samedi 17 avril 2010

L'individualisme oligarchique

Et vice versa : le vice versa.

Une louche de lucidité : le visage des intérêts oligarchiques qui sont de plus en plus visiblement au pouvoir dans le monde, en particulier dans les pays d'Occident dominateurs, n'indique pas que les intérêts oligarchiques seraient déconnectés de la volonté populaire. Il n'y a pas d'un côté des volontés populaires républicaines qui se trouveraient en contradiction flagrante avec les volontés oligarchiques au pouvoir. La vérité est plus amère.
C'est la suivante : les intérêts oligarchiques sont au pouvoir parce qu'ils sont défendus/soutenus/promus par les intérêts populaires. Comment les peuples font-ils pour défendre des intérêts qui leur sont défavorables (de manière incontestable)? Les intérêts favorables aux peuples sont de nature républicaine. Les intérêts oligarchiques sont par nature défavorables au peuple (du coup antirépublicains).
Le stratagème dont usent les intérêts oligarchiques pour manipuler et persuader (de manière mensongère) les peuples repose sur la subversion du progressisme. On fait croire que le progressisme en question est un progrès du système alors que l'on promeut en réalité un progrès de l'oligarchie - soit un progrès pervers et inversé, à l'intérieur du système et contre le système. Cette subversion perverse du progressisme n'est possible que dans un système vicié, où les repères sont bouleversés. C'est le cas du système immanentiste, qui avant d'être un système de nature politique, économique ou social, est un système religieux.
Son substrat est simple. C'est le mythe dominateur et faux de l'Hyperréel, selon lequel les désirs règnent sur le réel. Dans ce monde où la représentation s'appuie sur l'individualisme, le mythe de la complétude individualiste, la manipulation favorable à l'oligarchie s'explique par le mimétisme. Le propre d'une mentalité est de reproduire les schémas dominants du système clos, tenu pour immuable. Le mimétisme fonctionne à partir d'une reproduction d'autant plus répétitrice et fidèle qu'elle repose sur l'involontaire, l'inconscient et le servile.
De ce point de vue, le mimétisme d'une mentalité s'oppose à l'esprit critique. L'esprit critique s'édifie dans une mentalité dynamique, selon laquelle tout ordre est provisoire et tout jugement permet le changement, soit le passage à un ordre nouveau et croissant. C'est le mimétisme de la mentalité qui explique que des peuples puissent suivre de manière contradictoire et irrationnelle des intérêts oligarchiques (qui leur sont contraires).
Il faut se mouvoir dans l'irrationnel pour autoriser cette contradiction manifeste. Le propre d'une mentalité mimétique est de suivre un raisonnement vicieux, selon lequel on suit une fin qui n'est pas celle que l'on présume. C'est le piège étriqué de la mentalité. Le mimétique estime suivre la fin de ses intérêts individualistes. Si jamais il se pose la question de la valeur de ces intérêts individualistes, il estime qu'en suivant ses intérêts individualistes, il sert la bonne marche d'un système qu'il tient pour inexplicable et trop vaste.
L'individu mimétique sert l'oligarchie en croyant servir ses intérêts qui seraient eux-mêmes profitables à la bonne marche du système. On peut parler d'un vice de la mentalité au sens où elle ne permet pas de comprendre le réel et où elle pose du réel une image fausse et déformée (réel stable et fini). Si l'on oppose la représentation d'un réel fini à un réel infini, on a deux conceptions ontologiques qui s'opposent, débouchant sur deux conceptions politiques. D'un côté, la domination; de l'autre, la croissance.
L'oligarchie n'est possible que dans l'esprit de domination d'un réel fini; dans un réel infini, le vice meurt. L'erreur de l'oligarchie n'est que la réduplication au niveau collectif de l'erreur individualiste. Le mimétisme engendre une projection quantitative, linéaire ou matérielle de l'individu vers le groupe. D'où l'erreur, qui conséquente au départ ne fait que croître au fur et à mesure de la projection, jusqu'à parvenir à l'erreur abyssale de l'oligarchie au niveau collectif. La transposition de l'individualisme à l'oligarchie collectiviste implique dans le processus la gradation de l'erreur.
La figure de la synecdoque rend compte dans le langage de cette réduplication où la partie annonce le rôle du tout (et vice versa). La partie : l'individu. Le tout : l'oligarchie. L'individu individualiste est la partie du tout oligarchique. Quand un individu déconnecté ne voit que ses intérêts immédiats individualistes, il n'a pas en vue des intérêts oligarchiques et il n'a pas conscience de défendre la mentalité oligarchique. Il suit la mentalité individualiste qui le pousse à défendre des intérêts oligarchiques sous couvert de défendre ses intérêts individualistes.
C'est ce qu'on appelle une mentalité et ça n'a rien à voir avec un complot. Rien de volontaire. La mentalité est mimétique. Nulle force n'a planifié de manière concertée et voulue la mentalité individualiste de telle manière qu'elle concorde avec les valeurs oligarchiques défavorables aux peuples. Si les peuples en viennent par mimétisme à défendre des intérêts qui leur sont défavorables, c'est qu'ils suivent une mentalité.
Ils suivent le piège de la mentalité. Le piège d'une erreur qui est adoubée de manière tout à fait involontaire et pourtant tout à fait volontaire. On croit se montrer volontaire en suivant le versant évidemment individualiste de la volonté, en entérinant la thèse de la complétude du désir individualiste. On se montre de facto involontaire en ce que la position individualiste sert les intérêts oligarchiques, dont le propre est d'instaurer l'individualisme dans le collectif, soit de scinder le collectif entre une élite minoritaire et une majorité dominée. Cette scission oligarchique s'oppose à la volonté générale. La volonté individuelle ne débouche pas sur la volonté générale mais sur la volonté oligarchique.
