lundi 31 mai 2010

De l'eau dans Gaza

"Je crois d'une foi entière que le Créateur, que Son Nom soit béni, récompense ceux qui suivent Ses commandements, et punit ceux qui les transgressent."
Maïmonide, Onzième principes de la foi, Commentaire sur la Mishna.

J'apprends qu'un commando israélien a attaqué une flotille internationale de ravitaillement du peuple palestinien de Gaza, causant plus de trente blessés et provoquant une dizaine de morts. Les réactions diplomatiques internationales sont légion pour signifier le caractère méprisable et abject d'un tel crime. Attaquer et tuer des militants pour la paix relève de l'action délirante (comme l'a noté le Premier ministre libanais). Personne ne remarque assez la course folle qui s'est emparée d'Israël depuis l'assassinat de Rabin en 1995.
Nous nous trouvons en pleine désintégration systémique - en pleine désintégration du système financier international. Pour ceux qui oublient de resituer le contexte, Israël est la création postcoloniale de financiers influents de la City de Londres. Depuis lors, Israël se conduit comme une satrapie de l'Empire britannique, perpétrant les pires crimes et étant utilisée par ses cercles protecteurs comme un Golem déstabilisateur. C'est encore le cas cette fois, avec ce nouveau crime sordide de psychopathe un rien arriéré.
Depuis que ses créateurs protecteurs s'effondrent, Israël est entré dans une spirale de violence où il obéirait seulement à la loi du plus fort. Fidèle à ces satrapies qui échappent au contrôle de l'Empire et décident de passer à l'action, Israël manifeste une virulence matinée de jusqu'au-boutisme dans sa conception des relations inter-étatiques.
Après l'opération Plomb durci ou la dernière campagne-carnage du Liban, le massacre de militants pro-palestiniens indique une gradation supplémentaire dans la stratégie du chaos qui se retourne contre Israël. Cette fois, Israël indique qu'il est au bord de la désintégration. Ce ne sont pas les nationalistes au pouvoir en Israël qui feront marche arrière. Ils se meuvent dans le déni et expliquent déjà, comme pour les précédentes opérations, qu'ils ont agi contraints et forcés (le fameux : ce n'est pas de ma faute, je me suis défendu, patati, patata). Qui les croira? Qui croira que ce sont les Israéliens qui ont été attaqués par des parlementaires ou des activistes favorables à la paix?
Il se trouve certainement une velléité d'émancipation de la satrapie israélienne face à l'effondrement du protecteur impérialiste. A côté de cette surenchère irresponsable et suicidaire, il est patent que les cercles financiers mondialistes utilisent Israël comme facteur de déstabilisation dans la région. Plus ils sont désespérés, plus ils sèment le chaos. Raison pour laquelle Israël s'engage dans des opérations de plus en plus irresponsables et inconsidérées. Après le fiasco retentissant et humiliant du Dubaïgate, le massacre de militants pro-palestiniens.
Certains analystes de la CIA mettent en garde contre la disparition envisageable de l'État israélien vers 2020. D'autres ont cerné qu'Israël a vulgairement pété les plombs. Il serait temps d'analyser la structure bizarre de cet État, qui n'est ni un État-nation moderne, ni un État colonisé. C'est une satrapie de l'Empire monétariste britannique. Le problème est là : aider les Palestiniens opprimés (leur calvaire actuel est une infamie historique) n'est pas possible en ne considérant de manière réductrice que le simple cadre du problème israélo-palestinien.
En termes stratégiques, c'est se monter hors sujet que de réduire le sujet à sa partie visible ou émergée. Tant que l'on ne dénoncera pas les manipulateurs d'Israël, ces crimes recommenceront. Tant qu'on ne mettra pas en évidence le rôle satrapique d'Israël au service de la finance folle (selon l'expression de dirigenats socio-démocrates lucides quoique lâches depuis lors), la folie d'Israël demeurera cantonnée à la problématique régionale et le martyr des Palestiniens ne sera pas résolu.
Faut-il que le bourreau disparaisse dans des massacres, des vengeances et des effusions de sang pour que l'on s'avise que la vérité n'est ni dite ni admise? Dans ce massacre révoltant et injustifiable (sauf pour les porte-paroles désaxés d'Israël), c'est comme pour le cas du Dubaïgate : les dénonciation réductrices de l'auteur Israël font plus que masquer le problème. Elles empêchent de le résoudre. Revenez aux accords de Sykes-Picot, démantelez les protecteurs financiers d'Israël et Israël passera pour un Frankenstein famélique et faible.
Il serait temps d'arrêter les massacres et les fausses problématiques. Enclenchez les choses sérieuses : pointez du doigt les vrais responsables. Aucun ne se trouve en Israël, où ne s'agitent que les pantins et les furieux. Signe des temps, les Goliath sont Israéliens. Les colombes pro-palestiniennes sont dans leur expression influente incapables de cerner le problème en se contentant de dénoncer les crimes d'Israël. Sont-elles des complices involontaires ou des manipulées inconscientes?
Si vous voulez imiter David, l'intelligent qui utilise sa raison pour triompher de la force, identifiez - la City de Londres. Vous agirez au nom de l'homme. Au nom des victimes premières que sont les Palestiniens, qui se font massacrer et affamer par des tortionnaires se prévalant de la morale et de la Shoah. Mais aussi au nom des victimes méconnues que sont les bourreaux, ces dirigeants israéliens qui ont eu la stupidité de choisir l'option de la brutalité et de la force. Enfin pour les juifs, dont la religion mérite mieux que ces trahisons. Les juifs ne sont ni sionistes, ni israéliens, c'est certain.
Encore convient-il de préciser que c'est au nom du judaïsme de Maïmonide et des Israéliens risquant le massacre que la paix doit être appliquée. Plus le temps passe, plus l'évidence se fait jour : la solution de l'État unique, laïque et multiconfessionnel. Sinon, la créature disparaîtra en même temps que le créateur. La créature meurt avec Frankenstein. La créature est un monstre qui a été conçu de manière inconséquente et non viable par son créateur inadapté et trop limité (un homme).
De même pour Israël. Israël n'est pas conçu pour incarner un État pérenne. Sans changement, Israël sera annihilé. Pour les nostalgiques du sionisme qui oublient que les idéologies sont finies, ils sont confrontés à deux possibilités : soit la radicalisation vers l'impasse et l'autodestruction; soit l'évolution vers la fondation (l'État unique Israël/Palestine). Si l'on se lamente que la pérennité se trouve dans le changement, la disparition d'Israël ne signe pas sa destruction. Elle signifie sa continuité. La destruction réside plutôt dans le maintien d'Israël. Le massacre dément des militants pro-palestiniens est la projection du visage d'Israël. C'est aussi l'annonce de ce qui attend Israël - sous sa forme actuelle.

vendredi 28 mai 2010

Le voleur de valeurs



Quand on évoque la spéculation, depuis peu de temps ce terme a pris deux connotations principales :
1) la connotation classique, qui désigne l'activité de réflexion philosophique ou théologique;
2) la connotation contemporaine, qui désigne l'activité de prévision financière.
Certes, les deux activités exigent le recours à des facultés de réflexion, mais elles sont tout à fait opposées en ce que la spéculation classique spécule sur le réel, réfléchit sur l'ensemble du réel, de manière théorique et virtuelle, avec des applications pratiques qui peuvent être importantes, mais qui seront dérivées et indirectes (souvent lointaines); quand la spéculation contemporaine s'avère le dérivé (sans vilain jeu de mots monétariste) de la spéculation classique.
Cette spéculation se manifeste par son caractère fini et hyperréel : cette spéculation-là est immanentiste au sens où l'immanentisme est l'expression radicalisée du nihilisme, selon lequel le réel est fini. Selon l'immanentisme, le réel fini est réductible au désir. Dans cette conception immanentiste, la spéculation devient la réduction de la pensée appliquée au réel au désir de dominer le réel le plus fini qui soit (réduit à l'environnement humain).
Dans cette conception toujours, la pensée prend une tournure pragmatique et concrète. Elle se mesure à l'aune de son efficacité puisqu'elle sert le désir. On connaît les anecdotes sur la lucidité commerciale des philosophes antiques, destinées à montrer que le caractère fort théorique et abstrait de la spéculation englobait l'intelligence pratique la plus intéressée (et apparemment déconnectée des spéculations désintéressées de type ontologique). Il s'agit de montrer que l'activité de spéculation abstraite n'est pas incompatible avec la dimension pratique.
Dans la conception contemporaine de la spéculation, la pensée est réconciliée avec le pratique par la médiation de la finance et du commerce. La pensée se trouve réduite à son application pratique et financière (commerciale). De la même manière que l'échange se trouve réduit au commerce, soit à l'échange inter-humain, la spéculation se trouve réduite à la finance, soit à la pensée du désir. La spéculation est la pensée du désir qui exige dans un renversement saisissant que la pensée soit au service du désir.
Là où la spéculation vaste englobait la spéculation commerciale, cette dernière éradique tout type de spéculation classique pour ne conserver de la spéculation que son aspect strictement humain. La spéculation financière est réductrice en diable (c'est le cas de le dire). Elle saborde toute ontologie classique : des mouvements comme le cercle de Vienne promeuvent la logique comme renversement de la spéculation classique. A noter que le terme métaphysique ne veut rien dire (ou tout dire) puisqu'il est forgé pour qualifier les écrits d'Aristote qui se situent après ses travaux physiques.
La métaphysique désigne ce qui se trouve au-dessus de la physique, mais c'est une conception bâtarde de l'ontologie classique, quand on sait qu'un Aristote promeut une forme consensuelle de nihilisme, pseudo compromis se situant entre le nihilisme explicite d'un Gorgias et l'ontologie transcendantaliste d'un Platon. Au siècle des Lumières, un Voltaire illustre ce qu'est cette spéculation de manière prémonitoire en prétendant réconcilier par la spéculation commerciale la spéculation purement abstraite de son contraire contradictoire le pratique.
Il est étrange que Voltaire l'ultra-libéral, le thuriféraire de l'impérialisme britannique grimé en apologiste de l'industrialisation et du commerce libre, passe pour un esprit progressiste voire révolutionnaire par sa tolérance et son goût de la liberté. Si Voltaire avait l'occasion de développer ses idées de nos jours, il se situerait entre l'ultra-libéral et le néoconservateur, adepte d'un fascisme universel empreint d'idéologie libérale dure. Voltaire fut un rentier richissime, esclavagiste (actionnaire de la Compagnie des Indes française) et élitiste.
Voltaire ne cesse de dresser l'apologie de la philosophie à condition qu'elle soit pratique, c'est-à-dire compatible avec l'idéologie commerciale qu'est le libéralisme. La spéculation se réconcilierait enfin avec le domaine pratique qui serait son talon d'Achille malgré les efforts antiques pour englober le pratique dans le théorique. La philosophie compatible avec l'impérialisme commercial et monétariste (le libéralisme britannique) : la pensée au service de la finance. Bien parler, c'est mesurer la valeur de l'intelligence à l'aune de la richesse qu'il suscite. La richesse matérielle et monétariste est l'expression du désir, soit de la réduction du réel au plus fini : le Bien devient les biens, la quantité, la domination.
C'est une apologie conséquente de l'impérialisme. A cette aune, Voltaire l'esprit universel de son temps est un excellent rentier du commerce, mais un fort mauvais rentier des lettres. Lui qui en toute simplicité se voyait en esprit universel de la littérature, homme de théâtre, poète, conteur, philosophe et épistolier, se distingue par la nullité quasi totale de ses écrits. S'il ne reste que son ironie mordante et quelques contes de lui en plein siècle britannique, c'est le signe que la valeur de la spéculation financière est nulle. Le styliste accouche d'une souris. L'esprit de tolérance est intolérant avec la qualité.
Quand on inféode la pensée au désir, on réduit la pensée au point de la dénaturer. L'histoire de la spéculation traduit l'itinéraire moderne de la réduction immanentiste. L'exigence de concret, d'expérience, de pragmatisme trahit le plus souvent l'empirisme au service non du réel (comme le proclame toujours les nihilistes), mais du désir. L'exigence d'application pratique, aussi quotidienne, loin de se révéler une critique pertinente de la théorie, tend plutôt à dénaturer cette conception de la théorie inféodée à la pratique.
Quand on utilise son intelligence, sa raison, son abstraction au service du pratique, cela donne la spéculation monétaire et financière. Si au début certains peuvent prôner avec triomphalisme cette morale (immorale) au nom de ses résultats mirobolants (à l'image d'un Voltaire), plus le temps passe, plus le résultat se montre corrosif. C'est dire que la théorie inféodée à la pratique, la spéculation pratique, accouche d'une destruction généralisée, dans laquelle bientôt il ne reste plus rien. Le pratique a dévoré le théorique, mais aucune réconciliation n'est en vue.
C'est au moment d'ailleurs où le processus d'autodestruction est sur le point de s'engager, tel le retour du boomerang autoproclamé flèche triomphante, que le triomphalisme se manifeste, comme si l'excès de désir suffisait à estomper l'effectivité de la chute. Un Hayek traduit cette propension au chant du coq avant le chant du cygne, lui qui promeut si ardemment l'ultra-libéralisme décomplexé qu'il en vient à produire à la fin de sa pensée un libertarisme quasi plus libéral, avec notamment ses positions sur la disparition nécessaire et bénéfique de l'État.
Hayek fut considéré comme un prophète par les ultra-libéraux, sauf qu'un demi siècle plus tard son extrémisme se révèle avec d'autant plus d'ostentation que le vieux système ultra-libéral s'effondre et que les visionnaires hâtivement proclamés éternels se révèlent des bonimenteurs et des charlatans de la courte paille. Hayek appartient à ces fossoyeurs de la philosophie qui considèrent que l'évolution naturelle de la pensée passe par une plus grande objectivité et une plus grande vérité à partir du moment où la pensée épouse la méthode scientifique moderne.
Ce mauvais délire va bientôt s'estomper. La réduction de la pensée à une forme de scientisme pernicieux passant pour logique et antiscientiste exprime cette mutation de la spéculation en une discipline strictement finie portant autour du désir. Chez Hayek, cette réduction forcenée s'exprime par l'incarnation de la complétude du désir en économie, celle-ci totalement déconnectée de toute considération de l'infini, qu'elle soit politique, philosophique ou religieuse.
L'économie stricte exprime la déconnexion du désir réduit au réel, alors que l'économie réelle passe par son lien avec le politique (comme chez Leibniz ou son disciple contemporain en économie physique LaRouche, calomnié de manière prévisible par les experts monétaristes) et le religieux (les encycliques catholiques expliquent constamment ce lien). L'hyperréduction de l'économie finie à l'intérieur de son atrophie se manifeste par les amphigourismes de l'écologie (malthusienne) qui réduit encore le désir humain à la négation de ce désir au profit du désir fantasmé de Nature.
Moralité : quand on se préoccupe d'écologie, c'est le plus souvent le signe qu'on se trouve déconnecté des biens divins (ce n'est pas un mince paradoxe, c'est une contradiction intenable). Quant à la spéculation à la Hayek, elle devient la spéculation de la science économique pure, baptisée ultra-libérale ou néolibérale et vantant sans fard les mérites insignes du monétarisme. Qu'est-ce que le monétarisme sinon accorder la valeur suprême à la production de monnaie (de valeur), soit à la valeur du désir?
Cette spéculation-là spécule par rapport à la pratique du désir. autant dire qu'elle spécule de manière délirante (sans lien avec le réel extérieur au désir), une fois qu'on a compris que le désir ne saurait être en aucun cas complet. Le mythe de la complétude du désir engendre le mythe de la spéculation qui serait bornée à l'activité pratique de la finance. La folie de cette spéculation s'explicite au fur et à mesure que s'effondrent les produits dérivés.
Un exemple hilarant : la vente à nu, label un rien exhibitionniste, indique la folie de cette spéculation qui se dissocie du réel à mesure qu'elle prétend n'en envisager qu'une partie prise pour le tout, soit un mauvais parti, une partie condamnée à n'être bientôt qu'un résidu d'illusion totalement détruite par le réel dénié et implacable. Ne nous départons pas du principal prolongement de cette spéculation à visée pratique sinistre (au sens où la pratique fièrement exhibée aboutit non à l'efficacité de la réconciliation théorie/pratique mais à la catastrophe) : les produits.
Aujourd'hui que les produits évoquent moins les produits de la ferme si proches du terroir, les produits de la spéculation (signe des temps) incarnent cette vertu pratique de la spéculation enfin scientifique et rigoureuse. Parler de produits pour évoquer les productions (encore un mot voisin) de la spéculation revient à accorder à la fin pratique une prééminence totalitaire. Les produits désignent étymologiquement les biens qui conduisent devant. La définition première distingue le résultat de l'activité humaine.
La promotion des produits financiers exprime cette activité qui consiste à penser au nom du désir et à ne déceler d'intérêts spéculatifs que dans l'application financière. Si on les applique, les idées platoniciennes sont des billevesées abstraites et dénuées d'utilité. Il convient de durcir le ton qu'emploie un Aristote, car Aristote en reste à une ligne de discussion des plus abstraites. Il convient de réduire l'idée au concept, à la manière de l'immanentiste Spinoza, puis de réduire encore le concept à une action si pratique, si postvoltairienne qu'elle accouche du produit au sens financier. On spécule pour produire, pour que l'enfant de la spéculation soit une idée dans un sens si matériel qu'il en devient financier, commercial, humain, assujetti au désir.
La mise en valeur du producteur dans l'univers des médias indique que le producteur joue un rôle d'importance dans l'expression de la pensée immanentiste terminale : il est le créateur de l'activité humaine (médiatique). Quand on rapporte cette création à sa nullité et à sa finitude purement répétitive (sclérosée), on se rend compte de l'entourloupe, mais à l'intérieur de la mentalité spéculative, le producteur tient un rôle des plus imposants et respectés. Le produit mesure le résultat de la spéculation.
Si le produit constitue cette unité de mesure, à l'heure où les produits financiers s'écroulent, la valeur de cette spéculation est catastrophique. Les spéculateurs qui il y a encore peu se pourléchaient les babines en promouvant leurs beaux produits en sont aujourd'hui quittes pour la faillite. Faillite commerciale et financière, il va sans dire. Mais ce qui est plus grave, c'est que cette faillite limitée au financier entraîne une responsabilité illimitée (par rapport au réel dénié et illimité). Je veux parler de la faillite généralisée du sens, qui signe l'effondrement d'un système dont le financier ne représenta que la synecdoque hyperbolique.
En déniant l'infini, les spéculateurs financiers ont signé leur perte. Le réel s'est vengé avec usure en détruisant leur activité désaxée et en salissant leurs beaux produits. La spéculation pour être efficiente quitte les défroques les plus pragmatiques, comme celles théorisées par des esprits ratiocinés à la Dworkins (la spéculation consisterait à se mettre à la place des autres hommes, dans un perpétuel souci de définition du général et de l'ensemble, etc.). L'effondrement de la spéculation financière, spéculation immanentiste, spéculation du désir, assigne à l'homme la tâche de refonder la spéculation à partir de la valeur transcendantaliste du terme et de trouver une autre valeur que la monnaie de singe. Sans quoi la valeur signera le voleur.

jeudi 27 mai 2010

Histoire de la liste noire

Ce sont les vaincus qui écrivent l'histoire.

Si l'avenir est à terme en Afrique, aux Africains, pas ceux d'aujourd'hui, ceux de demain, c'est que l'Afrique d'aujourd'hui s'est trouvée détruite par l'impérialisme oligarchique occidentaliste. Les Africains d'aujourd'hui sont en tant que victimes de l'impérialisme les principaux représentants de la mentalité impérialiste : raison pour laquelle on entend si souvent (et si lucidement) des protestations désespérées (quand on se montre favorable aux intérêts africains) contre le délabrement et la dégénérescence des mentalités africaines, qui se révèlent si individualistes, si esclavagistes, si impérialistes et si méprisantes (trop souvent en tout cas).
L'avenir donc est en Afrique. Le remède à l'impérialisme se trouve chez les victimes de l'impérialisme. Les victimes sont les vaincus, soit les plus effarants représentants de l'impérialisme subi, mais les vaincus sont les vainqueurs (à venir). Cette vérité profonde s'explique par le fait que l'Afrique berceau du polythéisme est la mieux armée pour faire face à la destruction de l'impérialisme et pour préparer le renouveau religieux qui seul peut sauver l'homme de l'immanentisme.
Quand on est victime, on est vaincu par la mentalité dominante : on est vaincu par l'impérialisme. Cette défaite de la victime crée en elle les ressources pour receler les fondements du changement, soit le socle de la nouveauté et de la croissance. Qu'est-ce qu'un vaincu sinon un perdant à l'intérieur d'une mentalité impérialiste finie et figée. Cette finitude et cette fixation de l'impérialisme porte en son sein la destruction de l'impérialisme lui-même.
Du coup, le moyen de sortir de cette spirale folle et vicieuse de la destruction finissant en autodestruction (que nous expérimentons en ce moment tel le retour du boomerang) est à chercher du côté de la victime qui en se trouvant détruite et opprimée par la mentalité de l'impérialisme a suscité les mentalités susceptibles d'engendrer le changement.
La différence se trouve chez les victimes, pas chez les vainqueurs si impressionnants qu'ils en sont perclus d'arrogance (et dépassés au faîte de leur puissance minable). La victime développe le moyen de sortir du cadre limité du vainqueur (de la mentalité impérialiste). Cette évidence est dévastatrice pour toute mentalité impérialiste qui non seulement révèle sa médiocrité qualitative (la bêtise de la domination injustifiable) mais encore est damnée dans le moment où elle est toujours déjà condamnée (en particulier à son zénith).
Pour parodier Deleuze, à la limite les vainqueurs sont des répétiteurs forcenés quand la différence se trouve du côté des vaincus. Quand on a compris que l'avenir de l'homme se situe quelque part parmi les Africains, quand on estime que l'avenir se situe dans l'espace, et que les spatialistes seront les Africains, reste à savoir quels fers de lance incarnent déjà ceux qu'une tradition raciste, esclavagiste, colonialiste range dans la catégorie des dépassés sans passé, de ceux qui n'ayant jamais su s'intégrer à l'histoire connaissent des histoires sans histoire.
Faut-il considérer en tant qu'Africains les Africains d'Afrique ou faut-il estimer que l'immigration africaine (de l'Afrique du Nord à l'Afrique dite noire) range dans la catégorie des Africains les anciens pays colonisateurs? Qu'il est saisissant de constater que l'histoire de l'immigration a rangé dans la catégorie des avant-gardistes ceux que la tradition d'un passé court (quatre cents ans) reléguait irrémédiablement dans la défaite et les oubliettes!
Et si ultime pied de nez, ironie fameuse de l'histoire, le futur de l'Occident passait par l'Afrique à entendre non comme le continent littéralement africain, mais comme la mutation de l'Occident en fine pointe atypique de l'Afrique? L'Afrique futur de l'homme : cette première provocation pour le colon, qui indique que ce sont les vaincus qui écrivent l'histoire, engendre du fait de l'immigration la mutation de l'Occident colonisateur en puissance colonisatrice et colonisée.
Le moyen (involontaire et facétieux) que l'Occident a trouvé de perpétuer son influence aura été (dans ce schéma) de se commuer en puissance avant-gardiste de l'Afrique atavique. Tandis que les racines deviennent le prolongement, le moyen pour le colonisateur d'échapper au dépassement inéluctable consiste à se commuer en colonisé. Le vainqueur épouse la cause du vaincu. Après tout, c'est ce qui s'est produit avec le christianisme, qui s'est érigé en priorité sur la dépouille de l'ennemi romain (l'impérialisme méditerranéen de l'époque).
Cette constatation (que les vaincus sont les vainqueurs de demain) implique que les colonisés soient les colonisateurs. Dans cette perspective, les immigrés africains qui ont essaimé en Occident, souvent pour des raisons de misère sociale et de nécessité professionnelle, n'ont pas trahi l'Afrique maternelle pour l'exploiteur cynique et sinistre. Ils ont au contraire incarné la perspective de l'avenir à l'insu de leur plein gré, mais aussi à l'insu des Occidentaux eux-mêmes, qui sont les derniers à s'imaginer que les parias de leur société représentent les fleurons de leur avenir.
Les immigrés africains constituent l'avenir de l'Occident : d'ordinaire les revendications les plus progressistes exigent que les immigrés africains soient traités de la même manière que les autochtones occidentaux. Désormais il faudra ajouter : l'Occident n'intègre pas les plus faibles de ses sociétés démocratiques et libérales. Cette vision est bornée au court terme. Sur le long terme, l'avenir de l'Occident est en Afrique au sens où l'avenir de l'Occident passe par son immigration africaine. Ce n'est pas vraiment l'avenir de l'Occident qui se trouve en Afrique. C'est l'avenir de l'Afrique qui se situe en Occident.
L'avenir de l'homme se situe chez les Africains. Et si cette prophétie désignait moins les Africains d'Afrique que les Africains d'Occident? Et si l'avenir de l'Afrique passait par les Africains d'Occident? Beau destin que ces immigrés faits rois de l'espace. Joli pied de nez à tous les racismes et les discriminations que ces déportés faits rois de l'espèce. Dernière question : et si c'était la richesse du monothéisme (dont la forme chrétienne occidentale) que de contenir en son sein et de délivrer avant sa mutation la vérité de son histoire : ce sont les vaincus qui l'écrivent?

