche on ne peut plus officielle, parue dans l'ancien journal libertaire Libération.
http://www.liberation.fr/medias/0101631340-et-nixon-percuta-un-ellsberg
Ce papier relate les méandres scénarisés de l'affaire Ellsberg, un analyste du Pentagone qui en 1971 a révélé documents (copieux) à l'appui que les présidents américains depuis vingt-cinq ans (depuis Eisenhower) mentaient à propos des guerres d'Asie du sud-est, en particulier de la sacrosainte et discréditée guerre du Vietnam (Kissinger réussira même à glaner de manière contestée et collatérale le Nobel de la Paix 1973!).
A mensonge, mensonge et demi : où l'on exagère dans la chute postérieure de Nixon la portée (surfaite) de l'acte de déstabilisation et de contestation du brillant agent de renseignements devenu militant pacifiste Ellsberg, on omet de mentionner le rôle des représentants de l'oligarchie financière centrée médiatiquement autour d'un Kissinger sous Nixon. On omet surtout d'évoquer plus précisément le rôle pourtant considérable des stratèges de l'Empire britannique, qui dans ses eaux troubles lance toute sa force de persuasion pour :
1) exciter les guerres perdues d'avance d'Asie du sud-est (une rengaine sinistre);
2) asseoir un ordre monétariste et oligarchique matérialisé par le découplage or/dollar de 1971 et l'abandon du système monétaire (et non monétariste) de Bretton Woods lancé par le président démocrate et républicain (paradoxe possible si républicain est pris dans son acception classique) F.D. Roosevelt.
Il est évident qu'un Ellsberg, loin d'être le maillon fort des contestataires qui auraient arrêté la guerre du Vietnam et contribué à la destitution pathétique de Nixon (affaire Watergate, dont un des réels protagonistes, le général ultra-conservateur Haig, encore un complice dégradé de Kissinger et de Shultz, est décédé récemment dans un anonymat relatif tout de même surprenant), n'est jamais qu'un pion largement manipulé et dont a posteriori on utilise l'action pour apporter une explication historique disproportionnée et réductrice, concentrée autour d'un seul individu ou d'une poignée d'inconnus glorieux mus par le hasard imprévisible.
Le documentaire au titre explicite (L’homme qui a fait tomber Nixon) n'est jamais qu'un cliché dans la veine de ces prétendues mines d'histoire contemporaine qui distillent un message interprétatif d'autant plus désengagé dans le hasardeux qu'ils sont en réalité partisans d'une réduction forcenée de l'histoire à la négation du complotisme. La négation bornée et totalisante (quasi totalitaire) du complotisme serait-elle une forme vicieuse de complotisme au sens où l'on finit par reconnaître des complots - en les imputant à des individus isolés, inconnus et sans envergure?
Ellsberg est moins l'iceberg historique de Nixon que le glaçon refroidi que le documentaire pseudo-historique et en réalité hagiographique (pour le compte effectif, quoique sans doute ignoré - ? - par les réalisateurs eux-mêmes, de l'Empire britannique) utilise pour cacher l'existence de cet Empire monétariste et le fait historique que les forces stratégiques au service des élites oligarchiques de la finance mondialiste sont celles véritablement agissantes (dans leur déploiement complexe et ignoré) qui ont pensé et conseillé les guerres d'Asie du sud-est, notamment le Vietnam comme bourbier annonciateur de la folie afghane - comme elles ont pensé et conseillé la destitution de Nixon après l'avoir promu (un politicien bien connu pour ses penchants fascistes).
Au-delà de cette manipulation (négation des complots historiques) et de cette réduction (de l'histoire des complots à la somme de hasards tronqués et insignifiants) dans laquelle les comploteurs divinisés et patentés à la Kissinger (dont le surnom pourrait être : "L'homme du 11 Septembre"?) s'empressent d'accorder leur onction de reconnaissance médiatico-historique à des sous-fifres et refilent la patate chaude de leurs actions à des subalternes insignifiants, subitement crédités d'une aura et d'un pouvoir qu'ils n'ont jamais eus, et pour cause, cet article de Libération est intéressant parce qu'autant Jauffrin que la rédaction de ce quotidien de la gauche ultra-libérale (plus proche de Keynes l'impérialiste britannique que de ses modèles libertaires originels) se déclarent totalement anticomplotistes.
Libération emprisonne? Critiquer les rouages du complotisme effectif, je veux bien, mais utiliser l'arme rhétorique de l'arbre complotiste pour masquer la forêt comploteuse (l'existence de complots effectifs et primordiaux dans les allées du pouvoir) devient une habitude salement répandue dans les sphères journalistiques et expertes de l'intelligentsia française. Pourtant, cet article aussi réducteur et manipulateur soit-il, dans la veine du documentaire déjà hagiographique dont il dresse la recension hagiographique (!), admet l'existence d'un complot d'envergure et d'État.
On pourrait le baptiser le complot Ellsberg. Ellsberg a comploté! Positivement, mais il a comploté! Il a comploté contre l'État le plus puissant de la planète! Un agent pacifiste efficacement infiltré dans l'âme belliqueuse du Pentagone monte un complot selon les auteurs du documentaire avalisé par les journalistes-recenseurs-hagiographes de Libération. Que ce complot soit des plus réducteurs (un faux complot cachant le vrai complot, bien plus étendu et puissant que des groupuscules informels et limite improvisés de pacifistes enamourés) est bel et bien une autre affaire. L'important est dans cette reconnaissance tacite : les complots existent! Impossible de les ignorer sous des techniques de déni comme l'anticomplotisme massif et frauduleux!
On peut donc évoquer les complots sans être complotistes? C'est fin la rhétorique perverse qui instille le déni sous prétexte de lutter contre les hallucinations psychopathologiques? Les connaisseurs de complots d'État n'auront plus à souffrir de la réputation injustifiée de complotiste? De la bêtise patentée des thuriféraires de l'anticomplotisme qui répètent d'autant plus qu'ils comprennent mal, voire rien, perroquets et roquets d'une veulerie confondante? Des complots qui parcourent le pouvoir US, des complots capables de renverser la machine de guerre de la première puissance militaire du monde, des complots capables de lancer le processus de destitution du président Nixon (qui du coup deviendrait presque un bouc émissaire à plaindre...).
En restant aux limbes du complot Vietnam/Nixon, les journalistes se contentent certes d'un premier rôle qui laisse oublier la superstructure qui gravite autour et dont il est difficile de bonne foi d'ignorer l'existence vérifiable. Mais en commençant à admettre que certaines de ces causes historiques sont fomentées par des complots, nos journalistes avancent dans le traitement impartial de leur information.
Surtout, ils ont reconnu cette fois, peut-être sans s'en rendre compte, que les complots existaient du côté de l'État et du pouvoir. Certes, ils ont enrobé l'affaire sous l'explication pacifiste (presque fleur bleue, pour ne pas dire mièvre), mais ils ont validé en réduisant. Nul doute que le ruisseau va grossir et que les historiens de l'avenir scrupuleux n'auront aucun doute à soulever les nombreux complots qui émaillent la période dite de la désindustrialisation, la triste ère qui suit les Trente Glorieuses, dont un Kissinger aura été un acteur médiatique proéminent.
Nul doute aussi qu'en reconnaissant le complot Ellesberg, les journalistes de Libération ont contribué, en sus des réalisateurs peu au fait du réel d'Arte, d'enclencher le mécanisme de reconnaissance qui commencera par décortiquer l'histoire trouble du Watergate, puis qui ira se fixer sur les deux grandes affaires troubles de la démocratie américaine d'après Guerre : l'assassinat de JFK (la balle magique, l'assassin assassiné, les assssinats de Robert, de Luther ou de Malcolm...) et le 911 (le Pentagone terrorisé, les Tours effondrées...). C'est ce qui s'appelle mettre le doigt dans l'engrenage. Au début, on accorde un peu de leste. On finit vite par lâcher du zeste.

mercredi 28 avril 2010

Le défi de la définition

Qui diffère erre.

