mercredi 21 avril 2010

Nécécité

«Le cercle de vos jours, figuré par cette Peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu'au plus exorbitant.»
Honoré de Balzac, La Peau de chagrin.

J'écoutais le médiocre Onfray, un sous-nietzschéen matinée d'hédonisme à la sauce Aristippe (soit dit en passant, sa notice bibliographique consacrée à Aristippe est son meilleur ouvrage à ma connaissance). Onfray appartient à la cohorte de ces immanentistes terminaux qui ont tellement dégénéré qu'ils exigent un surcroît d'immanentisme avarié au moment où le système purulent est sur le point de s'effondrer.
Du coup, Onfray participe à la mode de la sanctification de la nécessité. Peut-être faudrait-il parler de béatification à propos d'anticléricaux forcenés et confusionnels? La nécessité est le grand mot des nihilistes. L'avènement de l'immanentisme en tant que nihilisme moderne signe le retour de la doctrine de la nécessité contre le libre arbitre. Dans le système de Spinoza, la nécessité ne s'oppose pas à la liberté, mais la liberté est nécessité. Le libre arbitre n'existe pas. On est déterminé par des causes qui nous échappent le plus souvent.
Quand nous ignorons ces causes, nous accordons au sujet des initiatives et une autonomie dont il est en réalité privé. L'homme n'est pas un empire dans un empire, mais est déterminé à son corps défendant (c'est le cas de le dire) par des causes extérieures. La liberté n'est pas tant la contrainte (son contraire) que l'expression maximale de sa puissance.
A la suite de Spinoza, le prophète immanentiste Nietzsche dressera à son tour l'apologie débridée de la nécessité contre le libre arbitre, avec ses rengaines comme l'amor fati («Tu dois devenir l'homme que tu es. Fais ce que toi seul peux faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même »). L'amor fati est moins la résignation que le dépassement de sa puissance face aux événements quels qu'ils soient - en particulier les plus terribles. Encore un point où, n'en déplaise aux commentateurs pointilleux, Nietzsche se montre des plus proches (voire parents) de Spinoza. Les postmodernes ne s'y sont pas trompés, qui, à l'instar de Deleuze, vouent un culte conjoint - tant à Spinoza qu'à Nietzsche (Rosset agit de même).
La nécessité immanentiste n'est possible que dans une représentation finie du réel, où le réel est unique dans la mesure où les choses n'arrivent que d'une seule manière. Si l'intelligence se montrait capable de connaître l'intégralité des causes qui régissent le réel, elle prévoirait le futur dans son intégralité (on peut déceler dans cette approche de la nécessité la fascination pour les prévisions stratégiques et la futurologie chez les experts contemporains - comme un Attali).
Dans cette configuration, le réel ne peut survenir que d'une seule manière, même si les antagonismes s'affrontent avant que ne survienne la réalisation unique. Dans cette configuration nécessaire, les antagonismes s'expliquent par l'inadéquation de certaines positions, par le fait que l'unicité du réel n'est pas contradictoire avec les antagonismes antérieurs, tant il est certain que le réel est ontologiquement antagoniste, dès son origine, dans l'opposition irréconciliable et irrationnelle entre le sensible et le néant (tenu pour néant positif).
Les antagonisme servent l'unicité au sens où la doctrine de la puissance du désir complet permet au désir dominant de se réaliser logiquement. Mais sans l'affrontement préalable entre divers désirs, la réalisation ne saurait avoir lieu. Selon cette conception, typique de la loi du plus fort, où le réel surgit de l'antagonisme, l'ordre du chaos, suivant un célèbre quoique funeste slogan mondialiste, l'antagonisme privilégié correspond au binarisme antagoniste, comme ce fut le cas après la Seconde guerre mondiale quand le communisme s'opposait au capitalisme libéral (l'opposition libéralisme/communisme n'est pas pertinente, le communisme relevant du giron du libéralisme britannique).
Le triomphalisme atlantiste suivant l'effondrement du communisme, où l'unicité du libéralisme capitaliste apparaissait comme le triomphe de la fin de l'histoire, selon l'autre expression d'un idéologue représentatif de l'arrogance médiocre et désaxée des élites mondialistes, s'accompagnait d'une pointe d'inquiétude : l'unicité ne constituait-elle pas un risque et une fragilisation? L'unicité s'accompagnait-elle d'une disparition des antagonismes? Sans les antagonismes préalables, l'unicité ne risquait-elle pas d'accoucher d'une destruction de l'ordre unique - vers le chaos et le néant?