mardi 25 mai 2010

Donner la charge au change

Nous vivons une époque de changement. D'un point de vue ontologique, le changement indique qu'un système donné est épuisé. Le symptôme qui révèle l'épuisement, c'est quand la définition du réel oscille de plus en plus dangereusement et inéluctablement vers le fini radical. Nous nous situons dans une période de ce tonneau.
Le changement est crise en ce qu'il faut muter. Changer. Évoluer. Intégrer de l'infini dans le fini. Du coup, le fini change. L'infini en question, c'est la définition de l'infini. Un transcendantaliste dirait : intégrer de l'Être parfait dans l'être sensible et imparfait. Le changement actuel est d'importance car c'est le système transcendantaliste qui épuisé passe la main. L'immanentisme signale la crise transcendantaliste. Cette crise a pris plusieurs siècles pour couver, s'étendre, se manifester. Ce que nous avons pris pour du changement bénéfique était la crise.
Il serait hâtif et sommaire de considérer que la crise est intégralement négative. Comme son étymologie l'indique, la crise est fondamentalement positive. Il est bon que la crise soit transition. Il est bon que la crise soit. La crise amène le changement. Le changement du transcendantalisme vers le néanthéisme (en passant par l'immanentisme). Le changement : le remplacement de l'Être par le néant. L'immanentisme a germé pour affirmer que le néant était le désir complet et a ranimé la flamme nihiliste : le néant est en tant que néant et en tant que contraire du quelque chose : le non-être n'est pas.
Mais l'erreur nihiliste (que le non-être ne soit pas ou que le non-être soit en tant qu'il n'est pas) engendre sa fausse promesse de programme (donner de la certitude; définir le réel) et son vrai programme (engendrer la destruction et le néant). On se demande souvent comment il est possible, tant c'est invraisemblable, que des changements d'ampleur ne soient pas remarqués par la majorité de la population.
On cite l'exemple de la Collaboration sous la Seconde guerre mondiale. Peu collaboraient, peu résistaient; beaucoup se taisaient et faisaient comme si de rien n'était. Pourquoi ce fatalisme mâtiné de mimétisme moutonnier? Parce que le changement fait peur. Qu'est-ce que le changement? C'est l'annonce que le donné va changer. Plus le donné donne des signes de changement, plus l'on s'accroche à ce donné. Réflexe conservateur et réactionnaire en somme.
La réaction en période de changement consiste à s'accrocher à ce qui était avant - le changement. Le conservatisme souhaite que les choses ne changent pas trop. Montaigne à ce sujet observe que le conservatisme présente l'avantage de ne pas modifier les choses qui fonctionnent sous prétexte d'améliorer les choses qui fonctionnent mal. Mieux vaut ne pas changer que de mal changer. Ce serait une réflexion pertinente si le changement était ordonné par l'homme. Montaigne sous son bon sens ferait-il preuve d'un certain nihilisme en vantant les mérites de l'Hyperréel, soit la domination aveugle et biaisée du désir sur le réel?
Le changement advient suite à la loi ontologique qui concerne le fonctionnement du réel, non celui de l'homme. L'homme subit le changement au sens où il n'est pas capable d'empêcher ou de susciter le changement d'importance. Les seuls changements qu'il suscite sont mineurs - et encore : souvent les changements avant tout humains découlent de phénomènes englobants et non humains.
L'aversion, voire la méfiance, que le changement suscite chez la plupart des hommes tient moins à l'instinct grégaire qu'au bon sens qui meut ce grégarisme (ce mauvais sens moutonnier). Si l'homme a peur du changement, c'est que le changement signifie aussi le changement des positions, en particulier des positions dominantes. Ceux qui ont peu ou rien à craindre ont moins peur du changement que ceux qui ont beaucoup à perdre. Mais le plus surprenant tient à la majorité qui préfère conserver ses avantages modestes que les perdre.
Le changement a ceci de positif qu'il renouvelle en augmentant constamment la qualité du donné. Pour une raison précise : la conversion (le change) d'infini en nouveau donné fini implique que le nouveau insuffle un plus par rapport au donné précédent. Voilà qui s'explique par la nouveauté qui est apportée : ce n'est jamais un donné intangible qui est régénéré; mais la régénération se produit précisément par l'accroissement des limites de ce donné. On ne régénère jamais en conservant le donné ou en le diminuant.
Ce pour une raison : ce n'est pas du fini (vivifiant) qui est insufflé à du fini (moribond). C'est de l'infini. Dans le modèle transcendantaliste, l'injection de complétude dans le modèle incomplet expliquait l'accroissement qualitatif tout en ajoutant une impossibilité logique : comment expliquer la compatibilité du parfait et de l'imparfait dans la restauration de l'imparfait régénéré? Dans le schéma néanthéiste, l'incomplétude remplace la complétude et le néant l'Être.
Le néant nihiliste engendrerait plutôt la destruction que l'accroissement. Le néant néanthéiste provoque l'immersion d'une quantité unifiée dans une structure morcelée. Cette rencontre implique l'accroissement constant et progressif du donné fini, non en raison de la perfection qu'il recevrait que de l'augmentation inéluctable qu'il subit (à son avantage). L'ajout est obligatoire dans un schéma où le donné qui se sclérose (se finitudise) ne peut décroître et s'adapter à sa décroissance.
Le donné comme son nom l'indique est une limitation fixe. La fixité des modèles de tendance nihiliste s'explique par la fixité du donné. Ce que le modèle (proto) nihiliste ne discerne pas, c'est que le fini n'est qu'une partie du réel et que l'ordonnation implique l'existence en modèle d'enversion du néant néanthéiste. Le changement est l'ajout numériquement supérieur d'un produit unifié dans le donné. L'unifié qualitatif qui se présente en renouvellement quantitatif dans le donné manifeste sa dimension qualitative en faisant voler en éclats les limites du donné.
D'où les violences et les perturbations ressenties dans la sphère politique : elles correspondent à l'augmentation des limites du donné. Ce que l'on appelle le qualitatif est l'ajout de l'élément de néant unifié dans le donné depuis l'extérieur de ce donné; alors que le quantitatif est l'ajout d'éléments morcelés à l'intérieur du donné. La différence entre quantitatif et qualitatif correspond à la possibilité de dénombrement. Le quantitatif peut être dénombré en tant qu'élément morcelé donné; quand le qualitatif ne peut être dénombré en tant qu'il est unifié et insécable.
La doctrine atomiste exprime sans doute une dégénérescence mal comprise d'une doctrine égyptienne rapportée lointainement qui évoque l'insécable. L'atomisme déforme grossièrement cette réalité insécable en l'introduisant correctement comme fondement, mais à l'intérieur du donné considéré comme le seul réel. L'atomisme pervertit l'insécable en le mélangeant au nihilisme (en en faisant le fondement du nihilisme). L'insécable désigne une réalité qui est étrangère à toute notion de fini, d'ordre. L'insécable n'est compréhensible qu'en dehors du fini. Le transcendantalisme rétablit cette extériorité de l'insécable, mais il la complique en n'expliquant pas comment l'insécable peut englober le sécable.
En introduisant l'incomplétude du sécable, le néanthéisme explique mieux par l'enversion ce mécanisme mais il pose aussi que la réalité mathématique sommaire qui rend compte du morcèlement fini passe à côté de l'insécable infini. Si l'on commence à énumérer (à compter), on passe de 0 à 1, puis 2 - et ainsi de suite. Or l'insécable ne peut jamais que se situer dans l'absence de morcèlement, soit dans une réalité qui tend vers le 0 tout en possédant des propriétés qui accroissent le donné en augmentant ses limités.
Seul le 0 est insécable, mais le 0 est aussi radicalement annihilant. Si l'existence du néant est reconnue par le 0 mathématique, elle est aussi une conception des mathématiques qui se place exclusivement du côté du donné. C'est selon les critères morcelés du donné que 0 n'ajoute rien à quelque chose. En réalité, le 0 est quelque chose - cette chose qui est à la fois inférieure à toutes les choses morcelées du donné et qui en même temps les comprend toutes.
L'insécable est également rendu en grammaire par le partitif (du pain) et par l'indéfini (notamment notre quelque chose). Là encore c'est pour constater que l'insécable fait partie du donné, mais qu'il y est neutre, c'est-à-dire qu'il ne change rien. Sans doute le néant se remarque dans toute chose morcelée en ce que chaque chose peut être décrite aussi comme non morcelée, relevant du genre et non de la singularité. Mais l'universel auquel il est fait mention désigne le néant qui se manifeste en toute chose, mais qui se manifeste aussi dans le changement.
L'augmentation qualitative correspond à l'introduction de ce néant qui est quelque chose, soit d'une réalité qui n'est pas nulle tout en étant rien. L'introduction de ce rien insécable dans le donné sécable fait voler en éclat les limites conventionnelles du fini donné. Contrairement à ce qu'estiment Platon ou Plotin, l'Un rend mal compte de la nature infinie et insécable de cette réalité, car si cet insécable est unifié, son unicité d'unifié n'est pas dénombrable.
On suspectera une mauvaise interprétation d'un enseignement lointain ou mal compris (mal transmis) si la démarche du transcendantalisme ne portait en son sein l'erreur de l'englobement (de la complétude). L'un est le complet quand l'incomplet tend vers le 0, un 0 qui est quelque chose. Quelque chose de rien : l'intervention de l'insécable dans le sécable provoque la croissance qualitative. Quelque chose de rien : le rien en question est la nature de l'unité, du désordre, du divin. Ce néant-là est ce qui fait changer l'être au sens où l'enversion chamboule qualitativement le donné fini et organisé.
Il est logique que tout membre d'un ordre en proie au changement ressente la peur du changement et la conservation panique : quand on aime l'ordre, on aime son ordre - et l'on n'aime pas le désordre en tant que le changement instille le désordre. La reformulation d'un nouvel ordre, qualitativement néguentropique, risque fort d'entraîner la disparition, en tout cas le chamboulement, de l'ordre en place. Raison pour laquelle on feint de ne pas remarquer le changement ou l'on y oppose un fatalisme à côté de la plaque. Raison pour laquelle aussi la décroissance est une idéologie si désintéressée (étrangère à la conservation effective de l'ordre en place) qu'elle en est si criminelle (empêchant le changement tout en détruisant avec usure l'ordre en place).

jeudi 20 mai 2010

Le sceptique et la connaissance

Si le scepticisme était une fosse - sceptique?

(Suite à l'interview du philosophe académicien Jean-Luc Marion dans le Philosophie magazine numéro 39 de mai 2010.)

N'ayant jamais trop lu Marion, la critique qu'un professeur de philosophie lui adresse (avoir christianisé la phénoménologie) s'avère plus que superficielle. Comme si le christianisme, en plus d'être dépassé, était infréquentable, en particulier pour un philosophe. Il est vrai que nos commentateurs qui se prennent pour philosophes estiment que Nietzsche joue en philosophie le rôle incontournable du vigie. Ses sornettes antichrétiennes seraient-elles à prendre au sérieux si l'on veut philosopher?
Je n'accable ni les commentateurs, ni les nietzschéens. Après tout, un professeur de philosophie a le droit de penser. Souvent il se montre trop attaché (amarré) à son savoir pour penser. Pour penser, larguez les amarres. Autrement dit : larguez votre savoir. Je ne voudrais pas vexer ceux qui croient qu'on pense bien en déchristianisant, mais le problème n'est pas là. Ou encore : le problème tient dans l'affrontement entre le religieux et le déreligieux. Quand on déreligionise, on néanthéise. Ceux qui estiment que la sortie du religieux coïncide avec le progrès ne se rendent pas compte que l'homme sans religieux se trouve sans culture. Pas de culte, pas de culture.
Comme les analystes de tous bords mettent leur temps à remarquer que le (leur) système du nihilisme actuel (l'immanentisme monétariste) s'effondre, ils sont désemparés. Le propre du nihilisme est de fonctionner sur le déni, soit sur le refus de la contradiction (catégorie de l'impossible). Dans cette mentalité, les thuriféraires les plus haut placés ne comprennent pas ce qui se produit. Soit ils ne pensent qu'en termes de court terne, soit ils prennent pour des fondements irréfutables ce qui n'est que le prisme de leurs postulats relatifs.
Dans cette conception de basse vue, les penseurs nihilistes qui escomptent aller le plus loin sont ceux qui ne perçoivent pas la réalité de leur nihilisme, parce que le déni typique du nihilisme repose sur le compromis, soit sur l'idée de positivité alliée à l'idéal de tolérance. Le compromis théorique est le fait entre deux points de vue divergents de trouver une troisième voie qui soit nouvelle et qui satisfasse les deux parties.
Le compromis est aussi le lieu idéal des compromissions, dont la parenté étymologique accouche d'un sens nettement plus négatif, voire pervers. La compromission désigne le fait de ne pas parvenir à dégager de troisième voie originale et de s'en tenir à un plan fixe - un entre-deux entre les deux parties qui signe l'impossibilité. Dresser des compromis, c'est ne pas réussir à proposer de l'original.
Le déni nihiliste présente ceci de commun avec cette troisième voie illusoire qu'il réfute la possibilité du changement au nom de la fixité ontologique de son système. Dans un réel fini, on ne peut pas changer - si peu. Le conservatisme de Rosset s'explique de manière tout à fait conséquente - dans cette mentalité. Également la signification funeste de cette troisième voie tant promue comme révolutionnaire et avant-gardiste par certains sociaux-démocrates mâtinés d'idéaux pondus par les stratèges de la Société fabienne britannique (repaire d'impérialistes progressistes à la Keynes).
Le nihilisme qui tient la distance (qui ne connaît pas l'oubli expiatoire s'étant emparé des sophistes) est celui qui comprend qu'il ne peut représenter d'alternative exclusive au transcendantalisme. Quand on se montre nihiliste trop explicite, comme Gorgias, quand on vante sans retenue le nihilisme exacerbé, on finit oublié, car au-delà de la réaction de censure due aux bigoteries, l'horreur s'explique par le pressentiment (lucide) qu'engendre le spectacle à découvert du nihilisme.
Le compromis nihiliste est produit par Aristote au sortir de l'enseignement platonicien. Comme Aristote a conscience qu'il ne peut attaquer la théorie des Idées, il choisit la voix de l'entre-deux : les Idées n'existent pas, mais la métaphysique demeure valable à l'intérieur d'un monde assez vague, où l'on nous vante quand même les mérites des formes sans les définir. Le nihilisme d'Aristote se trahit quand Aristote définit le réel comme fini. Descartes agit selon le même compromis : il se place à la sortie de la scolastique médiévale entre ontologie platonicienne/chrétienne et nihilisme.
L'ontologie cartésienne propose un réel mécaniste où Dieu est reconnu à l'état de deux ex machina, soit de manière miraculeuse (impossible). Spinoza radicalisera le cartésianisme pour produire le fondement de l'immanentisme, qui dénie le nihilisme en le rapportant au désir. La complétude du désir n'est pas plus définie que la complétude du réel, dont on apprend qu'elle serait substance incréée. L'immanentisme est la radicalisation du nihilisme, dont Descartes exprime l'entre-deux, entre la tradition d'Aristote et la tradition spinoziste (dont Nietzsche sera un fleuron remarquable quoique inquiétant).
Dans cette culture du compromis, que le christianisme peut encourager par le pardon, on est nihiliste : on ne produit pas un compromis authentique au sens où l'on créerait une idée nouvelle à partir de la réunion entre nihilisme et transcendantalisme. On accrédite de facto l'ontologie nihiliste en souscrivant à son postulat premier selon lequel le réel est fini. Dans un monde fini, la fixité est la règle universelle. Le compromis dans la fixité implique que l'on prenne les deux idées rivales et que l'on propose une médiation qui ne propose rien. Entre Aristote et Platon, dans un système fixe et fini, il n'existe aucune troisième autre voie.
Le modèle selon Platon est inconciliable (irréconciliable) avec celui d'Aristote. La seule illusion qu'Aristote parvient à produire dans sa tentative de compromettre l'ontologie dans un compromis avec la sophistique, c'est de brouiller les cartes. Il souscrit en partie au modèle platonicien, et il demeure dans le vague la plupart du temps en se trahissant les rares fois où il définit le réel. Si vous voulez démasquer la mentalité aristotélicienne, demandez sa définition de l'infini. Pour Platon, c'est la dynamique. Et pour Aristote? Que veut dire ce silence embarrassé? Descartes aura-t-il ajouté le deux ex machina pour dégotter une réponse/compromis au non-dit aristotélicien? Serait-ce plus un compromis avec le christianisme (politiquement puissant) de son temps qu'une définition sincère de Dieu? Faudrait-il le rebaptiser deux ex - miracula?
Non que Descartes soit un athée ou un nihiliste méprisant le divin (l'Être). Descartes est plutôt un sceptique qui n'est jamais sorti de son scepticisme. C'est dans cette perspective qu'il faut lire l'interview que Marion donne à Philosophie magazine. D'entrée, il n'est pas question d'attaquer Marion sur sa personne ou son intelligence (indiscutable). Il s'agit de signifier que le scepticisme chrétien dont se prévaut Marion n'est pas du transcendantalisme, mais une forme sophistiquée de nihilisme.
Sans doute Marion est-il chrétien authentique, mais c'est un penseur qui s'égare non parce qu'il serait chrétien (c'est ce qui le sauve) que parce qu'il sacrifie à la tentation du compromis entre transcendantalisme et nihilisme. Marion en tant qu'un des commentateurs les plus avisés de Descartes s'égarerait-il au nom de la filiation définitoire qu'il propose Dieu - l'impossible? Quel que soit le sens que Marion confère à l'impossible, l'impossible est la catégorie par excellence du nihilisme.
Dieu nihiliste n'est pas intéressant car il est de toute façon inutile et incertain. Mais Marion est-il si incertain qu'il s'en justifie? Son scepticisme l'incline vers l'incertitude comme valeur indépassable de la pensée philosophique. En réalité, un Marion académicien et prestigieux exprime le paroxysme de la philosophie académique actuelle. Hic ad hoc : les historiens de la philosophie n'ont aucune créativité. Du coup, ils se rabattent sur la répétition d'idées passées. Ils accordent leur préférence sélectives aux idées les plus subtiles, voire les plus absconses.
Marion est moins abscons que subtil. Il cherche à masquer qu'il n'est pas philosophe, mais excellent historien de la philosophie. Du coup, en répétiteur brillant et formaté, ne parvenant pas à sortir de son intelligence roborative, il nous propose un compromis fixe et fin entre christianisme et cartésianisme. Il croit appâter le chaland avec son scepticisme saturé. Descartes sceptique, Rosset sceptique, quel type de scpetique Marion est-il?
Le scepticisme de Rosset se réclame d'un Montaigne avec des emprunts à Lucrèce ou à Nietzsche (en filigrane à Spinoza). Ce scepticisme-là déclare que la vérité existe et qu'on peut la connaître Elle serait juste inférieure au rien. Rosset est un sceptique nihiliste en ce sens qu'il subvertit le scepticisme classique comme celui de Montaigne. Et Marion? La vérité existe (Dieu) mais elle n'est pas connaissable par l'homme. La vérité est ce qu'il y a de plus haut, mais elle dépasse l'homme.
De ce point de vue, Marion est un sceptique dans la tradition de Pyrrhon. Son héritage cartésien l'incline de surcroît au scepticisme, à ceci près que Descartes choisit le doute pour établir plus certainement ses croyances nouvelles. Ce faisant, Descartes établit moins une métaphysique certaine, dans le prolongement de l'aristotélisme, qu'un curieux et savant mélange de nihilisme et d'ontologie, dans lequel le certain est le nihilisme (d'obédience mécaniste), quand le divin affirmé, voire prouvé (de manière ambiguë), correspond à l'intervention magique et irrationnelle qui viole les lois de la physique et qui montre que la raison humaine ne peut connaître la Raison divine.
Marion répète pourtant dans son interview à Philosophie magazine que le propre du christianisme est de croire que la rationalité humaine rejoint la rationalité divine. Mais Marion estime que la rationalité humaine ne peut comprendre la rationalité divine. L'englobé ne comprend pas l'englobant. Dieu est Raison, mais cette Raison est incompris de la raison faible et finie de l'homme. C'est-à-dire que Marion le sceptique chrétien établit une disjonction unilatérale entre la raison et la Raison, entre l'homme et Dieu.
Cette disjonction, unilatérale, même fidèle à Dieu, même fidèle au scepticisme, pose le problème du compromis avec le nihilisme : ce dualisme antagoniste entre réel et néant est le propre de l'affirmation nihiliste. Marion n'oppose certainement pas les deux éléments fondamentaux du réel et du néant, mais son Être existe d'autant plus qu'il n'est pas connaissable autrement que négativement et que cette négativité sceptique engendre la définition la plus saisissante de Dieu : l'impossible.
L'impossible selon Marion est l'expression rationnelle et négative de la foi, mais une foi qui exprime une curieuse conception du Rationnel (au sens divin). Le Rationnel par rapport au rationnel est disjoint au sens où le Rationnel serait l'arationnel. L'arationnel englobe le rationnel. Du coup le rationnel est rattaché à l'arationnel de manière définitivement négative. Cette négativité indépassable du rationnel fige la philosophie dans une négativité qui ne peut être dépassée que par la foi (positive en tant qu'elle est indicible).
C'est une position théologique plus que philosophique, qui exprime la supériorité de la foi sur la raison, mais le problème est que cette approche chrétienne de Dieu disjoint la raison et la Raison. Surtout elle établit une définition du réel (de Dieu) qui exprime la catégorie centrale du nihilisme : l'impossible. Marion a beau jeu de rappeler que Pascal était un sceptique, comme Descartes ou Montaigne. Mais si la philosophie s'arrête à des certitudes négatives, alors son exercice est à jamais fixé, donné, inchangeable.
C'est un problème chrétien. Car cette conception d'un savoir fixe est typique du nihilisme, pas du transcendantalisme monothéiste et chrétien dont se réclame Marion. Au contraire, l'idée de savoir en tant que connaissance figée n'est pas chrétienne. Le propre de l'homme est de progresser constamment, hors de l'idée de donné. C'est la plus sérieuse objection à adresser au scepticisme (figer la connaissance dans le négatif) et c'est en quoi il convient de rattacher Marin à la tradition du compromis dont il ne sort pas à la suite de Descartes.
Pour ce qui est de Pascal, penseur catholique, Pascal n'est pas un sceptique. Le croyant de la fin de vie juge que la philosophie n'est jamais que la propédeutique de la foi (que la foi intègre l'exercice de la pensée). Pour lui, la limite négative de la pensée rationnelle l'amène plutôt à conforter sa foi dans le christianisme. Parler de scepticisme pour Pascal est tendancieux.
Quant au scepticisme de Descartes, il renvoie au compromis entre nihilisme et transcendantalisme. C'est ce que Marion essaye de renouveler à son tour, de manière totalement répétitive par rapport à Descartes. A une époque d'immanentisme terminal ou l'immanentisme s'effondre, Marion le chrétien ne se rend pas compte qu'il ne parviendra pas à réconcilier le christianisme et l'immanentisme - ni à refonder le christianisme en lui injectant des parcelles d'immanentisme. Si le transcendantalisme est mort, sous les coups de buttoir de l'immanentisme, l'immanentisme est mort.
C'est ce que Nietzsche n'avait pas prévu : Dieu serait mort? Le désir de néant est mort. De Dieu, seule la représentation transcendantaliste, une certaine conception humaine, est morte. Dieu ne peut mourir. C'est assez étrange, comme délire, cet assassinat de Dieu partout célébré, sauf dans la cervelle échauffée de notre misanthrope Nietzsche, qui confond son désir avec le réel, qui prend son désir pour le réel (des vessies pour des lanternes). La mort de l'immanentisme devrait indiquer à Marion que la voie qu'il choisit le condamne à intégrer du nihilisme moribond dans du religieux transcendantaliste dépassé. On ne réveille pas un cadavre avec un cadavre.
Seule l'ontologie finie du nihilisme peut mourir. Quant au religieux qui exprime l'infini, il ne peut mourir. Il peut seulement changer de forme (de représentation). L'impossible dont se réclame Marion est un compromis entre l'impossible nihiliste (refus du principe de non contradiction) et la théologie négative (seul l'arationnel lève la contradiction, de manière incompréhensible). Le problème tient dans le glissement de sens que Marion opère entre théologie et philosophie. La théologie est le discours rationnel au service de Dieu, quand la philosophie est le discours rationnel qui s'appuie sur l'homme seul (dans tous les sens du terme).
La théologie négative est au service de Dieu. Marion transpose la théologie négative en philosophie négative, en incluant dans son mouvement Pascal, qui serait à rapprocher de la théologie négative (bien que Pascal soit un janséniste de l'affirmation davantage qu'un théologien négatif). La philosophie négative fonde l'idée que le processus de la raison est négatif en plus d'être sans rapport autre que d'inféodation avec la Raison.
Dans la connaissance classique, si la raison est imparfaite, l'homme présente la possibilité d'accroître sa connaissance. On peut parler d'un lien entre raison et Raison au sens où si la raison est imparfaite, la connaissance est possible. La possibilité de connaissance fonde la possibilité d'un progrès de la connaissance, qui ne soit pas seulement circonscrit à la démarche scientifique.
Marion rappelle que la science coupe le réel en objets non représentatifs du réel. Pour lui, la science positive incertaine est l'apanage des branches scientifiques, quand la science des sciences, la philosophie (l'ontologie), serait l'expression de la négativité. C'est oublier que la science des sciences n'est appelée telle que parce qu'elle participe de la démarche de l'incertitude positive - pas parce qu'elle aurait la même démarche appliquée à l'universel, et non plus au particulier.
Définir la philosophie comme science des sciences, c'est définir la démarche philosophique non pas comme négativité certaine, mais comme positivité incertaine. C'est une caractéristique peu remarquée de Marion et des sceptiques en général que la définition de la philosophie comme négativité engendre une certitude paradoxale, sur le mode du "je sais que je ne sais pas". C'est une lecture forcée de l'adage socratique, au sens où Socrate explique que toute connaissance rationnelle est vouée à l'incomplétude et à l'imperfection.
Le je ne sais pas renvoie à cette incomplétude. Quant au je sais positif, il indique que malgré cette incomplétude, l'homme peut progresser dans la connaissance - qu'il est capable d'un savoir positif, même imparfait et incomplet. La lecture de Marion vise en fait à biffer cette imperfection de la connaissance en décrétant qu'il est un moyen d'accéder à la certitude : le paradoxe de la négativité. Du coup, le scepticisme peut être défini comme un fanatisme à rebours. Le fanatisme édicte la certitude de la connaissance positive, quand le scepticisme édicte la certitude de la connaissance négative.
Si l'on peut comprendre que l'impossible soit chez les sceptiques croyants le moyen de définir négativement ce qui est supérieur au possible fini, cette définition négative libère le nihilisme contenu dans le négatif. Négatif est à entendre dans un sens synonyme de fini. L'impossible serait ce qui est infini par rapport au possible qui serait le fini. Problème : cette définition reprend la conception nihiliste de l'antagonisme entre réel et néant, sauf que le néant se trouve remplacé par Dieu. Pour amorcer une réconciliation englobante de type transcendantaliste, le métaphysicien adepte du compromis postule que le divin est de nature miraculeuse, avec une toute-puissance incompréhensible qui indique que le christianisme contient en son sein des éléments de dépassement du transcendantalisme, quand la forme la plus cohérente de monothéisme correspond sans doute à l'Islam.
Le scepticisme est un moyen de concilier nihilisme et transcendantalisme plus que de les dépasser. On demeure dans une interprétation finie selon laquelle l'homme n'a accès qu'au fini. Quant à l'infini, il n'existe qu'à l'état d'impossible miraculeux. L'attention que prête Marion à l'impossible en tant que figure de Dieu est instructive, car pour Marion comme pour les sceptiques de la tradition cartésienne, l'impossible est ce qui transcende le possible.
L'infini n'est pas rationalisable. La compréhension de l'arationnel pour Marion est de l'ordre de l'incompréhensible. Certes pour Marion l'arationnel n'est pas l'irrationnel, mais à quel prix? L'irrationnel est l'inverse du rationnel, soit ce qui est chaotique, alors que l'arationnel est ce qui englobe la raison, soit ce qui n'est pas chaotique, mais définitivement incompréhensible. Dans cette compréhension transcendantaliste/nihiliste, l'irrationnel n'existe pas vraiment, ou existe à l'état marginal; mais : l'arationnel n'est-il pas devenu irrationnel sous le coup d'un compromis qui intervient alors que l'on ne peut mener de compromis avec le nihilisme sans se trouver détruit par le spectre du néant positif?
Pis, Marion intervient avec sa science impressionnante (et faussée) alors que le transcendantalisme s'est effondré, sous les coups de buttoir de l'immanentisme, et que l'immanentisme s'effondre à son tour. Le compromis entre deux formes dépassées, en particulier une forme destructrice (l'immanentisme), est inutile autant que suicidaire. On ne fait pas de l'avenir avec de la réaction, fût-elle double. Faire ressurgir le passé en tant que forme linéaire est dépassé. Le passé sert à changer, au sens où l'avenir se sert du passé pour changer.
Dans cette configuration, l'effort de Marion pour concilier le christianisme et l'immanentisme traduit l'échec couru (cousu) d'avance d'un cartésien qui surgirait après la bataille (je n'ai rien contre les mercenaires, ni contre Descartes). L'impossible est défini comme ce qui ne peut être. L'impossible est typiquement la catégorie du nihilisme, qui prônant au final le néant encourage l'impossible. L'impossible détruit l'être et inféode tout type d'être au néant.
Mais l'impossible recoupe aussi la catégorie du miracle, car dans la concpetion cartésienne, Dieu existe d'autant plus qu'il est miraculeux, c'est-à-dire qu'il se soustrait aux lois du réel, qui sont considérées comme les lois de la physique définitivement définies. La physique désigne la conception d'un réel fini - surtout stagne, figé, fixe, immobile. Dans cette conception, effectivement, qui chez Descartes prend l'aspect du mécanisme quasi radical, Dieu est impossible (et miraculeux) en ce qu'il ne peut être selon les lois de la physique. S'Il est, c'est de manière miraculeuse. L'arationnel prend la forme du miracle, de l'inexplicable, de l'incompréhensible.
L'impossible réfute la catégorie de l'être sans en proposer de substitut. Sans être, il n'est que du non-être. Le non-être prend une forme explicite chez un Gorgias; il prend une forme implicite chez un Descartes. Le scepticisme n'est pas une trouvaille au sens où l'on trouve quelque chose. C'est un moyen de légitimer, voire d'escamoter le nihilisme en le faisant passer sous l'explication (inexplicable) du négatif (on ne trouve rien). L'impossible devient la catégorie de l'arationnel. Malheureusement, cette tentative de faire entrer le loup dans la bergerie (le nihilisme dans le quelque chose) ne contribue nullement à apaiser les choses.
Il serait temps de définir (à l'aune de la définition de Leibniz) l'arationnel, le rationnel et l'irrationnel. Si l'on se souvient qu'il n'est pas de rien, qu'il n'est que du quelque chose, sans quoi l'homme se promet au néant qu'il introduit par faiblesse (vrai visage de ce consensus mou sceptique), il convient de rattacher l'impossible à l'irrationnel. Mais l'irrationnel n'est irrationnel que positivement. L'irrationnel comme l'illusion sont des concepts qui n'existent pas positivement au sens où le néant n'existe pas positivement.
La négativité exprime seulement le fait qu'une idée est mal posée. C'est le cas de l'impossible et de la démarche du scepticisme. Ce que cette idée de scepticisme (et d'impossible) signifie, c'est que la notion d'arationnel transcendant ou englobant est fausse. Du coup, Marion et les cartésiens essayent de concilier ce qui est mal posé (le transcendantalisme) avec ce qui ressort, la question nihiliste originale (que l'on pourrait rapprocher du péché originel). Le nihilisme aurait disparu si le transcendantalisme était parvenu à éradiquer la question qu'il pose. Cette question étant : que fait-on du néant?
Le transcendantalisme évacue le néant sans le reconnaître. Du coup, le néant ressurgit à mesure que le transcendantalisme s'essouffle et s'effondre. L'irrationnel n'existe pas en tant qu'irrationnel, mais surgit chaque fois que le rationnel est mal posé. L'arationnel n'existe pas en tant qu'impossible, mais en tant que possible. L'arationnel était ce qui englobe aux yeux du transcendantaliste. Les sceptiques comme Marion essayent de concilier l'impossible nihiliste avec l'arationnel transcendantaliste.
Mais l'arationnel désigne la différence entre la représentation rationnelle finie et imparfaite de la partie et la représentation rationnelle infinie et parfaite du tout. Dans l'inconnu, le rationnel est confronté à l'inconnu rationnel d'éléments finis comme lui dont il ignore l'existence et le fonctionnement, mais dont il peut acquérir la connaissance du fait du caractère identique de leur finitude. Cet inconnu connote aussi l'arationnel qui ne peut être jamais tout à fait connu en tant que l'infini ne peut être connu tout à fait du fini.
L'irrationnel désigne la croyance en l'incapacité de la raison à comprendre quoi que ce soit de l'inconnu. L'irrationnel est l'antonyme du rationnel en ce qu'il existerait à côté d'un réel rationnellement connaissable un réel rationnellement inconnaissable. Cette conception rejoint la doctrine nihiliste, selon laquelle le néant est l'antagoniste absolu du réel. Ce n'est pas la même chose de décider que l'arationnel ne peut être jamais compris ou qu'il ne peut jamais être tout à fait compris.
L'irrationnel n'existe que dans cette idée de l'existence de l'incompréhensible radical. Il est impossible de comprendre dans l'hypothèse de l'incompréhensible radical. Est irrationnel non ce est inconnu, mais ce qui est inconnaissable. Ce qui n'est pas connu et qui est fini est rationnel et rationalisable. Ce qui n'est pas connu et qui est infini n'est pas rationnel, mais est rationalisable. Ce constat implique l'idée que l'arationnel est rationalisable en partie, mais rationalisable.
La rationabilisation de l'arationnel est toujours soumise à l'imperfection constitutive de la rationalité. Ce n'est pas la même chose que de considérer que l'arationnel n'est pas rationalisable du tout (est irrationnel) ou que l'arationnel n'est jamais totalement rationalisable, bien que rationalisable en partie (imparfaitement). Le caractère rationnel de l'arationnel est imparfait mais existe. Le caractère irrationnel indique que tout effort de rationalisation est impossible.
C'est pourtant ce choix que le sceptique Marion élabore dans le droit fil du scepticisme antique (l'arationnel est évacué) et de la forme moderne de type cartésien (un scepticisme qui aboutit à l'amalgame de l'irrationnel et de l'arationnel). Marion franchit un pas par rapport à Descartes en explicitant le rapport d'impossible. Mais si l'on en revient à cette idée que l'arationnel est rationalisable en partie, le caractère infini de l'arationnel indique que cette rationalisation ne sera jamais complète tout autant qu'elle sera toujours en progrès.
Le progrès de la rationalisation de l'infini est indéfini. Dans cette perspective, la dynamique indique le caractère indéfini du progrès fini face à l'infini. Le changement est indéfini puisque l'infini n'est pas limitable. L'idée selon laquelle il n'est de connaissance globale que négative, telle que le scepticisme la développe, telle qu'elle apparaît chez Marion, est fausse. Marion, qui est un brillant commentateur, mais pas un penseur, reprend une idée fausse en se révélant aveuglé par le prestige de ceux qui se trompent (en particulier de Descartes).
Il convient de distinguer entre l'incertitude positive et la certitude négative. Selon un sceptique, l'incertitude positive étant impossible, seule la certitude négative est possible. Cette possibilité incomplète et imparfaite ouvre le champ soit pour que l'incomplétude finie soit complétée par du néant (hypothèse nihiliste); soit que l'incomplétude finie soit complétée par du miraculeux (hypothèse cartésienne, que prolonge Marion).
Mais l'incertitude positive rend impossible au sens nihiliste d'un faux fuyant la certitude négative. Dans cette configuration, il convient d'affirmer haut et fort que l'incertitude positive n'est pas dévolue seulement (et arbitrairement) aux sciences du fait de la réduction épistémologique qu'elles induisent; mais que les sciences sont des incertitudes positives partielles au sens où tout type de connaissance est incertitude positive.
Les sciences sont des incertitudes positives partielles de la connaissance en général, qui se définit comme indéfinie incertitude positive. La connaissance est une incertitude positive perpétuelle et indéfiniment changeante. Cette définition caractérise l'ontologie en premier lieu. C'est la raison pour laquelle on nomme l'ontologie la science des sciences. Non qu'elle soit une science rigoureuse au sens où la science désigne une démarche d'objectivation et de réduction du réel à un objet d'étude. Mais que l'objectivation ne soit possible que dans une réduction, alors que le réel n'est pas réductible au fini (il est infini).
Dans cette optique, il est urgent de réhabiliter l'incertitude positive contre la certitude négative. La certitude négative tend vers le nihilisme. Pour preuve, dans la logique de Marion, elle aboutit à faire de Dieu une intervention miraculeuse. Dans le nihilisme, le rationnel est limité par l'irrationnel, et même le rationnel est dominé par l'irrationnel (selon les arguties de Gorgias). Dans un monde où la connaissance est possible, il n'est pas possible d'opposer l'irrationnel miraculeux de Dieu au rationnel sensible. Le réel au néant. L'incertitude positive signifie en premier lieu que la connaissance rationnelle finie est possible.
C'est la possibilité de connaissance que le scepticisme détruit sous prétexte d'apporter une certaine dose de certitude (frelatée). La certitude négative contre l'incertitude positive. Sous prétexte qu'il n'y a pas de certitude positive, mieux vaudrait conserver la certitude même négative que de recourir à l'incertitude même positive. En réalité, l'immanentisme a pu détruire le transcendantalisme parce que le transcendantalisme a montré que son incertitude positive devenait de plus en plus incertitude et de moins en moins positive. Face à l'arnaque théorique immanentiste, la seule connaissance rationnelle renvoie à l'incertitude positive.
Dans une représentation du réel, la démarche de connaissance qui n'est pas adossée à une représentation du réel de type religieux est vouée à la disparition de type nihiliste. Face à l'extension démesurée du fini (l'espace qui ne se réduit ni au bassin méditerranéen, ni à la Terre, mais à des univers de plus en plus gigantesques), le schéma théorique religieux classique (de nature ontologique) a volé en éclat. L'hypothèse transcendantaliste n'est plus viable, car l'Être de Dieu est introuvable.
Il convient d'intégrer le néant comme quelque chose qui complète le fini incomplet. Dans ce schéma, l'enversion néanthéiste remplace l'englobement transcendantaliste. La connaissance dans le schéma néanthéiste implique moins la conquête finie (de type scientifique) que la redéfinition de l'infini. L'immanentisme a permis de faire progresser le domaine du fini à un point tel qu'il a révolutionné la science tout en faisant exploser le schéma transcendantaliste. Pour que la connaissance finie puisse continuer à poursuivre sa croissance, il convient de redéfinir l'infini. Selon le néanthéisme, l'infini signifie le néant néanthéiste, soit le quelque chose enversé.
Dans ce schéma, la connaissance incertaine redevient envisageable et la connaissance certaine est une aberration. Pour poursuivre sa croissance historique, l'homme doit se rendre dans l'espace. Cette croissance physique ira de pair avec une mutation religieuse. Il n'est pas possible d'opérer cette mutation en recourant à des alliances entre modèles sclérosées, comme le fait Marion entre son scepticisme néo-cartésien et le christianisme. Ce n'est pas en pactisant avec le diable que l'on renouvelle le divin. Ce n'est pas en pactisant avec le nihilisme (sous sa mouture immanentiste) que l'on renouvelle le religieux.
Renouveler Dieu : faire de Dieu non pas le modèle de complétude impossible, mais le modèle d'incomplétude possible.