Définition de l'identité : quand on est capable de croître.
Le mécanisme de l'identité permet de mieux identifier le réel, soit d'accroître son emprise sur lui.
Le fantasme de l'occultisme subsume une identité qui contrôlerait le monde dans le secret.
C'est moins le secret qui importe que le contrôle du monde. Comme aucune identité ne peut contrôler le réel de manière visible, on recourt au secret, à l'invisible, pour rendre possible l'impossible (le contrôle du monde).
L'identité invisible/secrète/occulte permet de réaliser (dans tous les sens du terme) ce que l'identité visible et historique ne peut réussir : le fantasme de la perfection. A quelle réalité renvoie cette perfection?
Dans les histoires fantastiques de pouvoir secret, quelles que soient les appellations retenues, on tombe toujours sur quelques dirigeants mystérieux voire inconnus (le meilleur moyen de conserver le secret est de ne jamais le nommer, le cerner, l'identifier) dont la particularité remarquable est de posséder un pouvoir qui n'est pas le pouvoir classique imparfait, incomplet, quoique fonctionnel et en progrès, mais un pouvoir enfin parfait et complet.
De ce point de vue (central), le mythe complotiste rejoint le mythe de la complétude immanentiste - et les immanentistes dominants la mentalité actuelle ont tort de se plaindre de leurs rejetons encore plus inconséquents qu'eux, mais tout aussi immanentistes (les pires haines cachent les plus fidèles et inavouables projections).
Le fantasme d'un pouvoir qui existerait d'autant mieux qu'il serait secret et diabolique ne recoupe pas l'observation et la description de ce qu'est l'identité immanentiste (en particulier l'identité du pouvoir actuel), identité que j'ai surnommée par dérision différante non en hommage à la différance de Derrida, mais pour réutiliser ce concept néo-hégélien et immanentiste terminal en une acception critique et plus lucide de l'identité immanentiste. Qu'est-ce que ma différance? C'est le contraire de la différence occulte et parfaite. C'est la réutilisation/recyclage d'un terme-aveu qui indique ce qu'est le déni. Le propre de la différence classique est de corriger l'imperfection pour croître vers la perfection.
Sans doute l'identité ne sera-t-elle jamais parfaite; elle est perfectionnement, soit croissance (changement). L'identité différante commence par se réclamer de la complétude contre l'incomplétude de l'identité classique. Spinoza est le héraut de cette antienne moderne. L'invocation de complétude impliquerait la supériorité du modèle immanentiste par rapport au modèle classique (incomplet). Cette complétude-là, complétude moniste si l'on veut, est un faux holisme au sens où la meilleure définition qu'elle produit de son tout est l'incréation.
A ce compte, non seulement le tout est irrationnel, fâcheux inconvénient, mais en plus il libère dans son échec définitoire le néant antagoniste et chaotique (même implicitement, même insidieusement). Autant dire que le tout n'est pas le tout, juste une boîte de Pandore laissant sortir qui plus est le pire des maux, celui contre lequel la réaction transcendantaliste s'était efforcée de prôner l'Être - le Non-Être. L'identité complète est l'identité différante. Quel est cet ensorcèlement qui la pousse à présenter pour supérieur ce qui est inférieur et destructeur?
L'identité différante toujours diffère. A force de différer, c'est une identité si incomplète qu'elle en est introuvable. L'incomplétude s'allie à l'inexistence pour revendiquer la complétude fantasmatique et fallacieuse. Qui diffère erre. Le propre de la différance est de toujours reporter vers l'ailleurs introuvable l'identité complète, soit de situer nulle part (ailleurs) la complétude. Du coup, la différance se reporte indéfiniment d'identité différante en identité différante, en un constant jeu de dupes qui est aussi un sinistre mirage aux alouettes et un jeu de miroir forcément trompeur. La différance n'est pas seulement l'identité morcelée et statique. Sa staticité figée et finie la condamne à la mésidentité.
S'identifier revient moins à trouver une forme fixe qu'à constamment chercher la croissance de la forme. La croissance formelle indique physiquement la correspondance avec la croissance fondamentale. La quête d'une fixité identitaire aboutit à la sclérose identitaire qui se traduit par la différance identitaire. Au contraire, la reconnaissance de l'incomplétude identitaire, qui sous-tend le caractère mythique et fantasmatique de la complétude identitaire, permet de dénicher une forme toujours provisoire et changeante d'identité - une forme en progrès.
Soit l'identité est provisoire et croissante; soit elle est différante et sclérosée. L'identité complète désigne un poison qui détruit sous prétexte de fixer l'identité et qui aboutit au résultat inverse de celui escompté : au lieu de produire une forme enfin stable d'identité, on rend le mécanisme de l'identification impossible. L'identité classique, pour provisoire et changeante qu'elle est, présente au mois le mérite de permettre une ébauche d'identité (en identité de facture incomplète). Tandis que l'identité dite complète est un leurre grossier derrière lequel se cache la destruction.
Avant destruction définitive, c'est la sclérose de plus en plus chancelante : soit l'identité différante, toujours changeante, toujours ailleurs, jamais identifiable, ni fiable. Le postmoderne Deleuze travailla avec passion sur la différence en opposition à la répétition. La différence est un concept au sens immanentiste, soit la réduction de l'idée platonicienne reprenant l'héritage du binôme même/ailleurs. Le même et l'ailleurs sont le couple fondamental (la dyade originelle) qui découle de l'Un idéal dans l'incomplétude sensible.
Dans une mentalité immanentiste, où il s'agit sinon d'abolir, du moins d'assujettir le temps au désir, l'éloge spinoziste et nietzschéen de la différence recoupe l'apologie du réel comme sensible pur. Le changement est loué parce qu'il désigne le sensible comme réel pur. Le changement, c'est les différences successives (ou le mécanisme indéfini de différence) produit par le choc du réel (quelque chose) avec son antagoniste le néant (le chaos). Il en ressort d'incessants changements, qui sont les différences.
La répétition tend du côté du chaos. En même temps, l'éloge vibrant voire inconditionnel qu'un Nietzsche dresse de l'Éternel Retour (comme test psychologique différant du tout au tout du processus physique antique) indique que le seul moyen pour l'immanentisme de se sortir de l'issue nihiliste (le chaos) consiste à transformer le réel de telle sorte qu'il soit en mesure d'intégrer le néant. Si le réel est capable d'accepter l'éternelle répétition, il peut surmonter l'issue nihiliste programmatique.
C'est un raisonnement des plus tortueux, c'est ce que produit l'idéalisme immanentiste postromantique acculé au désespoir, soit au spectre de sa chute fatale et inexorable. Derrida est un postmoderne qui essaye de résoudre le problème de l'immanentisme tardif et dégénéré tel qu'il se pose à Nietzsche. Derrida commença par étudier Husserl et qu'il devint peu à peu le familier ambigu de Heidegger. Derrida est un sioniste qui passe son temps à s'interroger sur sa condition de juif - Heidegger est à la fois le métaphysicien génial (à mon avis largement surévalué) et le penseur qui flirta toute sa vie avec l'idéologie nazie.
(Je me montrerais sur ce point plus sévère que Derrida à l'égard de Heidegger, à cette réserve près que Heidegger a vraiment joué le jeu du nihilisme avec franchise et sérieux, et a identifié non sans raison le nihilisme nietzschéen du dernier homme avec l'idéologie libérale. La folie de Heidegger consiste à prétendre résoudre le nihilisme libéral - diagnostic des plus pénétrants - par la solution nazie qui est bien la solution finale au sens non de définitive mais de destructrice).
Derrida prend au sérieux la problématique nietzschéenne et la réponse que Heidegger prétend lui apporter. Pour Deleuze, il s'agit de résoudre le problème nietzschéen en considérant que la mutation ontologique ne peut se faire dans un sens littéral, soit qu'elle ne peut se dérouler que dans les bornes (les limites) du monde tel qu'il est. Deleuze est un pragmatique postmoderne, à ceci près qu'il est aussi progressiste, soit qu'il considère que c'est par une augmentation de la puissance du désir individuel que l'on peut parvenir à résoudre le problème nietzschéen.
(De ce point de vue, si Rosset admire Deleuze, c'est parce qu'il répond au problème de l'immanentisme tardif et dégénéré par une problématique pragmatique tout comme lui. Par contre, il s'oppose à Deleuze, parce que Deleuze opte pour un progressisme pragmatique, quand Rosset est favorable à la position la plus conservatrice et fixe, par l'absence radicale de tout type de progrès. La haine que Rosset voue à Derrida est une haine de frères, soit la haine qu'un pragmatique pur et dur de l'immanentisme terminal voue à un idéaliste de ce même immanentisme terminal.)
Derrida est à l'intérieur des distinctions internes (d'autant plus amplifiées qu'elles sont minimes) à l'immanentisme terminal (dont la présentation usuelle est désignée par le postmodernisme frimeur et abscons) un idéaliste qui prétend achever l'idéalisme immanentiste de Nietzsche. On achève bien les chevaux, hein Friedrich? C'est pourquoi Derrida se présente dans un rôle de gauchiste oxymorique, ennemi du communisme et élitiste en diable - les deux à la fois, en même temps progressiste viscéral et inégalitariste déclaré.
Un esprit aussi narcissique et arrogant que Derrida ne pouvait embrasser le parti populaire du progressisme. La plèbe le dégoûtait? Il était trop fidèle à l'héritage aristocratique de Nietzsche? Il jeta son dévolu sur une forme de progressisme tout à fait marginale et intellectualiste, tellement marginale qu'elle n'était pas vraiment définissable. Déjà l'usage de la catégorie de l'impossible en politique : allier le progressisme gauchiste avec aristocratisme ultra-conservateur (et artiiiiiiste) d'un Nietzsche est chose des plus impraticables.
L'impossible politique de Derrida découle de l'impossible ontologique de facture immanentiste. Qu'est-ce que ce concept de différance qui serait au fondement de l'entreprise de déconstruction? La déconstruction, qui est devenue une mode littéraire dans les départements des universités américaines, consiste à promouvoir un travail entièrement négatif, comme son nom l'indique, qui détruit les fondements de la métaphysique classique sans les remplacer par des alternatives définissables.
Le propre de l'entreprise de déconstruction est de promouvoir la catégorie de l'impossible idéel (et sa réduction conceptuelle). Derrida va si loin dans cette perspective qu'il n'hésite pas à déconstruire Nietzsche ou Marx au nom du processus d'immanentisme qui veut qu'un immanentiste terminal accroisse le degré d'immanentisme par rapport à un immanentiste tardif et dégénéré. On a vu avec Onfray ce que pouvait donner une entreprise d'ultra-réduction caricaturale et totalement négative. Derrida le brillant académiste ne se montre guère plus intelligent qu'Onfray. Par contre, il est (encore) plus pédant et académiste (cultivé dans un sens de domination intellectuelle, sociale et dans une approche figée du savoir de nature exclusivement académique).
Il est logique que l'entreprise intégralement négative (et négativiste) de déconstruction s'appuie sur un fondement conceptuel (réducteur) : la différance. Derrida manifeste une fierté démesurée pour son invention conceptuelle, qui le hissa le temps de sa génération vers les cîmes des grands penseurs. Il escompte avoir résolu avec son jeu de mots affriolant la difficulté posée par Nietzsche et ses suivants (dont Heidegger) : comment réussir la mutation ontologique de l'immanentisme sans laquelle le processus d'immanentisme est condamné (Nietzcshe et ses suiveurs sont incapables d'imaginer que l'homme puisse vivre en dehors de la mentalité immanentiste qui est pour eux la panacée du destin humain et l'expression de la quintessence existentielle).
La différance instaure ainsi l'ailleurs nihiliste, qui est la catégorie de l'impossible par excellence. Derrida par son tour de passe-passe résout le problème de la différence, qui déjà était depuis Spinoza une réduction de l'autre platonicien. Pour résoudre, Derrida qui n'est plus capable d'inventer se contente de substituer au terme employé dans un sens figuré (la différence comme distinction) le même terme employé dans un sens littéral (la différAnce comme action de toujours remettre à un autre temps). C'est dire que Derrida pour inventer recourt à la répétition sémantique la plus convenue, qui se pare du brillant parce qu'elle jouerait avec les mots. Derrida serait-il un médiocre ultra-pédant, qui reproduirait le plus convenu et le moins qualitatif en l'enrobant sous des atours séduisants et sophistiques avec des références prestigieuses aux penseurs modernes et déjà jargonnants Hegel, Husserl ou Heidegger?
La différance instaure l'utopie au sens strict. L'utopie est l'absence de lieu, le lieu impossible, dont le chanteur tristement peoplisé Michael Jackson donna une subtile variation non musicale et plutôt topographique avec son domaine sobrement baptisé Nerverland. La différance est conceptuellement le pendant de l'utopie géographique. Il s'agit dans les deux cas de proposer comme solution l'absence de lieu au sens de l'impossible.
Face au défi nietzschéen que Deleuze résout en proposant la différence, soit en proposant une solution spinoziste modérée (le désir comme lieu du réalisme et du pragmatisme), Derrida se montre plus idéaliste et plus innovateur que Deleuze en suivant Nietzsche dans ses pas d'idéaliste prônant la mutation ontologique. Derrida résout la question de la mutation en la situant nulle part, dans une utopie sémantique qui est le lieu de l'impossible et de l'ailleurs à tout jamais (la différance). Derrida par la différance croit résoudre le problème de la différence et de la répétition. Derrida par le mot croit résoudre les maux? Pas étonnant qu'il écrive dans un charabias étourdissant : la fonction du mot remplace celle du réel. Le mot (incompréhensible) exprime le désir (complet). La complétude correspond-elle à l'incompréhensible? La synthèse ou la réconciliation (l'action de surmonter en référence à l'Aufhebung hégélienne) consiste ici à proposer la solution de l'impossible pour résoudre le défi posé par la problématique nietzschéenne (et immanentiste) de la mutation ontologique.
Heureusement pour l'homme (malheureusement pour l'immanentisme), la solution impossible n'est pas une solution. Après les économistes épuisés et visiblement effrayés qui proposaient en fin de comptes de rationaliser l'irrationnel, nous avons, en sens inverse, un brillard académiste philosophe qui envisage l'impossible pour résoudre l'impossible. Derrida ne fait que redoubler d'impossible, ou s'empêtrer dans l'impossible, oubliant que le nul demeure nul quels que soient les facteurs de multiplication envisagés. Derrida en multipliant par - n facteur la solution déjà nulle de Deleuze en fait que s'acharner dans la nullité - et montrer la valeur réelle de ce courant postmoderne qui s'essaye à résoudre l'impossible comme Œdipe démêle l'énigme du Sphinx. Au final, le Sphinx n'est jamais qu'un monstre logique, quand l'impossible ressortit de l'ordinaire illogique - soit de l'irrésolution.