L'unicité immanentiste sans les antagonismes concurrents et nécessaires s'avère dangereuse et frelatée. C'est ce qui se produit à l'heure actuelle où le système unique menace de s'effondrer d'un moment à l'autre, d'une année à l'autre, d'une décennie à l'autre. Au risque de décevoir les tenants de la nécessité immanentiste, théorisée par Spinoza et reprise par les thuriféraires, cette doctrine n'est pas seulement tout à fait fausse. Elle n'est possible que dans une représentation finie du réel, où la notion de cause a un sens. Dans un univers dynamique au sens où Leibniz l'entend, il est impossible de prévoir le finalisme au sens de la nécessité puisque la réalisation n'est pas écrite à l'avance ni absolument connaissable.
Le système figé et mécaniste (sous couvert de géométrie) d'un Spinoza est radicalement faux. Il est aussi dangereux. Car l'épuisement guette inexorablement un système fini, ainsi que le constatent non sans quelque jouissance cachée les actuels partisans de la décroissance qui se réclament de la nécessité pour exiger leurs mesures restrictives te privatives ua nom du péril imminent de l'écologie immanente. Au lieu de s'inquiéter de l'unicisation des antagonismes, qui ne signifie pas l'apologie de la nécessité unique du réel, on ferait mieux de constater son aspect inexorable.
De la même manière que l'exploitation intensive d'une terre engendre son épuisement, la conception d'un donné fini et figé entraîne l'épuisement logique et prévisible de ce donné. La diminution progressive et inéluctable des antagonismes suit le processus de dégradation et de décrépitude de la nécessité immanentiste. Les antagonismes sont au départ multiples et foisonnants. Peu à peu ils décroissent (au sens où l'apologie de la décroissance est mortifère). Enfin ils se réduisent à l'unicité présentée comme positive. C'est un processus en tous points identique à l'histoire de la peau de chagrin.
L'unicité des antagonismes signifiant rien moins que la disparition de l'homme, il ne s'agit pas de confondre l'unicité des antagonismes (unicité mortifère) avec l'unicité du réel telle que la doctrine immanentiste de nature moniste la sous-tend. Mais la nécessité n'est possible que dans une représentation finie et figée du réel, dans un mécanisme où même l'idée de deux ex machina est expulsée. Si l'on rétablit l'infini, la doctrine de la nécessité est une aberration périlleuse, puisque son issue plus que prévisible est l'anéantissement ou la disparition.
L'époque à laquelle nous faisons face est ainsi une époque d'immanentisme terminal explicite, où ne subsiste plus qu'une solution unique sensée accoucher d'une réalisation unique. Plus d'antagonisme. La fantasme de la réconciliation matérialisée par le consensus. La seule positivité qui puisse découler de la morbidité d'un système aux abois est le changement. L'infini permet de sans cesse se sortir d'une situation compromise (comme la nôtre à l'heure actuelle) par la production de plusieurs issues dynamiques. Le réel infini permet la production nouvelle te originale de ces alternatives inexistantes. A condition que l'on comprenne que la forme du réel est forcément infinie, que la liberté n'est pas déterminée ou nécessaire - et que la représentation de la nécessité unique n'est acceptable que dans une mentalité qui est déjà le signe de la déchéance et de la perdition.
Dans une mentalité positive, la tentative d'évoquer la nécessité entraînerait des quolibets, voire des insultes violentes. Il n'est pas sain ou salutaire d'aborder des sujets d'apologie du suicide et de la destruction - sauf dans une mentalité nihiliste. Le nihilisme porte bien son nom. La réaction de défense (de censure?) est d'empêcher ces sujets, comme Platon entendait brûler sur la place les livres de l'atomiste nihiliste Démocrite. Qui accepte la peau de chagrin? Un aristocrate suicidaire et désargenté. Qui accepte la nécessité?

1 commentaire:

Unknown a dit…

Vraiment bien écrit et assez clair. Moi qui écoute Michel Onfray avec tant d'attention... ;)

Pensez-vous échapper à la nécessité complètement même si vous la refusez?