mercredi 19 mai 2010

Le chaos et la création

Dans un article paru sur la crise européenne, intitulé Euro, l'hypothèse du pire, le journaliste Vernochet part d'un constat assez contestable, assez contradictoire, comme la contradiction quasi ontologique qu'il subsume dans la logique des marchés : "La crise budgétaire grecque, devenue crise de l’euro, n’est pas la conséquence fatale d’une autorégulation des marchés, mais d’une attaque délibérée." Ce que Vernochet n'explicite pas assez, derrière la pertinence de son explication par le chaos constructeur, c'est que l'attaque délibérée, la déstabilisation de la zone euro par l'intermédiaire de la Grèce, ne se fait pas alors que le système pourrait fonctionner sans heurt, mais parce que l'effondrement inévitable de l'équilibre systémique (et monétaire) entraîne une déstabilisation interne.
La déstabilisation n'est pas systémique. Elle est engendrée par l'effondrement systémique qui n'est pas délibéré - lui. Il serait bon que Vernochet rappelle cette évidence : le volontaire malfaisant (la déstabilisation délibérée) n'est pas un plan libre et général, mais une nécessité interne qui subsume et met en évidence que la stratégie des marchés est démente et qu'elle entraîne le chaos. La déstabilisation concertée n'est que la métonymie volontaire d'une stratégie générale incohérente et involontaire.
C'est par désespoir et le couteau sous la gorge que les anonymes marchés (dont l'identité tourne autour des financiers principaux de la City de Londres et d'un système de spéculation financière qui suit des programmes sans en comprendre les enjeux généraux) se trouvent contraints d'organiser des déstabilisations et des destructions qui leur permettent de suivre le processus de destruction systémique qu'ils ont provoquée mais qu'ils ne maîtrisent nullement. Sans cette précision, l'explication de Vernochet peut laisser penser qu'il accorde au pouvoir financier une toute-puissance malfaisante qui est aussi dérisoire que dangereuse : personne ne maîtrise l'effondrement du système et la seule conclusion à tirer de cet effondrement, c'est qu'il est incontrôlable.
Est-ce la raison pour laquelle, par réalisme ou cynisme, Vernochet finit par valider théoriquement ce qu'il désapprouve moralement?
Désolé, monsieur Vernochet, mais - le seul moyen de retrouver le contrôle, soit le pouvoir, est de changer de système au plus vite. Changement économique évident, avec des réformes monétaires urgentes, mais changement politique (fin du libéralisme et des idéologies) et culturel (fin de l'immanentisme et avènement d'une nouvelle forme religieuse, le néanthéisme). Dans ce chambardement, on vérifie que les crises sont des moments assez motivants au sens où ils impulsent et exhibent la dynamique qui permet à l'homme de ne pas disparaître. Loin d'être des destructions pures, les crises sont des destructions augurant de constructions enthousiasmantes.
Alors que l'enthousiasme face à la destruction pure révèle une mentalité perverse et malsaine, l'enthousiasme face à la crise annonce le contraire : une mentalité créatrice et innovante est à l'œuvre. Vernochet ne sent pas du tout cette mentalité. Au contraire, il est envahi par le pessimisme qui se traduit par sa conclusion en forme d'impasse obligatoire et incontournable : "Les financiers y laisseront peut-être également des plumes si la Communauté internationale s’entend pour brider leurs appétits en réglementant les marchés, il n’en reste pas moins que les promoteurs du chaos constructeur auront partie gagnée en créant les conditions de nouveaux embrasements."
Mais encore : "Car le « pire », souvent évoqué en France par des hommes d’influence tels Bernard Kouchner et Jacques Attali, est ce qu’il y de moins improbable lorsque les gouvernements, le dos au mur, se voient réduits à la fuite en avant." Le summum de cette mentalité est atteinte quand Vernochet croit bon de citer à sa rescousse l'opinion du fabuliste classique La Fontaine : "Il suffit de relire le fabuliste Jean de La Fontaine pour savoir que la rhétorique du loup l’emporte toujours sur celle de l’agneau !"
C'est historiquement faux, monsieur Vernochet. Si ce que vous dites est vrai, alors n'écrivez pas dans le Réseau Voltaire puisque Meyssan est un individu qui a été persécuté (et qui l'est toujours) par plus fort que lui (les cercles atlantistes autour du Pentagone notamment). Oubliez la crucifixion du Christ et l'essor du christianisme qui en agneau sacrificiel aura vaincu sans coup férir le loup romain. Vous avez la preuve que l'impérialisme des loups perd toujours contre les principes des agneaux, parce que les principes qui régissent le réel ne sont pas mus par le droit du plus fort.
Sur quel plan vous placez-vous? Si c'est à court terme, vous avez raison, le plus fort l'emporte toujours. Si c'est terme, vous avez immanquablement tort : le plus fort est le plus fou. Mais les stratégies du court terme traduisent la pure déréliction. Le court terme, c'est la négation du réel. Le cour terme, c'est la défaite assurée. Signe qui ne trompe pas, le court terme est aussi la stratégie grotesque et significative qui s'est emparée des pseudo-stratèges des milieux financiers qui dominent le monde (pour encore peu de temps). Et vous, monsieur Vernochet, quel jeu jouez-vous en distillant votre pessimisme? Vous nous dites : c'est dégueulasse ce qui se produit, les stratégies employées comme la destruction, mais l'on ne peut rien y faire. Je reconnais que c'est immoral, mais c'est la loi du plus fort qui l'emporte, alors...
Dans ce cas, monsieur Vernochet, vous vous faites l'avocat au surplus moraliste de l'immoralité que vous justifiez par la nécessité incontournable. Ce que vous dites n'est pas seulement immoral (le plus méchant l'emporte); c'est aussi parfaitement faux : le réel n'est pas régi par la loi du plus fort. Revenons justement au détour théorique assez rapide que vous effectuez en convoquant pour les besoins de votre propos des théoriciens aussi mineurs que compliqués (ratiocineurs) : "Attendons-nous, dans le contexte actuel d’extrême fragilité de l’économie mondiale, à une sortie de crise par la douloureuse porte du chaos constructeur."
Déjà, "extrême fragilité" est une expression qui frise l'euphémisme, pour demeurer poli. On a l'impression d'assister à l'agonie d'un roi ou d'un personnage prestigieux, dont on n'ose annoncer la mort imminente et inéluctable que par des périphrases vagues, voire atténuantes, qui tendrait à dénier la réalité au motif qu'elle est trop dure à supporter. Quant à la solution évoquée, elle est d'un pessimisme radical : le monde va sortir de la crise dans laquelle il est plongé (bonne nouvelle), par une seule issue (douloureuse porte), qui est la plus terrible et la plus effrayante.
Tout est faux dans ce diagnostic : en particulier, le caractère nécessaire de la solution unique (et mauvaise). La destruction peut constituer un recours, mais c'est un pis-aller, qui plus est valable seulement sur du très court terme. Ce n'est pas en ayant détruit l'Irak que les Américains vont instaurer un chaos constructeur, soit de la construction à partir du chaos. Idem avec les Israéliens qui en détruisant les territoires dits occupés, loin de construire quoi que ce soit, ne font qu'aviver une haine qui à terme s'avérera de moins en moins contrôlable.
Le recours au chaos constructeur est une croyance typiquement nihiliste dans le sens où le chaos profiterait à ceux qui l'emploient. L'inverse est vrai : la construction découle de la création, qui ne découle jamais de la destruction en tant que telle. La destruction est souvent un moyen, jamais une fin. La destruction peut s'opérer à partir de la construction, jamais l'inverse.
Tel est l'oxymore typique du nihilisme, dont le caractère contradictoire est indépassable. Dans le nihilisme, on ne se sort pas de la contradiction, et pourtant on la conseille. Le plus terrible est que Vernochet s'en montre le partisan en désaccord, sur un mode passablement pervers, consistant à dissocier sa position d'observateur de la scène tout en appuyant les décisions immorales des décideurs de cette scène (ceux qui recourent au chaos constructeur).
Quand on accrédite l'unicité nécessaire dans le déroulement du réel, on ne peut que souscrire à sa dureté, car l'unicité nécessaire est l'expression d'une ruse qui consiste à rendre une alternative (parmi tant d'autres) nécessaire pour mieux la rendre indiscutable. Que par la suite on commente cette nécessaire solution comme bonne ou mauvaise importe peu. En l'occurrence, Vernochet se désolidarise de la solution qu'il juge pourtant une, nécessaire et inéluctable. Sa propre position n'apparaît guère cohérente, d'autant qu'en accréditant la seule solution avec laquelle il est en désaccord (au motif qu'elle est inévitable), il fait montre d'une conception nihiliste (paradoxale) du nihilisme qu'il condamne.
Mais comment est-on parvenu à cette perversité pessimiste qui consiste à expliquer que le cours du réel est mauvais, mais qu'il est dans le même temps nécessaire? Revenons à la présentation théorique de ces multiples théories du chaos qui interconnecteraient le monde scientifique et le monde économique. Bien entendu, ce sont les mathématiques les plus prestigieuses qui sont convoquées, de telle sorte que submergé par l'autorité intellectuelle des mentors, le lecteur n'ose protester. N'y comprenant goutte, il se tait. Mais qu'est-ce que la philosophie de la théorie du chaos? C'est l'idée que in fine l'irrationalisme est la force/pulsion qui gouverne le réel. Partant, le rationnel.
Retrouver Friedrich Hayek en théoricien scientifique du néo-libéralisme et l'usage allégorique des sciences dures pour étayer la science économique est une mixture qui se révèle fort à la mode actuellement, où pour sauver le monétarisme on essaye de le mélanger et de le revivifier avec de la neurologie ou d'autres disciplines du même acabit. Verdict : il n'est pas possible de bâtir du scientifique sur de l'irrationnel.
Les nihilistes sont d'excellents scientifiques à condition qu'ils limitent leurs découvertes à un donné. Les nihilistes dégagent ainsi un savoir scientifique qui peut être remarquable, comme c'est le cas d'Aristote, mais un savoir donné dépassé et dépassable. Les nihilistes bloquent le principe de la découverte scientifique qui constitue - le principe supérieur de la science. La sclérose aristotélicienne figea la possibilité de découverte scientifique jusqu'au Moyen-Age à cause d'une autorité délirante. Le propre de l'irrationnel est de s'appuyer sur un rationalisme aussi impressionnant que sclérosé.
L'irrationnel considère que le rationnel est compris dans son sein. Il est des multitudes de donnés rationnels, mais ces donnés sont mus par l'irrationnel. Dans une formulation aristotélicienne, l'irrationnel correspond au non-dit, au dénié, à l'occulté. A partir du moment où comme Aristote l'on postule que le réel est fini, l'irrationnel correspond à ce qui excède le fini. Plus l'irrationnel se fait explicite, plus il s'appuie sur le rationnel. Le principe de l'irrationnel n'est pas tant de nier le rationnel que de l'englober.
Pour un immanentiste comme Rosset, le hasard est le principe qui régit l'univers. Dans cette conception, les cas d'ordre procèdent du hasard. Loin de nier le hasard ou le désordre, l'ordre est un cas d'ordonnation hasardeux. L'ordre se fabrique à partir de l'inexplicable désordre. Le nihilisme butte sur l'inexplicable de son irrationnel - partant du rationnel.
Cet irrationnel est à inclure dans la doctrine explicitée ici (car jamais explicite) du nihilisme selon laquelle c'est un dualisme antagoniste qui est au fondement du réel. Dans cette mentalité, le néant prend la place de l'infini et s'il n'englobe pas le réel, il lui est supérieur. Le réel existe toujours à l'état de fini indéfini (c'est son côté tragique). Il est ainsi mû par le désordre, le chaos, l'irrationnel, le hasard. Toute théorie qui se réclame de l'irrationnel est fausse car le principe d'une théorie est précisément de se fonder sur du rationnel.
L'irrationnel fondamental n'étant pas rationalisable (sauf dans la cervelle des économistes actuels qui jouent leur va-tout et préfèrent débiter des énormités que de disparaître de suite), l'irrationalisation d'un rationnel tenu pour relatif (ainsi que le considère un Aristote) conduit toute théorie dans l'impasse selon laquelle le néant nihiliste est reconnu alors qu'il est impossible. Ce n'est pas d'essayer de rationaliser l'irrationnel qui est aberrant, soit d'essayer de poser le néant en termes d'existence, mais d'essayer de rationaliser l'irrationnel en tenant l'irrationnel, non pour l'inconnu rationalisable, mais le principe supérieur de l'univers, celui qui existe en tant qu'il n'existe pas et qui est existant entant qu'il est indicible.
Parler de chaos constructeur comme le fait Vernochet, c'est valider la pire erreur ontologique qui se dissémine à la manière d'un cancer malin (diabolique) dans différentes disciplines scientifiques qui n'envisagent du réel que certains aspects objectivés et limités. Par la suite, les spécialistes brillants de ces disciplines ne se rendent pas compte qu'ils abordent un problème en le faussant car on ne peut comprendre l'erreur nihiliste dans toute son étendue et son impertinence qu'en considérant le problème du réel dans son intégralité.
Dès qu'on morcèle le réel, on est certain de valider certaines erreurs, à moins de suivre une méthode épistémologique qui écarte l'irrationnel en tant que valeur supérieure et fondamentale. Le savoir dont se prévaut un Vernochet est emblématique de la mentalité de l'époque, notamment dans certains pans de la science, des mathématiques ou des sciences humaines, mais on voit vers quelles impasses pratiques mène le nihilisme : l'effondrement systémique tous azimuts.
Pourtant ce n'est qu'en démystifiant l'escroquerie théorique du nihilisme que l'on peut espérer éradiquer (provisoirement) les applications catastrophiques du nihilisme. Comment peut-on croire en un chaos constructeur? Faut-il être séduit et fasciné par le plus fort pour valider pareilles absurdités! Dans cette mentalité le réel (qui est le sensible) se révèle aussi indéfini (quoique fini) que violent. La violence est une arme pour régénérer le réel à notre avantage. Tel est le chaos constructeur. La question n'est pas de savoir si le chaos constructeur est bon ou mauvais. La question est : cette appellation est fausse - bonne ou mauvaise. Tant que le nihilisme n'aura pas dépassé le principe de contradiction, l'oxymore sera faux.
Au lieu d'examiner frontalement, dans la réduction ontologique, l'erreur dont se prévaut en l'adoubant et la désapprouvant Vernochet, il convient de rappeler que le néant pur, positif, n'existe pas. Dès lors, le chaos constructeur n'existe pas. Le chaos est in fine destructeur. Tout ce qui est constructeur ne saurait procéder de ce qui n'existe pas. Désolé pour Rosset qui comprend mal, mais Parménide a raison : ce qui n'existe pas n'existe pas. Sauf que seul ce qui existe existe. Comme le chaos constructeur n'existe pas, nous allons rappeler à Vernochet que la figure stylistique de l'oxymore permet de donner un effet en prenant à rebrousse-poil la vérité.
Prendre au mot l'oxymore, c'est se condamner à l'erreur. C'est valider le principe de contradiction nihiliste, selon lequel le principe de non contradiction est surmonté à partir du moment où les deux principes (contradiction et non contradiction) sont valables. En réalité, le seul chaos qui existe, c'est la destruction. On pourrait non sans redondance parler de chaos destructeur. Le chas détruit un certain ordre pour le remplacer par un autre ordre. Raison pour laquelle la théorie du chaos constructeur (qui est un autre terme pour évoquer l'ordo ab chao ou le diviser pour régner) signale que la démarche nihiliste mène vers le néant, ainsi que son étymologie le signale dès le départ.
Les partisans du chaos constructeur usent du chaos comme d'un moyen pour se régénérer, comme les vampires avec le sang de leur victime. A la fin les vampires meurent, comme les nihilistes qui à force de détruire ont fini par croire qu'ils pouvaient construire en détruisant. On ne peut que détruire en détruisant, soit accélérer sa disparition. Plus on possède de pouvoir à intérieur de la destruction, plus la destruction est proche. Raison pour laquelle l'aveuglement est d'autant plus fort que les dominants d'un système sur le point de chanceler sont aveuglés par le pouvoir qu'ils détiennent.
Peut-être ce pouvoir est-il impressionnant dans une perspective interne; mais dès qu'on a le courage de sortir du système, on se rend compte que le système en question est condamné et que le dominateur est un faible qui domine outrageusement un cadavre. Que dirait-on si l'on nous présentait peu de temps avant son naufrage le capitaine du Titanic comme l'expression de la toute-puissance paroxystique? Vernochet nuancerait à peine : selon sa vision, le capitaine du Titanic serait un mauvais tout-puissant - tout-puissant quand même.
Quand on valide ce genre de principe faux et fou, comme le chaos constructeur, on est un impérialiste ou un zélateur de l'impérialisme. A la limite, Vernochet est un impérialiste qui renforce l'impérialisme en s'en désolant. Fait-il semblant ou est-il sincère? C'est son problème, pas le nôtre. Notre problème, c'est comment changer de système sans détruire l'homme. A cette question, c'est par la création. En créant de nouveaux principes. En créant de nouvelles théories. En reconnaissant le néant pour l'intégrer au réel. De cette sorte, il y aura vraiment un néant constructeur. Mais ce ne sera plus du chaos. Mille mercis, monsieur Vernochet. Votre erreur qui semblait n'être qu'errance annonce déjà l'espérance.