dimanche 25 avril 2010

Théorie du KO

Dans le numéro 1005 du 4 au 10 février 2010 du Courrier international, nous trouvons à la page 48 un extrait d'un article issu de Newsweek dont le titre est "Quand les économistes revoient leurs copies". Après s'être plantés sur toute la ligne, nos brillants académistes de la théorie économique feraient en effet bien de revoir leurs fondements - et leurs classiques. A la question : "Pourquoi la plupart des économistes les plus prestigieux du monde n'ont-ils pas vu venir la crise financière?", des esprits épris de prix répondraient : parce que les postulats, les fondements, les axiomes de l'économie officielle sont faux. Stop à la finance fausse. Stock de la finance folle?
La réponse trop apprise est : puisque la théorie de la main invisible s'est volatilisée, il reste à la perfectionner. Perfectionner l'imperfection? Admirez la colique logique. Pour faire sortir le vrai du faux, il convient non de quitter le domaine du faux (le monétarisme libéral) en définissant ses erreurs, mais de partir du faux pour trouver le vrai. A ce compte, décompte des combles, on ne peut déduire du faux - que du faux, surtout dans un schéma mécaniste, figé, fini - héritage aristotélicien.
La preuve : on promet désormais, suite à la faillite de l'idéologie libérale conservatrice d'un Shultz (l'un des négociateurs du découplage or/dollar de 1971, du coup d'État chilien du 11 septembre 1973 - ou l'inspirateur de l'administration W. puis du gouverneur de Californie Schwarzenegger), la succession du réalisme progressiste (admirez le dévoiement du réel et du progrès), dont la spécialité est :
a) d'annoncer que les marchés ne sont pas si fiables que cela (quelle découverte nobellisée, mes aïeux!);
b) de marier l'économie avec une myriade et quelques kyrielles de disciplines scientifiques comme la biologie évolutive, la biologie cellulaire, l'alliage impérial de Smith et Darwin, la neurologie (les théories du comportementalisme neuroéconomique), les écoles keynésiennes, chacune si différente des autres qu'elles sortent toutes du giron impérial britannique, en particulier de la London School of Economics ou de Cambridge.
L'article conclut de la plus absurde (au sens schopenhauerien) des manières :
1- "L'irrationalité peut et doit être étudiée et modélisée mathématiquement. "
2- Rien n'est juste (selon Richard Thaler, un fameux neuroéconomiste).
3- "Ce qui en sortira au final sera vraisemblablement plus exact - et moins rationnel - que ce qui a précédé".
Outre l'apologie débridée de l'irrationalisme, le rationalisme qui se trouve ici opposé à l'irrationalisme est fort spécieux, en ce que tous deux s'opposent sans sortir du même système nihiliste dans lequel la raison désigne la domination rationnelle sur un univers fini - l'irraison le chaos antagoniste et infini.
On peut commencer par se gausser de l'éventualité 1 - définir l'irrationnel : hypothèse pour le moins impossible. Impossible en effet que de rationaliser l'irrationnel. Proposition aberrante, contradictoire et surtout comique, qui indique face au système qui s'effondre le vertige des journalistes, incapables de pondre une solution autre que de légitimer la chute.
Mais définir le rationnel est une proposition tout aussi drolatique : on aboutit à des énoncés lourdement tautologiques - possiblement impossibles.
Quand on passe de l'apologie de la rationalité à l'apologie de l'irrationalité à propos du même objet, concernant ces marchés de dupes, on se situe dans le raisonnement nihiliste avec une dégradation du processus, soit une gradation de la destruction.
Dans une phase précédente, l'impérialisme nihiliste fonctionnait encore sur le mode de la loi du plus fort.
En termes économiques, cette phase ontologique correspond à la soi-disant rationalité expansive des marchés, qui consiste à observer que face au néant antagoniste coexiste et subsiste un ordre tenu pour le réel (selon les mots de Rosset l'immanentiste terminal qui croit qu'en fondant sa philosophie à partir du réel il exprime un réalisme admirable et supérieur.)
Avec la dégradation de l'ordre soi-disant rationnel (ordre fini, oraison de la raison), dégradation prévisible et inévitable dans le schéma nihiliste de type babylonien (aristotélicien), l'irrationnel surgit tel un facteur inexplicable et croissant. L'irrationnel gagne du terrain signifie : le chaos/néant/violence gagne du terrain. On reconnaît l'impéritie du processus nihiliste, dont le terme est la destruction (le néant).
Oser avancer qu'on va rationaliser l'irrationnel est aussi illogique, stupide et aberrant que d'affirmer que l'on va justifier l'injustifiable ou rendre possible le possible. C'est une contradiction dans les termes, vouée à l'échec irréfragable.
Cet article qui relate la tenue de la conférence annuelle de l'American Economic Association, réunissant les huiles les plus primées de l'économie officielle, est aussi un formidable manifeste de l'impuissance qui saisit les thuriféraires du système actuel face au destin programmatique de tout nihilisme, aussi subtil soit-il. Force est de constater que les plus prestigieux des économistes primés sont pour l'heure des partisans de l'irrationalisme travesti en rationalisme. Le rationalisme exprime de manière savante et séduisante l'apologie de la possibilité de l'impérialisme. L'irrationalisme est la reconnaissance de l'impossibilité sur le terme de l'impérialisme rationaliste. Le retour forclusif du néant. C'est aussi la reconnaissance (inquiétante quoique replète) que le néant gagne du terrain, l'aveu que l'ordre en place (d'obédience nihiliste) est voué à disparaître.
Que des journalistes puissent répéter sans tiquer de pareilles âneries concernant la possibilité mathématique de modéliser en algèbre rationnelle l'irrationnel est assez inquiétant sur l'état de décrépitude avancée du niveau intellectuel des soi-disant élites mondialisées. En réalité, l'esprit a disparu en même temps que le monétarisme irrationnel gagnait du terrain. C'est un processus tout à fait complémentaire. Les journalistes se méfient au nom de leur déontologie objective de tout jugement. Les journalistes sont les symboles avancés de cette conception terminale de la pensée, selon laquelle moins on juge - et plus l'on pense.
En réalité, moins on juge, plus on dépense - on pense mal. Plus l'on accrédite la conception d'une pensée figée et sclérosée, consistant à répéter de plus en plus à mesure que le temps passe et que l'ordre se dégrade. Plus l'ordre se dégrade, plus il est connu. Les journalistes sont les symboles de la pensée dans la mesure où la pensée se trouve en phase terminale, comme une maladie incurable qui a gangréné l'ensemble du corps et qui signe la mort inéluctable du patient (n'en déplaise aux espoirs et aux dénis de la famille en état de choc).
C'est ainsi que l'on en arrive à des inepties comme cette chimère jugeant envisageable de rationaliser l'irrationnel, émanant du cercle des experts et relayés par la meute des journalistes, tous croquemorts de la pensée. Pas la pensée en tant que telle. La pensée de notre ordre, l'immanentisme, qui en quelques siècles a réussi l'exploit de mettre à bas la culture humaine en la poussant au plus haut point de sa démesure babylonienne et babellienne. (la promotion de la mondialisation mondialiste). L'achèvement du projet immanentiste est achèvement dans tous les sens du terme : le couronnement (de l'entreprise nihiliste); mais aussi le terme de couronnement (dans le néant et le chaos).
Qu'il reste malgré cette œuvre de destruction généralisée la possibilité de penser et d'agir est pour le moins positif. Cette permanence, même au plus haut degré de destruction, indique la faillite du nihilisme qui ne parvient jamais au stade de l'anéantissement, mais qui constitue le stade transitoire pour instaurer le changement d'importance dont l'homme a tant besoin. Peut-être que les historiens de l'avenir en considérant notre sombre époque de crise systémique généralisée et terminale oseront qu'il aura fallu la menace de la mondialisation mondialiste (Babel version 2) pour que l'homme reparte du bon pied, qu'il conquière l'espace et qu'il trouve l'énergie de changer. Changer de sens. Changer de condition. Changer d'espèces?

Le crépuscule d'une obole



Ma mère a acheté le numéro de l'hebdomadaire ultra-libéral et oligarchique Le Point consacré en grande partie (couverture à l'appui) au dernier bouquin d'Onfray. But avoué : détruire l'idole Freud et la religion contemporaine psychanalytique. Il est curieux de présenter un livre comme excellent alors qu'il recycle les poncifs antifreudiens et antipsychanalytiques avec une radicalité qui exprime - la bêtise. Si l'intelligence se traduit par le sens de la nuance, Onfray est, au littéral, un imbécile.
Quand il dénonce les accusations proto-fascistes portées à son encontre, la vérité n'est pas vraiment qu'Onfray serait fasciste (il soutient les intérêts historiques synarchistes, sans s'en rendre compte, comme Œdipe couche avec sa mère en la prenant pour sa femme). La vérité est qu'Onfray exprime plus certainement la - bêtise. Il sue la haine ou le - ressenti-ment? Un psychanalyste dont j'ai oublié le nom et qui intervient en contradicteur d'Onfray explique la démarche du médiocre atrabilaire : c'est la haine.
(Petite précision : ayant lu la réaction ulcérée et universitaire d'une psy célébrée et mondaine comme Roudinesco, il n'est pas question d'avaliser cette hypocrite et déformée opposition à la contre-histoire philosophique d'Onfray - cette hagiographie académiste à laquelle se livre Roudinesco, grande complice proustienne du pédant Sollers. Onfray représente l'exact inverse de Roudinesco, soit le rebelle institutionnel et institutionnalisé, qui exprime un point de vue marginal seulement à l'intérieur du système immanentiste.)
Ce n'est pas pour aborder le splendide sujet Onfray que je poste ce billet (non monétariste). Notre fardlosophe n'en vaut pas la peine. On pourrait s'étonner de la publicité qui est dispensée par les cercles oligarchiques autour de la pensée nulle (plus que sauvage) d'Onfray. L'engoue-ment ne laisse pas de sidérer sachant qu'Onfray se présente aux antipodes, comme un gastropode gauchiste qui en forcené choque le bourgeois, un libertaire rénovateur, un hédoniste moraliste, quelqu'un qui serait pour le peuple (de Normandie) et contre les élites parisianistes. La vérité est inverse : Onfray est contre le peuple réel et parce qu'il défend le peuple fantasmatique des élites bobos, il sert en réalité les élites oligarchiques qu'il prétend attaquer et combattre.
Quand on est promu par les intérêts oligarchiques autour du Point, par l'éditeur oligarchique et sioniste Enthoven Sr. (conseiller littéraire du Point), par le journaliste télévisé Giesbert (qui n'a bien entendu rien à voir avec le directeur du Point), on n'est pas un dénonciateur conséquent de l'oligarchie. Un symbole : Pinault l'actionnaire de référence du Point est tout comme Onfray fervent Breton. Serait-ce que la passion de la Bretagne cache en ce moment un intérêt non pour le peuple français de Bretagne, mais pour l'oligarchie bretonne? Onfray qui projette d'écrire son avis à vue (avoue) à propos de l'écologie recoupe une fois encore les centres d'intérêts de Pinault l'industriel qui participe à la subvention de l'écologie malthusienne et monétariste en France, via notamment les remarquables films et livres photographiques d'Arthus-Bertand, le mousquetaire de l'écologie couleur vert d'âtre.
Quel titre fané et prévisible pond l'Onfray du fret philosophique (véritable poule aux œufs d'or de l'édition Gutenberg) en sus de sa monumentale contre-histoire de la philosophie et de sa destruction de l'idole religieuse? Onfray s'attaque à des statues de stature majeure quand il est contre; quand il est pour, il promeut des poux et des ultra-mineurs. Un exemple : il prétend (sans y parvenir) déboulonner Freud avec une violence cataclysmique, comme le petit enfant qui de rage brise son jouet chéri; en échange, il proposera un minable démineur comme le philosophe du Grand Siècle - ainsi de son irrésistible La Mothe Le Vayer, que plus personne ne connaît (à part quelques érudits) et qui évoque - Onfray lui-même.
Entendons-nous : il est urgent de critiquer la psychanalyse, à condition de comprendre que les seules critiques qui valent proposeront un contenu nouveau, voire supérieur (qui négativement apporteront des contradictions beinvenues). De ce point de vue, le travail d'Onfray qui détruit tout et ne propose rien en échange est symptomatique de sa démarche et situe le niveau de sa pensée : nulle. La bulle nulle. Qu'il entretienne ses fervents auditeurs et étudiants populaires de ses marottes hédonistes anonymes et heureusement inconnues, bientôt le filon s'épuise. Filons! Filou? Onfray le destructeur forcené qui ne construit rien est l'envers du bâtisseur tant loué par la tradition chrétienne. Ne tournons pas autour du pot (potins) : le titre d'Onfray est - le crépuscule d'une idole.
Ce crépuscule est le pastiche translucide d'un titre de Nietzsche, qu'Onfray professe d'admirer avec sa psychologie manichéenne viscérale : soit Onfray kiffe; soit il quitte. Soit il brise; soit il bisse. Désolé pour Michel et ses lecteurs, voire ses suiveurs, en ce qu'Onfray suit le sillage de la mentalité immanentiste terminale - ce titre n'évoque pas Freud. Il survient au moment où la vraie idole de son temps s'effondre - et connaît son crépuscule. Cette idole n'est pas Freud, pas la psychanalyse, ni une quelconque école néo-philosophique. C'est le libéralisme. Une école doctrinale, sclérosée, percluse de présupposés indiscutables et indiscutés.
Si Onfray présentait une once de courage (non de simple rage), il s'attaquerait à l'idole dominante qui s'effondre. Pas à un trompe-l'œil aussi contestable et révéré soit-il. Il nous entretiendrait non des hédonistes disparus mais de l'histoire du libéralisme, qui camoufle l'histoire de l'impérialisme britannique, en particulier de la Compagnie des Indes orientales. Il nous pousserait à déboulonner les idoles oligarchiques, comme Pinault l'ami conjoint de Chirac et de Sarkozy. Au lieu de surfer avec une radicalité surfaite sur les modes de son temps, Onfray entreprendrait un décryptage corrosif de son temps.
Évidemment, on ne le célébrerait plus et on l'attaquerait vraiment - sans le voir partout invité sur les plateaux pour déverser sa bile sous couvert de nous abreuver de sa science. Le crépuscule d'une idole est un titre lucide, à condition qu'on le dirige vers son vrai mobile : non Freud, mais Adam Smith. Non la psychanalyse, mais le libéralisme. Onfray appartient à la cohorte de ces médiocres intellos qui sont utilisés pour divertir les peuples d'Occident sur la réalité de la crise.
Spécifiquement, Onfray nous divertit avec Freud au moment où c'est le dogme libéral promu par Smith et la joyeuse compagnie des économistes des Indes qui rend l'âme. Raison de l'invraisemblable (et injustifiable) promotion que subit l'Anti-Freud d'Onfray de la part des porte-voix de l'oligarchie - un Giesbert en France : divertir, subvertir et convertir - regarder ailleurs, partout sauf où ça se passe, vers l'essentiel, vers la crise systémique ravageuse qui exprime l'agonie du libéralisme.
La psychanalyse? Onfray, laisse tomber Freud, il est tellement au-dessus de toi. Les failles de Freud sont des diamants à côté de ta faillite. Allez, si tu es un tant soit peu philosophe, fais-toi plaisir, petit hédoniste caractériel et égotiste : attaque vrai-ment. Le crépuscule d'une idole? Enquête sur les thuriféraires de la main invisible. Tu te prétends libertaire et antilibéral? Libertaire capitaliste et antilibéral? Montre-nous vraiment qui tu es. Si tu es, situe-toi.
Parle-nous du libéralisme et tu seras moins vaniteux (tu ne seras jamais grand). Parle-nous du libéralisme et tu pourras critiquer la psychanalyse. Tu verras, les différents morceaux du puzzle vont s'emboîter et tu disposeras d'une vision d'ensemble un peu plus intéressante que ta réduction hédoniste à la sauce immanentiste. Quitte donc ça! L'hédonisme, c'est léger... C'est lourd, sérieux. Freud est l'hallali de ton alibi. Girard l'appellerait un de tes boucs émissaires. Tu en as d'autres, les chrétiens, les monothéistes, les croyants. A notre époque de choc de civilisation, c'est courageux. Tu as tapé dans le mil, millénariste : nous affrontons une pleine période de crépuscule. Couchez, l'idole.
Mais l'idole - celle que personne n'ose attaquer. La variante à cet oubli fâcheux, c'est la fausse attaque, dont tu t'es fait la spécialité. On dénonce le libéralisme tout en se gardant de décrypter ses fondements et son fonctionnement. On est un libéral antilibéral. C'est ton cas, Michel vaillant, le libre libertaire. Tu hais à la croisée des chemins : soit finir dans l'anonymat comme ton référent La Mothe le Vayer (et ses frères de contre-histoire); soit prendre des risques. Pour la postérité (en l'occurrence philosophique), il est trop tard. Il te reste le plus important : le réel. L'honneur dure et hèle. La sauvegarde - et non la garde de son crépuscule idolâtré.

samedi 24 avril 2010

Définition de la méthode

Définir - c'est définir l'infini.
C'est rendre rationnel l'infini.

Le moyen de démasquer le nihilisme, c'est qu'il ne définit pas l'infini.
Il définit le fini. Il est tautologique (Rosset l'immanentiste terminal l'a analysé).
Quand il est acculé à définir le réel, il s'en montre incapable et s'en tire (fort mal) par une pirouette, en décrétant que l'infini est indéfinissable - ce qui revient à avouer que le réel est irrationnel.

Irrationnel = chaos = néant nihiliste (néant positif).
La triomphaliste définition que produit le nihilisme s'appuie telle un masque sur l'indéfinissable.
Définition trompeuse que la définition nihiliste.
- De même, la certitude que proposerait la définition nihiliste se révèle à l'examen bien plus incertaine que la définition approximative du transcendantalisme
- De même la raison dont se targue comme un étendard de bonne foi le nihilisme désigne la raison finie, soit la raison reconnaissant la supériorité du modèle irrationaliste.
L'irrationalisme ne remplacerait-il pas dans le modèle nihiliste les Idées (mouture platonicienne)?
Ce que le nihilisme prend de manière critique pour de l'irrationalisme ne serait-il pas la tentative de relier le fini à l'infini, soit de définir, même de manière provisoire, l'infini- alors que le rationalisme nihiliste tend pour mieux définir, au nom de la clarté du langage, à expurger l'infini et à s'en tenir à un réel toujours fini, figé, immuable - nécessairement sclérosé à la longue?
Si vous voulez démasquer le nihilisme, une méthode : aborder l'infini.
Qui rejette l'infini est nihiliste.
Qui définit l'infini est favorable à la culture.

vendredi 23 avril 2010

De la définition de la finition



Je connais plusieurs moyens de camoufler son nihilisme en réalisme, pragmatisme ou autres appels au réel contre les fantasmagories idéelles et virtuelles (voire illusoires). Certains nihilismes sont aisés à définir. Cas de ce Gorgias qui érudit et illustre publia un Traité du Non-Être. Cas (conjoint) des sophistes ou des atomistes, dont le nihilisme exacerbé s'exprime par le recours à une conception mécanique et fixe du réel, dont le fondement serait l'atome (petite particule indivisible, première - vérité physique et ontologique fort contestable).
On connaît le célèbre tableau de Raphaël (L'École d'Athènes), où Platon pointe le doigt vers le ciel, quand son élève Aristote s'en retourne prudemment à la terre. Aristote est un cas de nihilisme insidieux, non qu'il soit totalement nihiliste, mais qu'il a compris que la position nihiliste démasquée était intenable - percluse d'incohérences et d'irrationalité. Du coup, Aristote entreprend un savant mélange entre la doctrine platonicienne et la doctrine nihiliste. Son crédo est des plus rationnels et défendables : il s'agit d'en revenir au réel, soit à des valeurs enfin palpables et connues.
Moralité : le vrai nihilisme avance masqué, rengaine dont se souviendront les immanentistes modernes, Descartes et Spinoza en modelant leur devise. Descartes pourrait être considéré comme l'Aristote engageant la modernité à ceci près que Descartes intervient après la sclérose scolastique dénoncée par Rabelais, quand Aristote répond et critique l'héritage de Platon. Mouvement inversé donc, mais pensées similaires. Les deux philosophes entendent proposer une savante purée entre l'idéalisme au sens platonicien et le réel au sens purement sensible.
L'avantage de la tradition platonicienne, c'est qu'elle évite le nihilisme explicite dont les effets sont particulièrement destructeurs - compris dans le sens même du terme nihilisme. L'avantage du nihilisme, c'est qu'il propose en échange de la destruction une définition accessible du réel : le fini. L'inconvénient conjoint du nihilisme, c'est qu'en échange de cette définition simple il ramène tout au néant. Cette critique se retrouve dans le mythe de la Peau de chagrin, qui n'est qu'une variante parmi tant d'autres (dont celles de Faust) du pacte contracté avec le diable.
Un groupe de chansonniers contemporain de mauvaise tenue illustre la dérive qui attend nécessairement tout pacte de type nihiliste (avec le diable). C'est Noir Désir, dont le premier mérite est la franchise. Le drame médiatique qui a accablé le chanteur (meurtre de sa maîtresse, puis prison, puis suicide de sa femme) n'est jamais que la mise en pratique particulièrement macabre du programme théorique contenu dans l'appellation même du groupe : noir désir.
Effectivement, tout désir est noir au sens symbolique, soit : tout désir porte en son sein le nihilisme et la destruction. Contrairement à ce que la mentalité occidentale serait portée à croire à rebours et a posteriori, ce n'est pas le nihilisme qui constituerait une sorte de réponse au transcendantalisme, mais l'inverse. Le premier mouvement de l'homme est de chercher une définition du réel. Il s'en montre incapable. Le nihilisme fournit cette réponse : le réel se limite au fini. Définition lacunaire et contestable sans doute, qui a au moins le mérite d'une certaine clarté, voire d'une certaine possibilité d'expérimentation concrète.
Le transcendantalisme surgit suite au nihilisme à partir non de la critique première de la définition du réel (le fini), mais parce qu'il juge inacceptable le corollaire que cette définition implique. Si le réel est fini, la définition nihiliste implique rien moins que la disparition du réel - en premier lieu de l'homme. Bien qu'aujourd'hui l'homme domine tellement son environnement que l'éventualité lui semble éloignée et incertaine, aux commencements de l'épopée humaine, c'est une éventualité qui parle immédiatement et avec laquelle on ne barguigne pas. Le transcendantalisme constitue une réponse provisoire au danger mortel du nihilisme - pour éviter ce danger.
Le transcendantalisme n'est pas une réponse qui détiendrait une définition contraire du nihilisme. C'est une opposition sans réponse au nihilisme. Dès le départ, le transcendantalisme ne possède pas une définition du réel, au contraire du nihilisme. Ce qui fait la force du transcendantalisme (répondre au danger du nihilisme) fait sa faiblesse (être sans définition du réel). Le transcendantalisme l'emporte logiquement dans l'édification de la culture humaine parce que l'homme est porté par des principes - qu'il présente un mode de fonctionnement l'inclinant à se perpétuer et même à asseoir avec de plus en plus d'aplomb les conditions de son existence au sein du réel.
Le transcendantalisme l'emporte sans jamais réussir à apporter une réponse claire au nihilisme concernant la définition du réel. On assiste à un reversement dialectique : le nihilisme tance les faiblesses et les manques du transcendantalisme; le transcendantalisme propose des approximations contestables et imparfaites dans son effort de définition du réel. On a tendance rétrospectivement, suite à une déformation de perspective, à estimer que c'est le nihilisme qui constitue une réponse de révolte au transcendantalisme.
L'approximation des idées que propose Platon n'est certainement pas une création qui lui est propre. Il l'a présentée avec son génie propre, en particulier avec l'art consommé du dialogue. Platon a proposé au final une définition simple de la vérité ou du réel : le plus sûr moyen de faire naître le réel - de changer - est de dialoguer. Face à cette magistrale construction, Aristote répond en essayant de mélanger le nihilisme et le transcendantalisme.
Si l'on voulait un brin caricaturer, on oserait qu'Aristote est l'hybride de Platon et de Gorgias. Je sens quelques commentateurs aristotéliciens proches de la scolastique s'étrangler de furie en pointant du doigt d'innombrables approximations, confusions et déformations. Ce n'est pas de bonne guerre. C'est bon signe. Avoir tort aux yeux d'un commentateur, c'est avoir raison au nom de la raison - des idées - de la pensée. Aristote n'est pas porté par le nihilisme explicite. Il cherche à concilier la force du transcendantalisme avec la force du nihilsime.
La force du transcendantalisme : permettre la construction, par le dialogue. La force du nihilsime : permette la définition, par le savoir. Il n'échappera à personne que la caractéristique première du nihiliste est l'érudition, soit la maîtrise impressionnante du savoir, qui cache la destruction - le vide abyssal. Aristote est un érudit magistral et il n'est pas anecdotique qu'il soit présenté par Cicéron (et d'autres commentateurs) comme un dialecticien au moins égal, voire supérieur au styliste Platon, à cette réserve qu'on aurait perdu ses dialogues.
La réalité est qu'Aristote n'est pas capable de produire des dialogues qui soient supérieurs aux dialogues transcendantalistes. En essayant d'allier le nihilisme et le transcendantalisme, il réussit surtout à introduire le cheval dans Troie. Je veux dire : il se montre bien plus nihiliste que transcendantaliste par ce seul fait qu'il valide le nihilisme en le conciliant avec le transcendantalisme. Soit tu valides le néant, soit tu le réfutes. L'entre-deux n'existe pas. Dans la querelle entre le modèle platonicien, où le réel idéel comprend en son sein le sensible imparfait, et le modèle nihiliste, qui accouchera du nominalisme médiéval, Aristote ne dépasse pas la querelle originelle par la production d'une idée supérieure et nouvelle. Il balance entre les deux, examine longuement et doctement les deux oppositions - ne choisit pas.
Pourtant, la réputation d'Aristote selon Raphaël est de choisir la terre contre le ciel. Allégoriquement, cela signifie qu'Aristote est nihiliste. Aristote souscrit à la définition nihiliste du réel selon laquelle le réel est fini. Le seul moyen de définir le réel est de le finir. En finir une bonne fois pour toutes (expression préférée du philosophe postmoderne et pythique Derrida). De même Descartes propose pour réconcilier la querelle insoluble entre transcendantalisme et nihilisme son deux ex machina qui expliquerait de manière miraculeuse et quasi irrationnelle l'univers mécanique de type fini.
A noter que Descartes est le père de l'immanentisme en ce que Spinoza, le saint quasi fondateur de l'immanentisme, se présente, surtout dans sa prime jeunesse philosophique, comme un cartésien d'un type radical. Si l'on voulait jouer le jeu grotesque de la reproduction historique, alors que le déroulement historique n'est pas linéaire, on oserait que si Decartes est quelque chose comme la répétition d'Aristote, Platon se reproduirait (avec toutes les réserves d'usage) sous l'incarnation de Leibniz, soit après Descartes et comme par enchantement quasiment au même moment que Spinoza. Comme si Leibniz le transcendantaliste venait contrer Spinoza l'immanentiste.
Les immanentistes comme Deleuze ou Rosset essayent de tirer Leibniz vers leur immanentisme, en récupérant la théorie du meilleur des mondes comme seul monde possible (variante de la nécessite moniste de Spinoza). La réalité est que l'esprit de Leibniz sauve sans doute la culture occidentale et humaine en (inter)venant après Descartes, soit en inversant l'ordre historique entre Platon et Aristote. Pour en revenir à l'attrait indiscutable que le nihilisme suggère, on peut l'expliquer facilement : penser, c'est d'admettre l'incertitude.
Le nihilisme propose au moins de définir le réel. C'est toujours mieux que les approximations et les fluctuations des transcendantalistes, qui de Platon à Leibniz n'ont jamais réussi qu'à perpétuer l'existence de l'idée, soit la garantie de la vitalité humaine. Si l'on veut finir ce billet sur une note d'espoir, on notera que la supériorité du nihilisme sur le transcendantalisme est tout comme la définition du réel que le nihilisme propose finie. Je veux dire : cette supériorité immédiate est condamnée à perdre face au principe d'infini que porte en son sein le transcendantalisme.
Nous nous trouvons à un moment où le transcendantalisme s'est effondré. Les esprits chagrins et pessimistes (esprits aveugles) soutiennent, de multiples manières, toujours sans s'en rendre compte, la résurgence nihiliste de l'immanentisme. Ils estiment que l'effondrement du transcendantalisme laisse la place exclusive à l'immanentisme, d'autant que l'immanentisme corrigerait les erreurs du nihilisme. Voire. La vérité est que l'immanentisme, confiant dans sa victoire définitive et finie (victoire irréfutable si le réel était fini et statique), propose surtout un modèle encore plus outrancier et imparfait que le modèle nihiliste. Non content de définir le réel, il le réduit au désir (sous couvert pervers de lutter contre les préjugés anthropomorphiques).
Pourtant, ce n'est qu'en perpétuant le modèle transcendantaliste que la culture humaine peut se poursuivre. Pas d'humanité sans représentation du réel qui tienne compte de l'infini et de sa primauté sur le fini/sensible. La définition change, s'adapte à la croissance historique de l'homme, mais le repère est immuable. Pas davantage d'humanité dans un cercle vicieux où le réel se réduit au fini. L'avenir du sens n'est pas dans l'immanentisme - ce qui condamne cruellement et drolatiquement les essais postmodernes et les billevesées prétentiardes de l'immanentisme terminal. L'avenir de l'homme est dans le renouvellement du transcendantalisme, forme que j'ai appelée dans ces blogs néanthéisme, forme qui ne peut qu'enterrer l'immanentisme.
(Question visionnaire : quel sera le prochain avatar du démon (le néant)?