La volonté générale s'appuie au niveau individuel sur une autre faculté que la volonté. Cette faculté se nomme la raison et son rôle est opposé à celui de la volonté. Comme Schopenhauer, le maître en absurde plus qu'en pessimisme, l'a bien montré, le propre de la volonté est de se montrer absurde - à ceci près que Schopenhauer fait de la volonté le fondement et le cœur de son système philosophique. Schopenhauer était un ultra-conservateur on ne peut plus favorable à la mentalité oligarchique.
C'était un misanthrope dont le sentiment de supériorité alimentait de manière pathologique et orgueilleuse son individualisme exacerbé et solitaire. Si Schopenhauer le maître de l'absurde immanentiste promeut aussi ouvertement la volonté, au point d'en faire de manière déraisonnable le centre du monde, c'est qu'il réfute le rationalisme et qu'il comprend que le seul moyen de rendre un tant soit peu convaincant son irrationalisme débridé consiste à rejoindre tout en la réduisant la doctrine de la complétude du désir.
A cet égard, Schopenhauer est moins un postkantien qu'un disciple de Spinoza le postcartésien radical. Il reprend certes les éléments irrationalistes de Kant tapis derrière son vernis rationaliste de métaphysicien classique (la connaissance impossible, l'incertitude du réel indépendant de la représentation, l'indécidabilité esthétique, l'empirisme jamais réfuté de Hume...); mais l'interprétation que Schopenhauer donne de son maître Kant indique qu'il est de tradition immanentiste et que l'héritage qu'il reprend à son compte est celui de Spinoza remis à la sauce du jour kantienne (avec de très nets relents empiristes).
Le révélateur (emblématique) est que Schopenhauer ait choisi la volonté comme centre de sa philosophie. Non seulement la volonté constitue un fondement irrationnel patent, débouchant sur l'absurde de manière conséquente, mais la volonté universalisée instaure une régression à l'intérieur du processus de délitement immanentiste par rapport à la complétude du désir. Chez Spinoza, le désir complet est la déclinaison au niveau individuel de l'incréation substantielle. Le désir est relié à la substance qui n'est pas définie. Schopenhauer prétend définir la substance en tant que volonté absurde.
Cet effort de définition se révèle tout aussi vague et impossible que le précédent, mais Schopenhauer franchit le pas et opère une réduction patente à l'intérieur de l'immanentisme, passant d'un désir spinoziste centré sur l'individu (en lien avec la substance incréée) à une volonté universalisée débarrassée de ses oripeaux anthropomorphiques. En réduisant le réel à la volonté, Schopenhauer réduit le réel à un fondement irrationnel qui lui permet de justifier son système philosophique - s'avérant radicalement et manifestement faux.
Schopenhauer a choisi la volonté et a évacué la raison. Ce geste éloquent d'irrationalisme s'explique parce que la raison contredit le système de Schopenhauer fondé sur l'absurde. La raison permet de relier l'homme avec le cosmos. La raison qui limite le monde de l'homme à certaines connaissances indique que le monde de l'homme est compatible avec le réel. L'homme est rationnellement capable de connaître le réel, même de manière provisoire et changeante. En répudiant la raison, Schoepnhauer décide paradoxalement d'accepter l'inconnaissance (l'irrationnel) au nom d'un accroissement de sa connaissance réduite.
En réduisant la connaissance à l'acceptation de l'inconnaissance, en décidant qu'au fond je sais que je ne saurai jamais (formule inverse et contradictoire du socratique je sais que je ne sais pas), que la raison est adossé sur l'irrationnel, Schopenhauer croit accéder au principe de certitude dans le principe d'incertitude (démarche théorisée par Rosset dans ses Principes de sagesse et de folie). Principe bizarre que cet anti-principe à partir de la contradiction, comme si la vérité était dans la contradiction. Schopenhauer ne fait qu'avaliser et prendre acte de la disjonction entre le réel et le monde de l'homme. Pour accéder à la certitude humaine, Schopenhauer accepte l'incertitude générale.
Du coup, la disjonction, qui est la démarche même de l'irrationalisme, explique la mise en place du raisonnement absurde, irrationnel et contradictoire de l'oligarchie. Si les peuples acceptent des intérêts qui leur sont contraires, c'est parce qu'eux-mêmes suivent des intérêts contradictoires. La contradiction de l'individualisme masque l'appui implicite et fourbe qu'il consent à l'oligarchie. Le maître théoricien de cet irrationalisme contemporain n'est autre que l'immanentiste absurde Schopenhauer. Le fait qu'on lui reconnaisse un statut mitigé, entre faiblesse conceptuelle et place mineure de penseur, s'explique par l'irrationalisme qu'il promeut de manière découverte et visible.
Son élève Nietzsche a tenté de gommer les aspects trop ouvertement irrationalistes de son maître spirituel. Nietzsche a cru dépasser le maître en promouvant un curieux idéalisme, un idéalisme postromantique, qui est l'idéalisme caractéristique de l'immanentisme tardif et dégénéré. En gros, Nietzsche instaure une mutation ontologique pour ne pas sombrer dans l'absurde de Schopenhauer. L'absurde : telle est la véritable démarche de l'individualisme, qui débouche sur la caution scandaleuse à l'oligarchie. Scandale en effet que cet individu qui soutient des intérêts qui lui sont contraires (la seule excuse qu'il aurait serait son aveuglement sans doute stupide). Soutenir l'oligarchie n'est pas seulement soutenir la ruine de la majorité au profit de minorités médiocres et marchandes. C'est qui plus est soutenir la ruine de l'homme et sa disparition inexorable.

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