mardi 18 mai 2010

Le philosophe et le mathématicien

Signe de notre époque - et de sa dégénérescence, ce sont des magazines non philosophiques qui distillent les informations les plus intéressantes sur la philosophie (quelques bribes de pensée dans un océan de formatage académique). Au départ, Tangente entend promouvoir la vulgarisation des mathématiques - dans ce cas, étudier le lien entre philosophie et mathématiques. Mieux vaut penser à partir de recherches mathématiques qui emmènent vers la pensée (parcours classiques de Pythagore ou de Platon) qu'en se cantonnant à la sclérose plus normalienne que normalisée, tout à fait académique en tout cas, de l'histoire de la philosophie. Prenez Philosophie magazine : à force d'enquiller les numéros de questions people, la médiocrité se traduit par l'absence de pensée.
On remplace la pensée par l'histoire de la philosophie. C'est plus sûr, de convier des spécialistes et des experts dont le principal mérite est d'être des érudits, des scoliastes, des ultra-diplômés. Au final, si on apprend beaucoup sur les modes en fonction des thèmes balayés, jamais l'on ne commence à penser. Penser n'est pas savoir. Un bon penseur n'est pas un érudit. On dépense au lieu de penser?
Revenons à un article du mathématicien Colonna, spécialiste des fractales. Si l'on pourrait reprocher à Colonna de s'arrêter quand les questions commencent (dérangent), ce qui n'est jamais bon signe pour l'exercice de la pensée, philosophique ou non, Colonna a la mérite de faire ressurgir la grande opposition entre le transcendantalisme et le nihilisme. Selon les commentateurs plus vénérés que vénérables de l'histoire de la philosophie, cette question ne saurait être débattue à partir du moment où elle est polémique - et où elle n'intéresse pas les studieux travaux de ceux qui demeurent toujours à l'écart de la critique, par souci d'objectivité et par une remarquable démarche qui les fait considérer l'histoire de la philosophie, souvent d'un philosophe, de l'intérieur inexpugnable de cette philosophie singulière.
Comment critiquer le tout quand on commente depuis l'intérieur de ce tout, en partie écrasée par le savoir écrasant? Comment ne pas déformer le caractère dynamique d'une pensée sous l'étiquette roborative du savoir quand on postule que le penseur commenté est inattaquable et que sa pensée mérite juste d'être commentée, répétée, explicitée? L'exercice du commentaire philosophique s'apparente à de la propagande travestie en objectivité. Il est vrai que la répétition suppose la validation de ce qui est répété. Dès lors, comment ne pas voir que l'historien/commentateur de philosophie est un anti-philosophe, soit un savant qui ne pense pas et qui utilise la pensée à des fins de savoir mimétique et sclérosé (sclérosant aussi pour ses lecteurs). Pour un spécialiste d'Aristote, expert désigné en académisme, la philosophie d'Aristote se situe hors des questionnements, dans le droit fil de la pure répétition interne.
Pourtant, loin de cette répétition antipolémique et mièvre (roborative), un célèbre tableau de Raphaël traduit l'opposition métonymique entre Platon et Aristote. Platon est le représentant des transcendantalistes quand Aristote est un nihiliste modéré, spécialiste du compromis (je suis métaphysicien, mais pas platonicien), dont la valeur morale cardinale est la prudence. Aristote a compris que le nihilisme ne fonctionnerait jamais en cherchant à gagner contre le transcendantalisme. Le nihilisme ne peut s'épanouir qu'en faisant mine de tolérer le transcendantalisme. C'est un coucou, qui vit en parasite (de nos jours, les financiers sont des pirates de paradis fiscaux). Aristote biaise en faisant mine de trouver un compromis entre ce qu'au Moyen-Age on appellera la querelle opposant les réalistes (partisans du transcendantalisme) et les nominalistes (thuriféraires du nihilisme).
C'est ce que le chercheur Colonna explique dans son article La nature profonde des mathématiques (numéro HS 38 de décembre 2009) : "Deux réponses apparemment inconciliables peuvent être formulées : soit elles ne sont que le fruit de notre esprit (Aristote), soit elles existent indépendamment de nous (Platon)." Une petite critique à l'égard des chercheurs de notre temps : s'ils se révèlent plus intéressants pour la pensée que les historiens sclérosés de la philosophie, ils n'en demeurent pas moins souvent des experts et des historiens qui répètent à l'intérieur de leur monde sclérosé.
Est-ce la raison pour laquelle nos chercheurs en mathématiques ne parviennent pas à trancher la querelle entre Aristote et Platon et proposent des solutions qui sont un compromis théorique entre les deux positions envisagées comme historiques et indépassables? Plus chercheurs-mathématiciens qu'historiens de la philosophie, Colonna comme ses collègues du numéro brillent par les questions passionnantes qu'ils posent - et les réponses stéréotypées qu'ils proposent. Ainsi de ce multivers qui ne résout rien des questions cruciales et qui permet un habile compromis (à la Aristote) entre les différentes positions envisagées par Colonna.
Colonna lui-même avoue dans une note qu'il "oscille périodiquement" entre ces différentes positions, regroupées autour de la querelle entre Platon et Aristote. Et Colonna de poser la question qui révèle le problème à côté duquel il passe du fait qu'il n'est pas créateur : "Le mathématicien est-il un créateur (c'est-à-dire celui qui tire du néant) ou bien un explorateur?" Il est plus enrichissant d'étudier les non-dits d'un texte qui passe à côté de la création comme c'est le cas ici.
Il ne s'agit pas d'erreur. Il ne s'agit pas d'une carence en savoir. Il s'agit d'un problème simple : ne pas aborder le problème. Se réfugier dans le savoir pour fuir la création. Le savoir : ce qui est donné dans l'ordre de notre monde, avec le recours à l'histoire. La création : précisément ce qui échappe au savoir, au donné. Sans création, pas de réel. La création pose le vrai problème de notre temps, le problème majeur qu'avec une érudition impeccable et une rigueur sans faille Colonna n'envisage même pas : le néant.
Signe que pour créer, il ne suffit pas de savoir, quelle que soit l'étendue de ce savoir. La création diffère de la répétition en ce que si l'académisme est souvent une propédeutique, la création implique le recours à une démarche qui diffère de la répétition. La répétition ne permet que d'aboutir au savoir. L'excellence de la répétition engendre l'excellence académique, pas la création. Dans le système aristotélicien, la création est incompréhensible ou se résume à ce que Colonna appelle justement de l'exploration.
De l'agrégation entre des éléments de savoir donnés. Raison pour laquelle le concours de l'agrégation définit dès son étymologie (transparente) ce que constitue l'excellence académique. Au final, un académicien est excellent dans le sens fini et se révèle le plus souvent piètre créateur. Pour créer, il convient de dissocier le processus de création du processus de répétition. Justement, le problème central qui distingue création de répétition tourne autour de l'épineux néant.
C'est ce que note Colonna en donnant le sens étymologique de créateur : qui tire quelque chose de rien (du néant). L'expression ex nihilo qui est souvent accolée à la création (créer à partir de rien). Le philosophe Lucrèce, disciple d'Épicure et des atomistes, le remarque : "Ex nihilo nihil, in nihilum posse reverti" (Rien ne vient de rien, ni retourne à rien). La citation accordée à un disciple des atomistes indiquerait que cette conception serait l'apanage exclusif du parti nihiliste (et encore, de son versant le plus radical). Il est vrai que le transcendantalisme a rejeté le néant et l'a remplacé par l'Être.
Pour contrer le nihilisme, qui professe que le néant existe, le transcendantalisme a opposé l'Être, qui considère que le néant n'existe pas. Dans le transcendantalisme, le néant est à la rigueur l'exception qui confirme la règle. Il convient de nuancer en comprenant que les nihilistes authentiques biaisent avec le nihilisme explicite et qu'ils proposent un compromis entre le nihilisme d'un Gorgias et le transcendantalisme d'un Platon. C'est ce que font Aristote, Descartes, Kant ou Hegel : à l'image de Descartes, ils proposent un univers mécaniste et un deux ex machina miraculeux et inexplicable.
Les immanentistes à la suite de Spinoza tirent (indirectement) leur doctrine moniste de l'atomisme en lui conférant une tournure humaine : le monisme découle non plus de l'atome, mais du désir. Toute doctrine de la complétude débouche sur le nihilisme en dégageant par cette opération de réduction (toute complétude est réduction à un objet fini) le néant dénié. Spinoza dénie le néant derrière l'incréation. Sa substance une n'est une que dans l'ontologie d'un dualisme antagoniste où le réel moniste côtoie le néant dénié et pur.
L'immanentisme est radicalisation du nihilisme classique (autour du désir complet), à ceci près que la finitude nihiliste du réel (système aristotélicien) dégage de facto le néant. Un Lucrèce qui professe que rien ne vient de rien pourrait paraître réfuter le nihilisme. C'est un nihiliste exacerbé. Comme tout nihiliste qui se respecte, il ne reconnaît pas le néant explicitement, malgré son point de vue radical. Depuis Gorgias, les nihilistes ont compris qu'ils ne pouvaient pas l'emporter sur le terrain de la raison face au transcendantalisme. Gorgias a perdu face à Platon - et avec lui la tradition atomiste dont provient Lucrèce et qui à l'époque de Platon est incarnée par l'érudit (encore un) Démocrite.
Que veulent dire les nihilistes (par le truchement du courant atomiste représenté par Lucrèce) quand ils évoquent le rien? Sont-ils les seuls à reconnaître l'existence du néant? En fait ce que les nihilistes nomment le rien, les transcendantalistes le nomment l'Être. Quand un Nietzsche ose définir le platonisme comme le dualisme entre le sensible présent et l'Être ailleurs, sa mauvaise foi n'est pas tant dans la déformation grotesque de la doctrine transcendantaliste (qui professe que l'Être englobe le sensible) - que la partialité avec laquelle Nietzsche accuse le transcendantalisme de dualisme.
Car si le transcendantalisme est dualiste, il s'agit d'un dualisme englobant; tandis que la doctrine nihiliste, présente sous des formes légèrement divergentes, manifeste un dualisme antagoniste. Si le transcendantalisme et le nihilisme proposent deux formes de dualisme, le nihilisme présente une forme déniée. Le déni est caractéristique du nihilisme. Mais le déni n'empêche nullement la chose d'exister. Le dualisme antagoniste nihiliste est peut-être déniée; toujours est-il qu'il est bel et bien effectif.
Nous allons comparer le transcendantalisme et le nihilisme à l'aune de la formule de Lucrèce : "Rien ne vient de rien, ni ne retourne à rien."
1) Le transcendantalisme entend que rien n'existe pas car seul le quelque chose existe (conformément à l'assertion de Leibniz, selon lequel la question métaphysique est : pourquoi quelque chose plutôt que rien? Si le rien n'existe pas, alors l'être incomplet qu'est le sensible est compris dans l'Être parfait (de type platonicien).
