jeudi 14 octobre 2010

L'école du déni d'agent

La crise économique actuelle n'est pas qu'économique. Comme on commence à le subodorer, on dispose de toute latitude quant à l'attitude. Le plus simple est de verser dans les versions du nihilisme dominant, dont la principale caractéristique consiste non à se réclamer du nihilisme, mais à le dénier. Pas plus nihiliste qu'un contempteur du nihilisme. La preuve que le nihilisme existe, c'est que personne n'en parle; c'est aussi que ses promoteurs sont souvent à mille lieues d'acquiescer à l'exercice de la pensée sous quelque forme que ce soit.
A l'heure actuelle, les dominateurs sont les marchands. Ces types qui sont des pragmatiques dont la fin se résume à l'argent sont tout à fait incapables de penser - trop vulgaires pour. Ne pensent qu'à dépenser. Surtout ne pas penser. Leitmotiv. Mais c'est justement cela, le nihilisme : le refus de la pensée orchestré en pensée dominante. Le nihilisme devient dominateur quand le sens disparaît. Le refus de la pensée va de pair avec la disparition du sens.
Ce refus du sens commence de manière intellectualiste par les ontologies postmodernes élaborées comme des cathédrales subversives alors qu'elles subvertissent surtout l'avenir de l'homme. Le propre du nihilisme est d'apparaître comme impensé. Le déni : caractéristique majeure du nihilisme. Si l'on comprend le déni, on comprend pourquoi le nihilisme passe inaperçu. Pourquoi le nihilisme est une option marginale dans la vie des idées. Qui a osé instaurer le néant comme caractéristique fondamentale du réel?
Dans l'Antiquité, les nihilistes dont on trouve une trace assez explicite sont les présocratiques comme les Abdéritains ou les sophistes. Un Aristote a déjà gardé la leçon : il avance masqué. Encore les sophistes et les Abdéritains opposent-ils l'être au néant. Par la suite, le débat disparaît, noyé par le refus du vide et le tabou du néant. Le monothéisme a cadenassé cette question. Pour que le nihilisme devienne efficient, il convient que le sens en place tangue ou soit sur le point de disparaître.
Notre crise serait moins importante si le sens monothéiste tanguait seulement. Mais la tempête n'est pas passagère ou anecdotique. Le tangage signifie rien moins que l'horizon du cataclysme. La réapparition du nihilisme est rendue possible par le sens caduc. Tant qu'il y a un sens, le nihilisme est endormi en l'homme. La crise encourage le triomphe nihiliste, mais le nihilisme ne peut fonctionner que si l'homme le dénie. Le moteur principal qui permet à l'homme de suivre le nihilisme est de ne pas prendre le nihilisme comme tel.
Le nihilisme apparaît sous une forme positive, qui tourne en général autour de la reconnaissance du réel. Le réalisme pris en ce sens (pas le réalisme médiéval qui s'oppose au nominalisme) est le masque du nihilisme. Les nihilistes se réclament du réel sans jamais le définir. Tel est le masque total d'un Rosset de nos jours - Rosset l'immanentiste terminal est emblématique d'une pensée qui en fin de course se dévoile. Rosset : bas les masques. Rosset ne définit jamais le réel, car s'il définissait le réel, il devrait avouer que le réel dont il se réclame se veut d'autant plus palpable et concret qu'il est en réalité le réel le plus immédiat.
L'ontologie fausse de Rosset n'aboutit pas seulement à tronquer le réel. D'un point de vue politique, ses implications sont l'apologie débridée de l'impérialisme et de l'oligarchie travestis en dépolitisation radicale et culte du spinozisme. Mais Rosset n'est pas seul dans ce culte du déni qui se réclame du sens du réel pour réduire le réel au sensible. Le tableau célèbre de Raphaël explicite les enjeux entre l'ontologie de Platon et la métaphysique d'Aristote.
L'un montre le ciel du doigt quand l'autre pointe la terre. On en infère souvent qu'Aristote reprocherait à Platon de s'éloigner du réel alors que lui au contraire se préoccuperait de mieux le définir. Sous-entendu : Aristote serait plus proche du réel que son maître. Alors dans ce cas, pourquoi cet éloignement du réel se traduit-il par tant d'égards pour Platon, que même ses ennemis sont contraints de respecter, voire de révérer? Réponse : parce que dès l'élève Aristote on était contraint d'intégrer l'enseignement de Platon, même en cas d'opposition flagrante - comme c'est le cas d'Aristote.
On présente souvent Aristote comme un élève de Platon qui resterait dans le giron de l'ontologie, mais c'est faux. Aristote était un sophiste qui mesurant la défaite définitive des sophistes comprit que le seul moyen de pérenniser le nihilisme antique était de le mâtiner d'une louche d'ontologie classique. Le seul nihilisme qui fonctionne se cache tel un coucou dans l'ontologie classique. Aristote qui prétend qu'il se tient entre les idées et le sensible recourt à la supercherie. En effet, la définition qu'il produit du réel est le fini.
Si l'on garde présent à l'esprit cette définition ontologique et qu'on lui ajoute sa conception politique (favorable à la tyrannie), Aristote est déjà un philosophe qui promeut le nihilisme sous le masque. Aristote a compris l'usage du masque alors que les sophistes ou Démocrite avançaient à visage découvert. Sans faire toute l'histoire du masque, on constate que plus on avance historiquement dans le nihilisme, avec l'immanentisme surtout, plus le thème du masque est prégnant. Un Nietzsche loue le masque avec un enthousiasme exacerbé dont la seule excuse constitue la folie rampante (et croissante).
Le déni signifie que l'on réfute le néant. C'est le seul moyen de pérenniser le nihilisme. L'immanentisme réfute le néant. Les escrocs qui se présentent comme nihilistes ne sont bien entendu pas des nihilistes, mais de vils hédonistes narcissiques et pessimistes. Un véritable nihiliste avance masqué, ce qui signifie qu'il cache son culte du néant sous son attrait pour le réel. Cette manière de réduire le réel au sensible sous prétexte de s'intéresser exclusivement au réel conduit certes à la destruction, mais la doctrine de fond du nihilisme est de considérer que de toute façon le néant est plus haut que l'être - les divergences tournant autour du statut de l'être, qu'il soit éternel ou éphémère.
Quoi qu'il en soit, l'histoire de la philosophie tient le nihilisme comme un mouvement mineur et disparate dans la mesure :
1) où le nihilisme ne saurait être reconnu en tant que déni;
2) où ceux qui se proclament (avec une emphase grandiloquente) nihilistes sont des usurpateurs qui n'appartiennent pas à ce courant, mais s'en servent pour des causes tout à fait mesquines et dépravées.
En réalité, le nihilisme est le courant souterrain qui meut l'ensemble du transcendantalisme en tant qu'expression religieuse - et pas seulement philosophique. Quand il ressort explicitement, c'set que nous nous situons en période de crise. A cet élément, il convient d'en ajouter un second qui rend encore plus complexe la saisie du nihilisme (et son expression dans la crise) : l'immanentisme a tiré les leçons du fiasco antique durant la crise monothéiste. Depuis lors, l'immanentisme avance masqué, sous le slogan d'apparat du désir complet.

Aucun commentaire: