vendredi 10 septembre 2010

Le mythe de l'intériorité



L'immanentisme postule que le tout existe. C'est un mode de représentation circulaire qui étend de manière fantasmatique l'intériorité au tout et qui dénie l'existence de l'extériorité. Le refus de l'extériorité se conçoit dès Spinoza dans l'histoire de l'immanentisme : c'est le truc qui permet de passer du transcendantalisme à l'immanentisme. Au lieu d'arriver à une incomplétude de l'intériorité, postuler que cette intériorité est complète - tout.
Il est curieux de constater qu'une querelle de clochers oppose les immanentistes à l'intérieur de l'histoire de l'immanentisme entre ceux qui prônent un immanentisme de plus en plus prononcé - et ceux qui essayent vaille que vaille de concilier l'engagement atavique du nihilisme avec la métaphysique. Ainsi d'Aristote, Descartes - et Kant. Kant prétend répondre aux objections de Hume à propos de la question de la causalité. Selon l'empiriste Hume, il n'est pas de causalité, c'est-à-dire que notre Hume ruine le principe de raison pour rétablir l'irrationalité de type nihiliste.
Aucun doute, l'école anglaise sur ce point est engagée dans l'histoire religieuse (culturelle) de l'immanentisme, histoire dont le contrepoint tient dans la posture de l'impérialisme politique incarné par l'Empire britannique (en particulier la Compagnie des Indes). Hume participe de cette histoire et l'on jurerait qu'il est l'ennemi (juré) de Kant. Du coup, Kant passe pour un métaphysicien quand Hume serait un trublion empiriste qui sortirait des clous (métaphysiques).
A ce propos, le terme de métaphysique vient sur un malentendu (comme dirait l'autre dans un film français) définir l'activité d'Aristote le savant quand il n'est pas en train d'opérer dans des démarches de type scientifiques : physiques. La position des métaphysiciens est peut-être fort différente de celle des ontologues : autrement dit, les ontologues tiendraient du parti transcendantaliste, quand les métaphysiciens chercheraient le compromis entre transcendantalistes et nihilistes.
Selon cette interprétation, si Hume par son empirisme est typiquement un serviteur de l'immanentisme via l'Empire britannique, Kant n'est pas vraiment l'adversaire de Hume au sens où il exprimerait un point de vue antagoniste et extérieur (différent dans ce sens), mais un adversaire interne - de l'immanentisme. Tout l'effort de Kant consiste à essayer de répondre efficacement (et vraiment) aux objections de Hume. Dans une certaine mesure, on peut dire que jamais Kant n'y parviendra et que son compromis signe la compromission.
Car Kant ne parvient (pour partie seulement) à relever le défi de Hume qu'en accréditant le déni du réel au profit de la représentation. C'est un aveu d'immanentisme au sens où la problématique de Spinoza et de l'histoire moderne du nihilisme n'est pas loin : poser que le désir est au centre du réel et surtout que le désir est complet. Le désir : la représentation. Il s'agirait presque de deux synonymes. Mais également : le désir = l'intériorité.
Le coup de force de Spinoza consiste à estimer que le désir peut être complet. Car le désir désigne ici l'intériorité de l'individu. Il n'est de désir qu'individuel. En localisant le désir au niveau de l'individu, et l'individu au niveau du désir, Spinoza devient ce penseur universel de la modernité, qui est tant invoqué de nos jours, au moment où l'immanentisme s'effondre. Comme si la perte de repères pouvait se trouver compensée par l'invocation quasi irrationnelle du saint patron fondateur.
Plus sérieusement, soit rationnellement, le plus important demeure que Spinoza pose la complétude du désir. Car cette complétude indique que c'est l'intériorité de l'individu qui se trouve parée des vertus de la totalité. Kant diffuse un message à peine plus métaphysique, à peine plus scientifique, quand il remplace le désir par la représentation. On évoque avec Kant Copernic - la révolution métaphysique faisant suite à la révolution astronomique. La vérité est que Kant n'a rien révolutionné du tout et qu'il n'a fait que proposer un vocabulaire des Lumières qu'il a plaqué sur l'ontologie de Spinoza.
