jeudi 3 février 2011

Le chic du choc

Le propre du choc des civilisations consiste à valider le conflit de l'extérieur : c'est l'observateur impartial qui atteste de l'existence du conflit, alors que le conflit en lui-même demeure inconnu. On s'avise soudainement, par ces temps de révolte populaire maquillée en révolution, que l'instrumentalisation de l'islamisme par le clan oligarchique Ben Ali en Tunisie ne repose sur aucun danger islamiste réel (ou fort mineur) et que l'on pourrait gloser sur l'existence de la menace al Quaeda - et ses réels commanditaires.
La théorie sur laquelle repose le choc des civilisations est médiocre. Elle n'a de valeur que parce qu'elle sert des intérêts puissants. On cite comme théoricien de référence l'expert Huntington, mais on oublie de mentionner qu'il fut l'élève de Lewis, qui est lui un intellectuel typique des réseaux de l'Empire britannique contemporain. Le choc des civilisations permet à l'impérialisme occidental (de facture dominante britannique) de légitimer son impérialisme au nom d'un danger aussi étranger qu'illusoire. Ceux qui dénoncent le danger représenté par la civilisation musulmane (ou, variante plus nuancée, les islamistes terroristes) sont des observateurs extérieurs aux phénomènes qu'ils dénoncent.
Cette déconnexion entre l'observation et l'existence observée implique la mauvaise foi de l'observation. Il est logique que ce soit des extrémistes conservateurs qui charrient cette rhétorique impérialiste et violente. Dans la bouche de progressistes, elle deviendrait inconséquente. On peut citer les cas d'anciens progressistes retournés, un certain nombre de fondateurs du néoconservatisme aux Etats-Unis (notamment des anciens trotskistes).
Mais on peut mentionner aussi la montée en puissance de la droite la plus dure, soit de tous ceux qui se situent pour une raison ou pour une autre à la droite du libéralisme conservateur. En gros, les néoconservateurs, les ultraconservateurs plus anciens, les ultralibéraux, les libertariens et les nationalistes. Nous y sommes; les nationalistes sont désignés en période de crise pour assumer la violence dont le libéralisme se targue d'être en période de prospérité dénué - ou plutôt dont il possède les ressources pour la rendre étranger à son action. Dans le schéma idéologique libéral, il est de bon ton d'opposer le libéralisme au nationalisme, au nom de la liberté en particulier.
En période de crise, le nationalisme devient l'étendard inavouable derrière lequel s'abritent les amoraux marchés financiers. Ce fut le cas avec la montée des fascismes historiques lors de l'entre-deux guerres. C'est encore le cas aujourd'hui, où l'on assiste à une montée des forces d'extrême-droite depuis la fin du système de Bretton Woods (1971) et à leur avènement au pouvoir avec la crise croissante (en particulier depuis 2007). La droitisation de l'Occident va de pair avec l'effondrement du libéralisme. Les libertariens ont été élus aux Etats-Unis, un néo-conservateur est aux affaires en France, la Grande-Bretagne a élu un impérialiste de gauche comme Blair (la troisième voie), puis un conservateur de choc comme Cameron.
Dans ce fatras idéologicomique, la gradation de la crise depuis 2011 (que certains ont essayé d'appeler croissance molle) marque l'avènement conjoint de l'extrême-droite historique. Cette extrême-droite nationaliste et opportuniste valide le choc des civilisations en s'en prenant, comme il est d'usage depuis le 911, à la civilisation musulmane (et à ses représentants immigrés et désignés d'office). En France, une Marine Le Pen soutient et représente cette thèse, en infléchissant notablement les positions de son père (plus ultralibéral et judéophobe qu'elle).
Mais le plus intéressant dans ce jeu de billards à plusieurs bandes (opportunistes) est que le choc des civilisations divise l'extrême-droite elle-même, comme si la thèse affectait en premier lieu ses supporters les plus inconditionnels. Le choc des civilisations n'est jamais que l'antienne terminale du "diviser pour régner" repris sous une forme extrême par le philosophe politique de l'Empire britannique Hobbes quand il discerne dans l'état de nature la lutte de tous contre tous. L'extrême-droite qui essaye partout de devenir convenable (so british) et d'accéder au pouvoir en se rendant utile incarne de manière crue l'expression cristalline du choc des civilisations et la lutte de tous contre tous.
Le fondement du nationalisme est d'exciter la montée de la domination - de la loi du plus fort. Ce choc des civilisation est porté de manière prévisible et classique par le discours majoritaire qui s'en prend en premier lieu aux musulmans. Discours d'islamophobie, donc. Souvent ceux qui le tiennent agissent par opportunisme pur et ont pu par le passé tenir des propos plutôt contraires - judéophobes plus qu'islamophobes. Cas de Marine Le Pen, qui a compris qu'elle rendrait son discours nationaliste enfin consensuel (comme un Fini en Italie) en reprenant la haine islamophobe plutôt que la haine judéophobe que charriaient trop souvent les dérapages de son père.