jeudi 22 avril 2010

Le chic du choc


Chic - Le Freak
envoyé par djoik. - Regardez la dernière sélection musicale.

Le fric, c'est freak?

L'attitude qui consiste à se moquer de la politique, des affaires nationales et internationales n'est pas très étayée d'un point de vue argumentatif. Dans son actualisation actuelle, elle en arrive à se moquer des effets de la crise qui menace pourtant d'engloutir les individus membres du système unique mondialiste, à commencer par les plus faibles (dont le nombre grossit à vue d'œil). C'est une attitude de rejet plus ou moins instinctive, voire passionnelle. Mauvais signe que le crédit accordé aux sentiments et à l'irrationnel, souvent au binôme immanentiste terriblement réducteur plaisir/douleur.
Cette attitude irrationnelle indique que les individus individualistes et dépolitisés nient le principe le plus haut qui meut l'homme, le principe qui définit la spécificité supérieure de l'homme, la raison - qui permet de dépasser les comportements destructeurs et profondément médiocres que l'on nomme le grégarisme ou l'individualisme consumériste et irrationnel. Pis, ces individus instinctifs et impulsifs, émotionnels et non émotifs (au contraire ils sont durs et impitoyables, totalement mus par des considérations matérielles et matérialistes), ont toutes les malchances de très mal comprendre (de manière très réductrice) les rouages du système dans lequel ils évoluent en suivant un point de vue individualiste qui leur est explicitement défavorable et qui se révèle par contre des plus favorables aux intérêts oligarchiques.
Les individualistes en suivant des modes de pensée irrationnels et instinctifs/passionnels jouent un jeu qui leur est destructeur. A ce paradoxe terrible, qui est décrit par l'expression donner les verges pour se faire battre, il convient d'ajouter une remarque connexe : cette attitude se manifeste souvent par le je-m'en-foutisme dépolitisé et désengagé, attitude dominante à l'heure actuelle, agrémentée d'une incapacité remarquable quoique inquiétante à s'intéresser à tout type de sujets qui ne ressortit pas de la sphère privée.
Le philosophe contemporain Rosset a déduit de son mode de pensée immanentiste terminal l'apologie du désengagement politique. L'argument est simple : rien ne sert de militer ni de s'engager dans des causes collectives et politiques qui sont fumistes. Raison du désengagement? La notion de volonté générale n'existe pas pour l'immanentiste qui n'accorde de valeur qu'à la complétude du désir (et sa variation absurde de volonté individuelle). Si seules les implications du désir possèdent de la valeur, effectivement il convient toutes affaires cessantes de se désengager politiquement.
Le désir s'oppose au politique en ce que le désir est de structure individualiste et que le politique désigne les affaires de la cité, soit les préoccupations collectives. Dans la mentalité classique, il n'est pas possible de se désintéresser des affaires politiques car l'individu possède des implications politiques évidentes. Impossible de ne pas trahir l'individualité, notamment dans son expression rationnelle, sans lui garantir l'engagement politique.
Dans le système classique non démocratique mais aristocratique (auquel appartient le système monarchique), ce sont quelques individus qui sont les représentants de la volonté générale. C'est-à-dire qu'on considère que le peuple dans sa majorité individuelle n'est pas capable d'aspiration politique et qu'il convient de lui donner une représentation élitiste et aristocratique (littéralement le pouvoir des meilleurs) pour perpétuer et sauvegarder le système en place.
Impossible dans une mentalité cohérente de biffer la notion de politique. Impossible en effet de ne pas considérer le lien entre l'individu et le groupe. C'est pourtant l'aberration confusionnelle que propose la révolution immanentiste par rapport à la culture classique en prônant un individualisme forcené et en instituant la complétude du désir. De deux choses l'une : soit cette conception est juste; soit elle est fausse. Si elle est juste, elle pourrait éventuellement constituer une révolution d'importance, un bouleversement dans les conceptions politiques et individuelles.
Mais elle est fausse (ses fondements sont faux, ils se trouvent notamment décryptés dans ce blog). Outre que l'examen sommaire de ses fondements laisse apparaître de multiples et grossières inconséquences, elle se révèle historiquement nullement nouvelle et originale (supercherie qu'un esprit individualiste tourné vers le frivole et méprisant l'effort de connaissance se montrera incapable de déceler). La complétude du désir d'obédience spinoziste n'est que la resucée du nihilisme atavique, selon lequel il convient de saper la vérité et de lui substituer la finalité individualiste.
On voit se dessiner deux options antagonistes :
1) l'option nihiliste qui se traduit en politique par l'option oligarchique.
2) l'option transcendantaliste qui se traduit en politique par l'option républicaine.
(Sans doute convient-il de renouveler profondément le transcendantalisme, mais ce n'est certainement pas l'immanentisme qui peut mener à bien ce projet de changement pérenne.)
Heureusement pour la pérennité de l'espèce humaine, jamais le principe oligarchique ne s'est exprimé de manière pure - sans quoi l'homme aurait disparu depuis belle lurette. Si l'on peut regretter que le principe républicain ne soit pas l'alternative unique de l'expression politique, sans quoi les sociétés exprimeraient des progrès constants et harmonieux, il convient de remarquer que les principes ont un impact incomparablement plus important que leur gestion quotidienne et interne. Les principes instaurent des changements quand la mentalité courante demeure rivée aux bornes et aux normes de l'ordre institué.
Il conviendrait aussi de remarquer que le désengagement évoque le desengano, soit la mélancolie. Le désengagé serait-il un dépressif notoire, alors qu'il devrait au contraire personnifier l'expression de l'acmé de la puissance individuelle et de la joie irrépressible? On sait que Rosset ou Deleuze étaient des dépressifs incurables alors que dans leur spinozisme acharné mâtiné de nietzschéisme ils dressent l'apologie inconditionnelle de la joie. Mais cette incohérence n'en est pas une pour des disciples de Spinoza.
Spinoza en immanentiste conséquent, soit en irrationaliste avançant masqué pour éviter l'oubli qui s'est attaché aux basques des nihilistes antiques explicites (comme les sophistes ou les atomistes), dresse l'apologie de la démocratie en parallèle à son système immanentiste ontologique. Les spinozistes clament le caractère aussi progressiste que visionnaire de leur modèle.
Malheureusement, la démocratie est le cheval de Troie de l'oligarchie ainsi que le savaient les Anciens qui se montraient défavorables à la démocratie au nom de la concpetion républicaine (exemple d'un Platon). Même un Aristote, qui est partisan d'un régime aristocratique dur, pour ne pas dire oligarchique, est défavorable à la démocratie, qu'il considère comme une chimère vicieuse débouchant nécessairement sur des dégénérescences pires que les modèles viables existants.
Deux types de conception démocratique s'opposent (qui recoupent l'opposition oligarchie/république) :
1) La démocratie républicaine qui implique que les citoyens/individus aient une formation politique et une conscience religieuse structurée. Ce n'est qu'à ces deux conditions conjointes et complémentaires que le régime démocratique peut être viable.
2) La démocratie oligarchique qui est une perversion du principe démocratique et qui instaure l'individualisme en coupant les aspirations individualistes de la majorité de la conception politique élitistes de la minorité justement au pouvoir. L'individualisme aboutit à un système qui sert les plus forts et qui accable l'insigne majorité des plus faibles, fussent-ils des moutons pathétiques et bêlants.
Le je m'en-foutisme est l'expression consternante du modèle démocratique oligarchique dans son versant populiste (dans tous les sens du terme). Pour se déclarer je m'en-foutiste et considérer que l'engagement politique est dépassé (implicitement que le désengagement politique et les intérêts individualistes valent seuls), il convient de manière scandaleuse de se révéler partisan de l'oligarchie à son détriment patent, soit d'appartenir à la cohorte des moutons mimétiques qui sont individualistes comme l'insigne part du troupeau - au service de quelques élites se croyant supérieures et considérant qu'elles diffèrent qualitativement de leurs congénères du troupeau. Argument invoqué : la bêtise. Car les je m'en-foutistes individualistes cautionnent le régime qui leur est défavorable.
C'est en effet une raison de se monter méprisant pour des esprits obtus, étriqués et peu au fait du réel, oublieux que le réel est infini et que des formes d'existence supérieures et implacables subsistent après la vie sensible ou physique. Quant aux je m'en-foutistes, leur égarement suicidaire ferait peine à voir s'il n'était profondément comique. Dans Le Quart Livre de Rabelais, Panurge se prend de querelle en pleine mer avec le marchand Dindenault. Pour se venger de ce dernier, il lui achète un mouton, qu'il précipite dans la mer. L'exemple et les bêlements de celui-ci entraînèrent tous les congénères - et le marchand lui-même, qui, s'accrochant au dernier mouton, se noya.