L'escroquerie commence avec l'exigence de chercher un tout - ou de la totalité. Cette exigence émane probablement dès le départ de l'aventure humaine (et du sens qu'elle produit) avec le nihilisme originel. Encore un signe que le nihilisme est la première réaction de l'homme face au mystère des choses : cette position se trouve consignée (notamment) dans certains passages de la Bible (libre sacré assez récent, mais emblématique) comme l'Ecclésiaste. Le transcendantalisme propose un système qui permette la pérennité humaine, soit la rationalité du sens.
Les mérites du transcendantalisme sont insignes, mais il se trompe sur ce point qui pourrait apparaître comme secondaire alors qu'il est cardinal : emboîter le pas au nihilisme atavique face à l'épineuse et redoutable question de la complétude des choses! Du coup, le transcendantalisme entérine l'erreur centrale du nihilisme, concernant la question de la complétude. Alors que le nihilisme décrète que la partie devient le tout, réduisant sous prétexte d'agrandir le réel à une portion finie et stable, le transcendantalisme lui répond que le tout est l'Être par opposition au sensible dégradé (aux étants, dira Heidegger qui rêve en réactionnaire de revenir aux sources hellènes).
Dans cette partie de pingpong, le nihilisme a déjà gagné au sens où il a réussi à introduire le ver dans le fruit - le tout dans la culture. Le raisonnement du nihilisme est roots (au sens où tous les mouvements de retour aux sources, aux racines ou à la culture sont des mensonges de type nihiliste) : il est question de trouver un peu de certitude dans l'océan d'incertitude. Les choses n'auront guère changé. Le seul moyen de trouver de la certitude immédiate consiste précisément à associer la certitude à l'immédiateté, soit à créer plus d'incertitude encore que de certitude - sous prétexte de fonder de la certitude.
Vaste duperie qui résume toute l'entreprise de supercherie et d'escroquerie nihiliste (rappelons en outre que le nihilisme véritable repose sur le déni de nihilisme, sans quoi il constitue une pose au fond accommodante pour son tenancier). De fait, aucune certitude n'est immédiate. Oxymore cocasse. Et le certitude a sans doute autant de probabilité d'exister que la complétude. Un masque faussé et biaisé de la vérité? En tout cas, la réponse du transcendantalisme fonde l'entreprise de connaissance et de culture : contre la certitude immédiate, ce sera l'incertitude positive.
Soi le fait de proposer des hypothèses constamment, dont le principal mérite revient à être sans cesse redéfinies - et contredites. Le nihilisme propose des masques qui mènent droit à la destruction. Ces masques tournent autour de la certitude. Comme le diable promet et séduit, le nihiliste promet - un peu de certitude contre son poison. Poison : rendre la connaissance accessible au nom d'un critère impossible : rendre totale la partie. Les nihilistes antiques promettent un réel fini et stable. C'est l'écho millénaire (spécifiquement perse) que reprend l'oligarque Aristote qui est un métaphysicien dans le même sens que Kant.
Les immanentistes proposent une inflexion moderne à cette trace nihiliste antique en axant la complétude autour du désir et de l'individualité. C'est dire qu'ils réduisent encore davantage la problématique et c'est à ce titre que l'immanentisme peut être tenu pour une radicalisation du nihilisme historique. Du coup, ils font disparaître l'extériorité comme de brillants prestidigitateurs - et c'est selon cette optique que Platon dénonce les artifices des sophistes et que Kant pourrait à la limite être pris pour sophiste.
C'est la disparition de l'extériorité qui renseigne sur le mensonge de l'immanentisme. On pourrait penser que l'obtention de l'immanence signe la victoire de la quête humaine : trouver un peu de certitude en trouvant un peu de totalité. L'immanence serait à ce titre la totalité. Las! Cette totalité-là recèle le goût frelaté du poison qui ne passe pas. L'immanentisme signe le triomphe exubérant et décalé de l'intériorité aux dépens de l'extériorité. Cette intériorité qui se trompe en niant l'extériorité se détruit de l'intérieur en assénant sa certitude si incertaine.

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