mardi 25 mai 2010

Donner la charge au change

Nous vivons une époque de changement. D'un point de vue ontologique, le changement indique qu'un système donné est épuisé. Le symptôme qui révèle l'épuisement, c'est quand la définition du réel oscille de plus en plus dangereusement et inéluctablement vers le fini radical. Nous nous situons dans une période de ce tonneau.
Le changement est crise en ce qu'il faut muter. Changer. Évoluer. Intégrer de l'infini dans le fini. Du coup, le fini change. L'infini en question, c'est la définition de l'infini. Un transcendantaliste dirait : intégrer de l'Être parfait dans l'être sensible et imparfait. Le changement actuel est d'importance car c'est le système transcendantaliste qui épuisé passe la main. L'immanentisme signale la crise transcendantaliste. Cette crise a pris plusieurs siècles pour couver, s'étendre, se manifester. Ce que nous avons pris pour du changement bénéfique était la crise.
Il serait hâtif et sommaire de considérer que la crise est intégralement négative. Comme son étymologie l'indique, la crise est fondamentalement positive. Il est bon que la crise soit transition. Il est bon que la crise soit. La crise amène le changement. Le changement du transcendantalisme vers le néanthéisme (en passant par l'immanentisme). Le changement : le remplacement de l'Être par le néant. L'immanentisme a germé pour affirmer que le néant était le désir complet et a ranimé la flamme nihiliste : le néant est en tant que néant et en tant que contraire du quelque chose : le non-être n'est pas.
Mais l'erreur nihiliste (que le non-être ne soit pas ou que le non-être soit en tant qu'il n'est pas) engendre sa fausse promesse de programme (donner de la certitude; définir le réel) et son vrai programme (engendrer la destruction et le néant). On se demande souvent comment il est possible, tant c'est invraisemblable, que des changements d'ampleur ne soient pas remarqués par la majorité de la population.
On cite l'exemple de la Collaboration sous la Seconde guerre mondiale. Peu collaboraient, peu résistaient; beaucoup se taisaient et faisaient comme si de rien n'était. Pourquoi ce fatalisme mâtiné de mimétisme moutonnier? Parce que le changement fait peur. Qu'est-ce que le changement? C'est l'annonce que le donné va changer. Plus le donné donne des signes de changement, plus l'on s'accroche à ce donné. Réflexe conservateur et réactionnaire en somme.
La réaction en période de changement consiste à s'accrocher à ce qui était avant - le changement. Le conservatisme souhaite que les choses ne changent pas trop. Montaigne à ce sujet observe que le conservatisme présente l'avantage de ne pas modifier les choses qui fonctionnent sous prétexte d'améliorer les choses qui fonctionnent mal. Mieux vaut ne pas changer que de mal changer. Ce serait une réflexion pertinente si le changement était ordonné par l'homme. Montaigne sous son bon sens ferait-il preuve d'un certain nihilisme en vantant les mérites de l'Hyperréel, soit la domination aveugle et biaisée du désir sur le réel?
Le changement advient suite à la loi ontologique qui concerne le fonctionnement du réel, non celui de l'homme. L'homme subit le changement au sens où il n'est pas capable d'empêcher ou de susciter le changement d'importance. Les seuls changements qu'il suscite sont mineurs - et encore : souvent les changements avant tout humains découlent de phénomènes englobants et non humains.
L'aversion, voire la méfiance, que le changement suscite chez la plupart des hommes tient moins à l'instinct grégaire qu'au bon sens qui meut ce grégarisme (ce mauvais sens moutonnier). Si l'homme a peur du changement, c'est que le changement signifie aussi le changement des positions, en particulier des positions dominantes. Ceux qui ont peu ou rien à craindre ont moins peur du changement que ceux qui ont beaucoup à perdre. Mais le plus surprenant tient à la majorité qui préfère conserver ses avantages modestes que les perdre.
Le changement a ceci de positif qu'il renouvelle en augmentant constamment la qualité du donné. Pour une raison précise : la conversion (le change) d'infini en nouveau donné fini implique que le nouveau insuffle un plus par rapport au donné précédent. Voilà qui s'explique par la nouveauté qui est apportée : ce n'est jamais un donné intangible qui est régénéré; mais la régénération se produit précisément par l'accroissement des limites de ce donné. On ne régénère jamais en conservant le donné ou en le diminuant.
Ce pour une raison : ce n'est pas du fini (vivifiant) qui est insufflé à du fini (moribond). C'est de l'infini. Dans le modèle transcendantaliste, l'injection de complétude dans le modèle incomplet expliquait l'accroissement qualitatif tout en ajoutant une impossibilité logique : comment expliquer la compatibilité du parfait et de l'imparfait dans la restauration de l'imparfait régénéré? Dans le schéma néanthéiste, l'incomplétude remplace la complétude et le néant l'Être.
Le néant nihiliste engendrerait plutôt la destruction que l'accroissement. Le néant néanthéiste provoque l'immersion d'une quantité unifiée dans une structure morcelée. Cette rencontre implique l'accroissement constant et progressif du donné fini, non en raison de la perfection qu'il recevrait que de l'augmentation inéluctable qu'il subit (à son avantage). L'ajout est obligatoire dans un schéma où le donné qui se sclérose (se finitudise) ne peut décroître et s'adapter à sa décroissance.