2) Le nihilisme entend non pas que le rien n'existe pas, mais que rien n'existe pas à côté de quelque chose. D'où le dualisme de nature antagoniste entre le quelque chose et rien. Quand Lucrèce professe que "rien ne vient de rien", ce n'est pas pour s'opposer au rien, mais pour constater qu'il est un réel à côté du rien. Lucrèce reconnaît justement le rien, mais affirme (assez logiquement dans sa mentalité désaxée) que rien ne peut produire rien.
Le nihiliste propose que le principe de la création soit contenu dans les bornes d'un réel fini (de type aristotélicien - ou cartésien si l'on ôte l'intervention providentielle et contestable du deux ex machina) : ce réel fini implique la reconnaissance tacite du néant nihiliste, qui du coup est antagoniste du réel. La création nihiliste (expression absurde) consiste à assembler des éléments du réel, dans une démarche proche de la théorie atomiste selon laquelle le réel découle de l'agrégation hasardeuse des atomes, qui sont des petits éléments insécables et premiers.
La création est une action qui est limitée dès le départ et dont au fil du temps croît la limitation. Quand un Rosset crée, a fortiori dans l'immanentisme terminal, il répète des créations déjà préexistantes, en particulier par l'usage de la citation. Il se compare lui-même à un artiste dans un atelier, qui citerait les autres types de création. Que Colonna s'avise de son incompréhension de la création de type aristotélicien : c'est normal, ce qu'il nomme exploration est en fait de l'agrégation de plus en plus limitée, jusqu'à devenir exsangue.
Son choix du terme exploration pour désigner la conception nihiliste (spécifiquement aristotélicienne) est tout à fait pertinent si l'on se souvient que l'explorateur est celui qui part à la découvert de territoires inconnus finis. Les explorateurs ont (quasiment) disparu de la surface du globe, depuis que ledit globe est partout exploré. Mais dans la conception nihiliste, dont Lucrèce est un éminent porte-parole, dans la lignée d'Épicure, la création se fait par rapport au néant au sens où l'ordre se fait à partir du chaos (selon le slogan bien connu de certains milieux atlantistes contemporains avec la formule ordo ab chao).
C'est dans l'entrechoquement entre les deux formes fondamentales et incompatibles du réel que s'opère la création de l'ordre. Pour un nihiliste (au sens historique, soit la mentalité du déni, qui ne se donne jamais comme telle), le réel est éternel au sens où il coexiste avec le néant. Comme il serait délirant de réfuter l'existence du changement, on l'impute à cet entrechoquement entre le néant et le réel qui légitime la violence. C'est ainsi que le 911 fut une opération nihiliste au sens où les concepteurs de cet acte terroriste ignoble ont estimé qu'il convenait de régénérer le monde par cet acte terroriste (qui leur permettait de légitimer la crise actuelle).
Le nihiliste n'estime pas que le néant n'existe pas; tout au contraire il considère que le néant est incompatible avec le réel. C'est le sens de la formule de Lucrèce. Le changement se fonde sur l'antagonisme qui légitime du coup la violence. Le formule est d'ailleurs explicite : l'ordre à partir du chaos. Maintenant, quand Colonna le mathématicien spécialiste des fractales relie fort justement la création avec le néant, il est empêtré dans la problématique classique : le transcendantalisme ne reconnaît pas le néant; la reconnaissance du néant mène vers les abîmes inextricables du nihilisme - comme l'irrationalisme. Reste que dans cette problématique la plupart des nihilistes majeurs sont déniés - tenus pour des métaphysiciens indiscutables quoique contestataires.
Le terme même de métaphysique descend du nihiliste le plus illustre et le plus ignoré, tellement ignoré que son œuvre dite métaphysique fut longtemps perdue et redécouverte avec un nom qui ne veut rien dire. Aristote le méta-physicien. Platon n'était pas métaphysicien. C'était un philosophe et/ou un ontologue. C'est en revenant à l'ontologie et au critère de l'Être que l'on démasque le nihilisme, notamment celui d'un Aristote. Colonna ne parvient pas à sortir de la problématique classique et du bourbier logique qu'elle implique : il appert que le néant existe; mais si l'on reconnaît le néant, on se montre nihiliste car seuls les nihilistes abordent ce thème, de manière déniée de surcroît.
Pas facile de sortir des préjugés dans une problématique si empêtrée ou dans un nœud gordien. En réalité, il est facile de remettre de l'ordre, cette attitude relevant de l'acte antipervers par nature (le pervers fout littéralement le bordel au sens où il retourne le sens). L'antipervers est celui qui remet les pendules à l'heure. Remettre de l'ordre : le néant existe et se trouve effectivement exclu du mécanisme erroné de l'ontologie transcendantaliste. Sous prétexte de sauver l'homme du nihilisme, le transcendantalisme a commis l'erreur d'exclure l'eau et l'enfant du bain, le nihilisme et le néant.
Le néant mérite d'être intégré à la problématique transcendantaliste dont Leibniz à l'époque où l'immanentisme naît a énoncé la démarche irréfragable. Le néant mérite d'être intégré au quelque chose par opposition au rien. Le néant nihiliste est le néant positif, le néant qui se donne en tant que néant. Le néant existe de manière ontologique classique, soit en association avec le quelque chose. C'est l'innovation néanthéiste, que la crise immanentiste signale. La limite transcendantaliste, qui signe aussi son dépassement historique et qualitatif, est atteinte dès son départ, quand le transcendantalisme pour guérir du nihilisme refuse de prendre en compte la question du néant.
Par la suite, la crise ne fait que s'aggraver, jusqu'à l'avènement de la béance immanentiste, quand la science expérimentale moderne renverse le dogme transcendantaliste du sensible et libère l'espace de contestation du néant nihiliste. Face à cette situation, Colonna se montre incapable d'innover, de changer. Revenons à sa phrase passionnante en forme d'aveu : "Le mathématicien est-il un créateur (c'est-à-dire celui qui tire du néant) ou bien un explorateur?" La question n'obtiendra jamais de réponse puisqu'à cette question Colonna oscille entre la position platonicienne et la réaction aristotélicienne (inversion historique du débat entre le nihilisme et le religieux, le religieux étant la réponse à l'attitude spontanée du nihilisme atavique).
Par contre on peut expliciter à l'aune de l'opposition entre nihilisme et transcendantalisme ce qu'est l'explorateur : celui qui tire du réel (fidèle à la conception d'un Lucrèce) suite à un choc frontal avec le néant inconciliable. Colonna oublie de le faire parce qu'il considère que le néant est seulement en question pour des philosophes dissidents, minoritaires, marginaux, implicitement nihilistes (la question fondamentale du nihilisme n'est pas posée par Colonna, ni par aucun historien des idées, que ce soit en philosophie ou ailleurs).
Colonna est trop académiste pour sortir du débat donné (en place). La vraie question serait à poser à partir de l'étymologie - de créateur : pourquoi l'étymologie elle-même qui formule un sens occulté - celui des mots, celui à partir de la formation des mots, les mots qui expriment la formation du réel, et qui en disent souvent plus longs sur le réel que la pensée formatée à partir des normes données - évoque-t-elle la question du néant?
L'étymologie pose le problème que l'ontologie classique rejette (et dans son sillage rationaliste l'ensemble du courant transcendantaliste) : le néant. Il convient pour changer d'intégrer le néant à la présence transcendantaliste et de rejeter le néant nihiliste vers l'absence insignifiante. Le transcendantalisme n'a pas l'exclusivité de la présence. Se pourrait-il que dans son égarement le nihilisme détienne une part de la vérité (en posant sur la table la question fondamentale et déniée, rejetée, du néant)? Dans cette perspective, la phrase de Colonna se comprend d'une manière différente à ce que l'on comprend dans la mentalité façonnée par la culture classique : le créateur est bien celui qui tire du néant quand l'explorateur est celui qui ne comprend pas le néant - qui accorde au néant une signification biaisée et nihiliste.
Pour tirer la création du néant, cela suppose :
1) que la théorie nihiliste soit juste et se résume à l'ordo ab chao cité plus haut;
ou
2) que le néant soit une substance différent du sensible (comprise dans l'enversion néanthéiste), mais qui ressortit du quelque chose - conformément à la doctrine de Leibniz.
Si Kant est un avatar moderne d'Aristote selon Luc Ferry, un faux philosophe vrai historien de la philosophie politique, Leibniz est l'avatar moderne de Platon. Au juste, il n'est pas question de jouer au jeu faux et réducteur de la pure répétition historique linéaire, mais Leibniz a eu le mérite de replacer le débat en expliquant que le néant nihiliste n'existait pas. Si le néant est quelque chose, si le néant diffère de l'ordre sensible que nous connaissons, l'enversion permet de le comprendre.
Colonna passe à côté de l'innovation, non faute de poser les questions les plus passionnantes du moment, en évitant les manœuvres de diversion éculées des historiens de la philosophie, mais en s'en tenant à répéter sur un mode linéaire et mécaniste (à la Descartes). Quant à nous, nous distinguons la mentalité nihiliste, dont le centre considère que l'affrontement irréductible entre néant et réel aboutit au changement, selon une répétition monotone (la monotonie a été louée par Rosset dans le Réel).
L'avantage quasi hégélien du nihilisme sous sa mouture moderne (l'immanentisme) est de poser la question du néant. Précisons qu'en tant que nihilisme (moderne) il offre une réponse égarée : le néant n'existe pas. C'est d'ailleurs du fait de cette contradiction violant manifestement le principe de non contradiction (ce qui n'existe pas existe) que le néant en vient au déni caractéristique. On dénie quand on dit d'une chose qui existe qu'elle n'existe pas. Soit : quand on viole le principe de non contradiction.
C'est la catégorie de l'impossible qui s'exprime ici. L'impossible est le contradictoire prôné. Ce n'est pas vers cette direction qu'il convient de se tourner quand on affronte la question du néant. C'est vers l'idée d'un néant qui existe, d'un néant qui n'est pas nihiliste et qui est affronté en tant qu'existence. Le néanthéisme respecte le principe de contradiction et s'oppose au nihilsime. Raison pour laquelle il reconnaît que l'avantage décisif et historique de l'immanentisme est d'avoir permis de poser la question déniée du néant en faisant ressortir le déni (nihilisme paradoxal) tapi au cœur du transcendantalisme.
Raison aussi pour laquelle Colonna ne peut saisir la création à partir du néant. Il suit mimétiquement un débat académique dans lequel soit la création se produit à partir de l'Être; soit le néant est antagoniste du réel (et la création est problématique). Dans une optique néanthéiste correctrice de l'erreur nihiliste et du déni transcendantaliste, l'expression ex nihilo reprend son sens : on peut créer à partir du néant. A condition que le néant corresponde à quelque chose.