Bien entendu, la noyade de Dindenault est dramatique - elle est encore plus comique : Dindenault incarne le sort qui attend les esprits grégaires (moutonniers) suivant bêtement/bêlement les mentalités qu'on leur inculque sans faire preuve d'une once d'esprit critique. Dindenault illustre l'instinct grégaire qui soutient la mentalité oligarchique. Impossible d'établir l'oligarchie sans un soutien paradoxal quoique fervent de la majorité. Impossible d'instaurer l'oligarchie sans la perversion de la démocratie en démagogie. On peur y voir l'instinct grégaire de la majorité, de ces individualistes instinctifs et irrationnels qui suivent sans comprendre les valeurs qu'on leur inculque et qui leur sont défavorables.
Mais Dindenault exprime plus encore le sort inévitable qui attend les marchands, soit les dominateurs de l'ordre oligarchique. Rabelais met en garde : l'instinct grégaire qui est l'expression paradigmatique de l'oligarchie conduit les maîtres comme les serviteurs vers l'abîme. Aucune échappatoire car personne ne comprend. Tous sont rivés à leurs intérêts immédiats qui sont oligarchiques et qui conduisent aux pires contresens. Le comique provient de l'incohérence ridicule consistant à promouvoir un système qui au final se révèle mortel pour toutes les parties le soutenant.
Toutes les parties croient en tirer profit, même médiocre (le profit médiocre est l'apanage des individualistes grégaires). Aucune partie n'échappera à la disparition. De la même manière que le bûcheron sciant la branche sur laquelle il est assis fait sourire, l'histoire des moutons de Panurge qui se précipitent dans la mer pour imiter leur prédécesseur et sans réfléchir sur les implications suicidaires de leur geste se révèle drolatique.
Rien n'est drôle s'il n'est en même temps de facture tragique. Il est tragique de soutenir un régime inconséquent qui vous promet la destruction et la disparition. Il est drôle que les dominateurs à la mentalité perverse connaissent le même sort que ceux qu'ils ont aveuglés par leur mentalité individualiste désaxée et réductrice. Ce n'est pas une consolation de savoir que cette destruction est totale, qu'elle concerne autant les maîtres minoritaires que les suiveurs majoritaires - les dominateurs comme les dominants (au passage, le plus comique dans le tragique tient à la figure éternelle de ces valets qui se croient plus malins et avantagés que les autres valets en servant avec zèle les maîtres arrogants; ils correspondent à ces classes moyennes assez aisées qui croient tirer leur épingle du jeu en fayottant pour des intérêts qui leur sont défavorables et qui loin de les élever les abaissent moralement et matériellement). Pendant que le peuple fait la fête (souvent de manière misérable) et se disperse en batifolant, il délègue ses mandats politiques. Ledit peuple pourra toujours rétorquer qu'il ne délègue pas, qu'il ne reconnaît pas ce pouvoir dépassé et inintéressant (désuet).
Qu'il nie tant qu'il veut - veule. Son attitude ressortit du déni caractérisé (dire d'une chose qui existe qu'elle n'existe pas en accordant le critère d'existence au désir aux détriments du réel). L'analyste lucide (car il en existe) aura le dernier mot du point de vue non de la force mais de la vérité (soit du rationnel et du cohérent) : pendant que vous vous désengagez politiquement, d'autres occupent le terrain, soit agissent avec d'autant plus de facilité qu'ils ont les mains déliées et qu'ils ne sont soumis à aucun contrôle du groupe. Ils sont certes fort surveillés et encadrés - par les intérêts oligarchiques dont l'efficacité se mesure à la capacité à opérer une scission illusoire et sociale (pas ontologique) entre les minorités dominantes et les majorités mimétiques.
Aux temps de Venise, ces acteurs de la politique oligarchique étaient des intellectuels appartenant aux institutions du fondo. L'époque féodale plus généralement sélectionnait les représentants intellectuels des intérêts oligarchiques parmi les ordres religieux. A l'époque contemporaine, les penseurs des élites oligarchiques se situent notamment dans des cabinets juridiques ou de conseils stratégiques, en lien avec les cercles des financiers internationaux. Le désengagement s'explique certes par la mentalité mimétique incohérente, mais il sert les intérêts oligarchiques. Pendant que vous vous désengagez, vous servez le sur-engagement des représentants de l'oligarchie.
En oubliant que la démocratie est le pouvoir du peuple, vous servez l'oligarchie. En déléguant vos prérogatives politiques, vous vous désengagez au sens où vous vous suicidez. Rien d'étonnant à ce que ce suicide politique se manifeste par des élans d'enthousiasme festif. Après tout, un sectateur de l'immanentisme tardif et dégénéré, ce Nietzsche plus trouble encore que troublé, essayait de relancer le culte satanique de Dionysos en opposition au christianisme qu'il abhorrait comme manifestation du religieux classique.
Les individualistes moutonniers et oligarchiques (à leurs détriments) sont des joueurs inconscients et frivoles, qui croient s'amuser dans le moment où ils s'empoisonnent. Que faisaient les passagers du Titanic alors que leur beau navire coulait? Ils faisaient la fête. On leur avait explique que le Titanic était un navire conçu de manière scientifique pour ne pas couler. Il n'était pas question de manifester la moindre inquiétude car il n'était tout simplement pas envisageable que le Titanic connaisse un naufrage. On imagine les scènes où quelques passagers isolés, plus lucides que les autres, manifestaient quelques angoisses à propos de la situation réelle du bateau.
D'autres passagers et des membres avisés de l'équipage prenaient leur ton le plus savant (voire pédant) pour signifier que l'inquiétude n'était pas de mise. On avait toutes les bonnes raisons de faire la fête, en tout cas de ne pas se soucier. D'un point de vue sociologique, les passagers du Titanic étaient des privilégiés qui personnifiaient en majorité les classes aisées de la bourgeoisie. Le bateau comprenait trois classes, mais même les troisièmes classes connaissaient des conditions fort privilégiées par rapport aux autres bateaux. Les premières classes jouissaient d'un luxe incomparable pour l'époque.
Ils sont ceux qui aujourd'hui se croient intouchables par les conséquences (à court terme) de la crise et qui peuvent proposer un égoïsme si monstrueux qu'ils se désintéressent de la condition des faibles qui pâtissent en premier des effets de la crise. Les deuxièmes classes seraient ceux qui peuvent s'estimer suffisamment aisés pour suivre les intérêts des premières classes tout en se sachant exclus des avantages principaux réservés à ces premières classes. C'est parmi ces deuxièmes classes que se recrutent les pires traîtres collaborateurs qui pendant les temps troublés commettent les plus grands crimes pour servir, pour obéir, par mimétisme, parce qu'on suit toujours les ordres et la hiérarchie. Quand on s'estime avantagé mais relativement inférieur, soit supérieur à la majorité quoique subordonné à l'élite, on est le plus faillible - enclin à commettre les pires turpitudes.
Malgré le désir de festoyer et d'échapper au réel, l'ensemble du Titanic coula, des passagers les plus fortunés aux employés les plus modestes. C'est un des plus grands carnages de l'histoire maritime (environ 1500 morts, 75% des troisièmes classes, 53 des 109 enfants, 700 rescapés). Surtout, les dirigeants les plus qualifiés et compétents parmi l'équipage (76% des 889 membres d'équipage sont morts) se montrèrent incapables de prévoir la catastrophe et de comprendre ce qui se produisait. Ils avaient été formés jusqu'à excellence pour imiter, répéter et obéir aux instructions. Ils s'y conformèrent avec un zèle remarquable. On ne les avait pas formés pour s'adapter aux changements, soit pour se mouvoir dans le réel. Tant que le réel suit le processus connu et ronronnant d'un certain ordre, les esprits mimétiques suivent d'autant plus qu'ils sont brillants et académistes.
Dès que le réel quitte les rouages du processus bien connu et manifeste le changement inévitable et prévisible, les premiers à se trouver déboussolés sont ceux-à mêmes qui présentaient le plus d'excellence mimétique et académiste dans leur ordre chéri. Raison pour laquelle il importe de distinguer entre l'excellence mimétique et l'excellence créatrice. La première est virtuosité médiocre; la seconde seule permet d'accéder à l'infini. Raison pour laquelle le Titanic a coulé corps et biens. Raison pour laquelle notre système actuel, de facture immanentiste, coule et croule alors que les dirigeants et les soit-disant stratèges, tous gens excellents d'un point de vue académiste et mimétique, expliqueront avec zèle et componction qu'il n'est pas lieu de s'inquiéter - le système unique mondialisé ne saurait connaître d'avarie. N'a-t-il pas été conçu avec chic pour résister à tous les chocs?