La position nationaliste postmoderne la plus répandue consiste à exacerber le choc des civilisations lancé par la droite dure libérale (celle de Sarkozy en France), de type plutôt néoconservatrice, en y associant un certain vernis social et surtout un nationalisme tempéré, quoique bien présent (le nationalisme est toujours virulent). Les positions d'un Soral indiquent que l'on trouve bien proche de Marine Le Pen la présence de nationalistes d'un genre aussi nouveau que réactif, qui revendiquent sous couvert de lutte sociale la judéophobie matinée d'antisionisme. Même si les partisans de Soral ont quitté le FN, ils constituent un excellent réservoir à idées pour Marine Le Pen, qui ne se prive pas de reprendre leurs initiatives oscillant entre nationalisme et socialisme.
L'extrême-droite représente ainsi un excellent miroir de ce qu'est le choc des civilisations : la mise en pratique de la théorie du chaos au sein même de ses promoteurs exacerbés implique la présence contradictoire de la communauté et de l'opposition, de l'islamophobie et de la judéophobie. Au final, peu importe, car le nationalisme implique la haine de toutes les communautés et de toutes les minorités au nom de la république et de la majorité en tant que toute communauté minoritaire exprime son opposition à la loi du plus fort. N'est-ce pas la rhétorique efficace et virulente d'un Soral? Le nationalisme loue la loi du plus fort et condamne les minoritaires.
Notre intellectuel dissident promeut, via son think tank alternationaliste Egalité et réconciliation, une vision géopolitique et stratégique du monde où l'impérialisme est attribué aux sionistes et aux juifs via l'impérialisme américain, voire anglo-saxon. Le caractère systématique des attaques contre l'idéologie sioniste rend encore plus contestable la diatribe contre les juifs, notamment au travers d'attaques contre les livres sacrés et historiques du peuple juif - sans qu'on sache bien si ce sont les juifs au sens générique dans leur ensemble ou certains juifs qui sont visés - et avec cet amalgame insidieux entre les sionistes, les juifs et les Israéliens.
Avant d'attaquer de manière simpliste juifs et/ou sionistes, il conviendrait de dissocier la majorité des juifs de cette minorité agissante; quand bien même Soral agirait de la sorte, dans cette affaire, l'arnaque porte sur la confusion interprétative dans la hiérarchisation des problèmes : cette petite minorité de juifs influents et de sionistes extrémistes sont au service des financiers anglo-saxons centrés autour de la City de Londres - au travers notamment des liens historiques entre la famille Rothschild et la création de l'Etat d'Israël.
Cette distinction historique n'étant jamais suggérée, les discours idéologiques d'un Soral entretiennent la rhétorique judéophobe et la confusion entre la responsabilité des juifs et celle de quelques cercles juifs qui n'agissent pas au nom des juifs ou en tant que juifs, mais au nom d'intérêts financiers qui ne sont pas juifs (exactement : ce sont des intérêts oligarchiques aristocratiques majoritairement britanniques, mais pas seulement). Sans ressortir le faux historique du Protocole des sages de Sion, comme s'y complaisent certains manipulateurs et leurs porte-paroles, il semble opportun à notre époque de choc de civilisation de commencer par dénoncer cette rhétorique haineuse tendant à incriminer des communautés plus ou moins religieuses, les juifs, ou plus ou moins idéologiques, les sionistes, alors que le véritable problème est d'ordre financier et que les connexions entre financiers et sionistes subordonnent les sionistes aux financiers (pas l'inverse comme le soutiennent les alternationalistes).
La responsabilisation des juifs est odieuse, car elle consiste à pratiquer la politique du bouc émissaire s'en prenant au plus faible sous prétexte qu'il serait le plus fort. Le discours de Soral pourrait se résumer ainsi : les juifs ou les sionistes dirigent le monde via la domination des circuits financiers au service d'Israël. Il convient de lutter contre le sionisme et de dénoncer les discours de manipulation et d'hypocrisie contenus dans les fondements sacrés de la religion juive. Cette rhétorique est rendue acceptable par la dénonciation courageuse de l'islamophobie.
Il ne sert à rien de dénoncer l'islamophobie si c'est pour réhabiliter le vieux discours nationaliste judéophobe (entretenu par les Maistre, Céline, Maurras, Morand, Rebattet, Léon Daudet, Bernanos et consorts lors d'une époque récente et sinistre). Le nationalisme se remarque notamment par cette haine du plus faible portée par la fascination pour le plus fort (le plus fiable?). Le discours alternationaliste de Soral n'est pas plus courageux ou conséquent que le discours néonationaliste de Marine : ce sont deux discours nationalistes qui se complètent dans leur détestation du plus faible et dans leur adoration pour la domination.
N'en déplaise à Soral qui lutte ouvertement contre le discours de choc des civilisations, son propre discours valide le choc des civilisations. La judéophobie rejoint l'islamophobie : si le diagnostic du plus faible se trouve différer quelque peu (de manière provisoire), la communauté de vue quant à la fin (l'apologie du plus fort) indique la parenté éclatante et vénéneuse : les alternationalistes tiennent que l'ennemi est minoritaire; quand les nationalistes considèrent que l'ennemi est plus nombreux et impressionnant. Il n'est pas certain que le choc des civilisations dénié d'un Soral soit plus courageux que le choc des civilisations explicite d'une Marine.

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