Le donné comme son nom l'indique est une limitation fixe. La fixité des modèles de tendance nihiliste s'explique par la fixité du donné. Ce que le modèle (proto) nihiliste ne discerne pas, c'est que le fini n'est qu'une partie du réel et que l'ordonnation implique l'existence en modèle d'enversion du néant néanthéiste. Le changement est l'ajout numériquement supérieur d'un produit unifié dans le donné. L'unifié qualitatif qui se présente en renouvellement quantitatif dans le donné manifeste sa dimension qualitative en faisant voler en éclats les limites du donné.
D'où les violences et les perturbations ressenties dans la sphère politique : elles correspondent à l'augmentation des limites du donné. Ce que l'on appelle le qualitatif est l'ajout de l'élément de néant unifié dans le donné depuis l'extérieur de ce donné; alors que le quantitatif est l'ajout d'éléments morcelés à l'intérieur du donné. La différence entre quantitatif et qualitatif correspond à la possibilité de dénombrement. Le quantitatif peut être dénombré en tant qu'élément morcelé donné; quand le qualitatif ne peut être dénombré en tant qu'il est unifié et insécable.
La doctrine atomiste exprime sans doute une dégénérescence mal comprise d'une doctrine égyptienne rapportée lointainement qui évoque l'insécable. L'atomisme déforme grossièrement cette réalité insécable en l'introduisant correctement comme fondement, mais à l'intérieur du donné considéré comme le seul réel. L'atomisme pervertit l'insécable en le mélangeant au nihilisme (en en faisant le fondement du nihilisme). L'insécable désigne une réalité qui est étrangère à toute notion de fini, d'ordre. L'insécable n'est compréhensible qu'en dehors du fini. Le transcendantalisme rétablit cette extériorité de l'insécable, mais il la complique en n'expliquant pas comment l'insécable peut englober le sécable.
En introduisant l'incomplétude du sécable, le néanthéisme explique mieux par l'enversion ce mécanisme mais il pose aussi que la réalité mathématique sommaire qui rend compte du morcèlement fini passe à côté de l'insécable infini. Si l'on commence à énumérer (à compter), on passe de 0 à 1, puis 2 - et ainsi de suite. Or l'insécable ne peut jamais que se situer dans l'absence de morcèlement, soit dans une réalité qui tend vers le 0 tout en possédant des propriétés qui accroissent le donné en augmentant ses limités.
Seul le 0 est insécable, mais le 0 est aussi radicalement annihilant. Si l'existence du néant est reconnue par le 0 mathématique, elle est aussi une conception des mathématiques qui se place exclusivement du côté du donné. C'est selon les critères morcelés du donné que 0 n'ajoute rien à quelque chose. En réalité, le 0 est quelque chose - cette chose qui est à la fois inférieure à toutes les choses morcelées du donné et qui en même temps les comprend toutes.
L'insécable est également rendu en grammaire par le partitif (du pain) et par l'indéfini (notamment notre quelque chose). Là encore c'est pour constater que l'insécable fait partie du donné, mais qu'il y est neutre, c'est-à-dire qu'il ne change rien. Sans doute le néant se remarque dans toute chose morcelée en ce que chaque chose peut être décrite aussi comme non morcelée, relevant du genre et non de la singularité. Mais l'universel auquel il est fait mention désigne le néant qui se manifeste en toute chose, mais qui se manifeste aussi dans le changement.
L'augmentation qualitative correspond à l'introduction de ce néant qui est quelque chose, soit d'une réalité qui n'est pas nulle tout en étant rien. L'introduction de ce rien insécable dans le donné sécable fait voler en éclat les limites conventionnelles du fini donné. Contrairement à ce qu'estiment Platon ou Plotin, l'Un rend mal compte de la nature infinie et insécable de cette réalité, car si cet insécable est unifié, son unicité d'unifié n'est pas dénombrable.
On suspectera une mauvaise interprétation d'un enseignement lointain ou mal compris (mal transmis) si la démarche du transcendantalisme ne portait en son sein l'erreur de l'englobement (de la complétude). L'un est le complet quand l'incomplet tend vers le 0, un 0 qui est quelque chose. Quelque chose de rien : l'intervention de l'insécable dans le sécable provoque la croissance qualitative. Quelque chose de rien : le rien en question est la nature de l'unité, du désordre, du divin. Ce néant-là est ce qui fait changer l'être au sens où l'enversion chamboule qualitativement le donné fini et organisé.
Il est logique que tout membre d'un ordre en proie au changement ressente la peur du changement et la conservation panique : quand on aime l'ordre, on aime son ordre - et l'on n'aime pas le désordre en tant que le changement instille le désordre. La reformulation d'un nouvel ordre, qualitativement néguentropique, risque fort d'entraîner la disparition, en tout cas le chamboulement, de l'ordre en place. Raison pour laquelle on feint de ne pas remarquer le changement ou l'on y oppose un fatalisme à côté de la plaque. Raison pour laquelle aussi la décroissance est une idéologie si désintéressée (étrangère à la conservation effective de l'ordre en place) qu'elle en est si criminelle (empêchant le changement tout en détruisant avec usure l'ordre en place).

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