mercredi 21 avril 2010

Nécécité

«Le cercle de vos jours, figuré par cette Peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu'au plus exorbitant.»
Honoré de Balzac, La Peau de chagrin.

J'écoutais le médiocre Onfray, un sous-nietzschéen matinée d'hédonisme à la sauce Aristippe (soit dit en passant, sa notice bibliographique consacrée à Aristippe est son meilleur ouvrage à ma connaissance). Onfray appartient à la cohorte de ces immanentistes terminaux qui ont tellement dégénéré qu'ils exigent un surcroît d'immanentisme avarié au moment où le système purulent est sur le point de s'effondrer.
Du coup, Onfray participe à la mode de la sanctification de la nécessité. Peut-être faudrait-il parler de béatification à propos d'anticléricaux forcenés et confusionnels? La nécessité est le grand mot des nihilistes. L'avènement de l'immanentisme en tant que nihilisme moderne signe le retour de la doctrine de la nécessité contre le libre arbitre. Dans le système de Spinoza, la nécessité ne s'oppose pas à la liberté, mais la liberté est nécessité. Le libre arbitre n'existe pas. On est déterminé par des causes qui nous échappent le plus souvent.
Quand nous ignorons ces causes, nous accordons au sujet des initiatives et une autonomie dont il est en réalité privé. L'homme n'est pas un empire dans un empire, mais est déterminé à son corps défendant (c'est le cas de le dire) par des causes extérieures. La liberté n'est pas tant la contrainte (son contraire) que l'expression maximale de sa puissance.
A la suite de Spinoza, le prophète immanentiste Nietzsche dressera à son tour l'apologie débridée de la nécessité contre le libre arbitre, avec ses rengaines comme l'amor fati («Tu dois devenir l'homme que tu es. Fais ce que toi seul peux faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même »). L'amor fati est moins la résignation que le dépassement de sa puissance face aux événements quels qu'ils soient - en particulier les plus terribles. Encore un point où, n'en déplaise aux commentateurs pointilleux, Nietzsche se montre des plus proches (voire parents) de Spinoza. Les postmodernes ne s'y sont pas trompés, qui, à l'instar de Deleuze, vouent un culte conjoint - tant à Spinoza qu'à Nietzsche (Rosset agit de même).
La nécessité immanentiste n'est possible que dans une représentation finie du réel, où le réel est unique dans la mesure où les choses n'arrivent que d'une seule manière. Si l'intelligence se montrait capable de connaître l'intégralité des causes qui régissent le réel, elle prévoirait le futur dans son intégralité (on peut déceler dans cette approche de la nécessité la fascination pour les prévisions stratégiques et la futurologie chez les experts contemporains - comme un Attali).
Dans cette configuration, le réel ne peut survenir que d'une seule manière, même si les antagonismes s'affrontent avant que ne survienne la réalisation unique. Dans cette configuration nécessaire, les antagonismes s'expliquent par l'inadéquation de certaines positions, par le fait que l'unicité du réel n'est pas contradictoire avec les antagonismes antérieurs, tant il est certain que le réel est ontologiquement antagoniste, dès son origine, dans l'opposition irréconciliable et irrationnelle entre le sensible et le néant (tenu pour néant positif).
Les antagonisme servent l'unicité au sens où la doctrine de la puissance du désir complet permet au désir dominant de se réaliser logiquement. Mais sans l'affrontement préalable entre divers désirs, la réalisation ne saurait avoir lieu. Selon cette conception, typique de la loi du plus fort, où le réel surgit de l'antagonisme, l'ordre du chaos, suivant un célèbre quoique funeste slogan mondialiste, l'antagonisme privilégié correspond au binarisme antagoniste, comme ce fut le cas après la Seconde guerre mondiale quand le communisme s'opposait au capitalisme libéral (l'opposition libéralisme/communisme n'est pas pertinente, le communisme relevant du giron du libéralisme britannique).
Le triomphalisme atlantiste suivant l'effondrement du communisme, où l'unicité du libéralisme capitaliste apparaissait comme le triomphe de la fin de l'histoire, selon l'autre expression d'un idéologue représentatif de l'arrogance médiocre et désaxée des élites mondialistes, s'accompagnait d'une pointe d'inquiétude : l'unicité ne constituait-elle pas un risque et une fragilisation? L'unicité s'accompagnait-elle d'une disparition des antagonismes? Sans les antagonismes préalables, l'unicité ne risquait-elle pas d'accoucher d'une destruction de l'ordre unique - vers le chaos et le néant?
L'unicité immanentiste sans les antagonismes concurrents et nécessaires s'avère dangereuse et frelatée. C'est ce qui se produit à l'heure actuelle où le système unique menace de s'effondrer d'un moment à l'autre, d'une année à l'autre, d'une décennie à l'autre. Au risque de décevoir les tenants de la nécessité immanentiste, théorisée par Spinoza et reprise par les thuriféraires, cette doctrine n'est pas seulement tout à fait fausse. Elle n'est possible que dans une représentation finie du réel, où la notion de cause a un sens. Dans un univers dynamique au sens où Leibniz l'entend, il est impossible de prévoir le finalisme au sens de la nécessité puisque la réalisation n'est pas écrite à l'avance ni absolument connaissable.
Le système figé et mécaniste (sous couvert de géométrie) d'un Spinoza est radicalement faux. Il est aussi dangereux. Car l'épuisement guette inexorablement un système fini, ainsi que le constatent non sans quelque jouissance cachée les actuels partisans de la décroissance qui se réclament de la nécessité pour exiger leurs mesures restrictives te privatives ua nom du péril imminent de l'écologie immanente. Au lieu de s'inquiéter de l'unicisation des antagonismes, qui ne signifie pas l'apologie de la nécessité unique du réel, on ferait mieux de constater son aspect inexorable.
De la même manière que l'exploitation intensive d'une terre engendre son épuisement, la conception d'un donné fini et figé entraîne l'épuisement logique et prévisible de ce donné. La diminution progressive et inéluctable des antagonismes suit le processus de dégradation et de décrépitude de la nécessité immanentiste. Les antagonismes sont au départ multiples et foisonnants. Peu à peu ils décroissent (au sens où l'apologie de la décroissance est mortifère). Enfin ils se réduisent à l'unicité présentée comme positive. C'est un processus en tous points identique à l'histoire de la peau de chagrin.
L'unicité des antagonismes signifiant rien moins que la disparition de l'homme, il ne s'agit pas de confondre l'unicité des antagonismes (unicité mortifère) avec l'unicité du réel telle que la doctrine immanentiste de nature moniste la sous-tend. Mais la nécessité n'est possible que dans une représentation finie et figée du réel, dans un mécanisme où même l'idée de deux ex machina est expulsée. Si l'on rétablit l'infini, la doctrine de la nécessité est une aberration périlleuse, puisque son issue plus que prévisible est l'anéantissement ou la disparition.
L'époque à laquelle nous faisons face est ainsi une époque d'immanentisme terminal explicite, où ne subsiste plus qu'une solution unique sensée accoucher d'une réalisation unique. Plus d'antagonisme. La fantasme de la réconciliation matérialisée par le consensus. La seule positivité qui puisse découler de la morbidité d'un système aux abois est le changement. L'infini permet de sans cesse se sortir d'une situation compromise (comme la nôtre à l'heure actuelle) par la production de plusieurs issues dynamiques. Le réel infini permet la production nouvelle te originale de ces alternatives inexistantes. A condition que l'on comprenne que la forme du réel est forcément infinie, que la liberté n'est pas déterminée ou nécessaire - et que la représentation de la nécessité unique n'est acceptable que dans une mentalité qui est déjà le signe de la déchéance et de la perdition.
Dans une mentalité positive, la tentative d'évoquer la nécessité entraînerait des quolibets, voire des insultes violentes. Il n'est pas sain ou salutaire d'aborder des sujets d'apologie du suicide et de la destruction - sauf dans une mentalité nihiliste. Le nihilisme porte bien son nom. La réaction de défense (de censure?) est d'empêcher ces sujets, comme Platon entendait brûler sur la place les livres de l'atomiste nihiliste Démocrite. Qui accepte la peau de chagrin? Un aristocrate suicidaire et désargenté. Qui accepte la nécessité?