jeudi 24 mars 2011

Le monisme de Parménide

De la méontologie (suite).

Concernant l'environnement de Gorgias, il est précieux (dans un sens littéral?) de le rapprocher de celui qui passe pour un présocratique, bien qu'on sache mal à quelle période exacte il vécut. Parménide naquit entre 540 et 510 (avec des incertitudes); il mourut au milieu du Vème siècle. Certains en font le contemporain d'Héraclite ou d'Empédocle, d'autres de Gorgias ou Démocrite. Parménide déjà âgé aurait rencontré un Socrate encore jeune. Parménide aurait été un pythagoricien disciple de Xénophane (selon Aristote).
Xénophane aurait été le fondateur de l'école d'Elée selon une tradition, mais Platon rend cet Ecole bien plus ancienne (ce qui serait probable). Xénophane a fui la domination perse et professe une doctrine qui exclut le vide et qui établit l'infini et le plein. Quand on affirme que Parménide fut un disciple d'Anaximandre, ce serait un raccourci, car on raconte également que Xénophane fut son disciple. Quoi qu'il en soit, Anaximandre fut (sans doute) l'inventeur incertain de l'infini et du principe, et ces deux inventions expliquent la filiation entre Anaximandre et Parménide.
Sans doute Anaximandre, qui postule la pluralité des mondes, est-il un philosophe hybride entre l'influence de Thalès son maître (plutôt proche du nihilisme) et l'influence d'une postérité d'ontologues qui possède en Parménide un élément de valeur, direct ancêtre de Platon. Selon cette conception, Xénophane aurait conservé de l'enseignement d'Anaximandre l'infini et l'aurait d'une certaine manière épuré vers une tendance ontologique et antinihiliste. Une autre tradition, nullement inconciliable avec la tradition éléate, pointe la filiation pythagoricienne, qui a connu une importance capitale en Grèce et qui provient d'influences plus anciennes, comme les sources sacrées égyptiennes.
Pythagore l'initié aurait été aussi un élève d'Anaximandre, ce qui indique la proximité de toutes ces pensées, aux confins entre le nihilisme atavique et l'ontologie transcendantaliste, mais il semblerait que l'opposition assez violente que Xénophane conçut à l'encontre du pythagorisme montre que ces penseurs postpythagoriciens, comme Parménide, son supposé maître Xénophane et Empédocle, qui selon une tradition aurait été l'émule de Parménide, sont des disciples contestataires et hérétiques du pythagorisme. Entendons Parménide comme cas du fondement de l'ontologie préplatonicienne (plus que présocratique). Parménide reçoit l'enseignement de Xénophane, qui s'oppose aux les éléments de nihilisme présents chez Thalès ou Anaximandre.
Empédocle montrera une doctrine plus poétique et religieuse que l'ontologie rationaliste de Parménide. De ce point de vue, Parménide pourrait être le disciple de Xénophane, qui semble lui aussi enclin à des explications rationalistes, avec sa conception d'un principe divin fort peu imagé et fort théorique. Platon fut inspiré par l'enseignement de Parménide, dont il fait un père direct (ou presque) de l'ontologie telle qu'il la pose. Quand on parle des présocratiques, on a une transition entre le savoir des prêtres égyptiens, dont un Pythagore offre une image assez fidèle : les présocratiques dans leur immense majorité se caractérisent par une communauté de conceptions imagées, alors que Parménide rompt avec cette approche imagée pour lui substituer la théorisation ontologique. Parménide radicalise l'ontologie telle qu'elle est en partie définie par Anaximandre, puis, de manière plus théorique, par Xénophane.
L'opposition entre Xénophane et Pythagore doit intervenir sur ce point, où Pythagore serait encore trop dépendant d'une certaine représentation poétique (imagée) du monde, bien qu'il cherche aussi par certains aspects à proposer une vision mathématique. Mais cette mathématique-là se révèle sans doute aussi imagée - autant scientifique que poétique. Toutes ces oppositions sont internes à un mouvement qui donne lieu à l'ontologie, soit qui refuse le nihilisme. Quant au nihilisme, il se dévoile sous une forme fidèle à son passé avec Démocrite, Leucippe et la tradition atomiste d'Abdère.
Revenons à Parménide. On l'accusera d'avoir professé avec une certaine radicalité la doctrine ontologique, au point que Platon essayera d'empêcher le défaut logique et ontologique qu'on nomme le monisme de Parménide : dans ce système, l'Etre étant le tout, le non-être se trouve impossible et nié avec vigueur. Parménide ne résout pas la question du non-être en le renvoyant à la figure du faux et de l'impossible. Il la redéploie avec usure et déni. Mais l'intervention de Parménide en faveur d'un monisme de l'Etre, d'une ontologie radicale, s'explique par la période dans laquelle intervient Parméinde.
Parménide se trouve environné par la montée du nihilisme méontologique. On en trouve un cas frappant avec l'école d'Abdère. Ce qui doit inquiéter Parménide, c'est qu'il sent qu'il vit une période de crise profonde du sens. Si le nihilisme s'impose, c'en est fini de la culture et de l'avenir. L'inquiétude de Parménide (dans sa jeunesse) se retrouve chez son maître Xénophane, qui lui aussi commence déjà à prôner un rationalisme théorique opposé au pythagorisme, soit opposé à un important mouvement qui se situe dans la même tradition que la sienne.
C'est que le nihilisme qui monte set soutenu par les atours du savoir érudit et de la science impeccable. Un Démocrite d'Abdère est un puits de science. Il s'agit de ne pas plaisanter : soit l'ontologie que contribue à fonder Parménide parvient à opposer à cette rigueur logique nihiliste une alternative viable, soit le nihilisme risque de l'emporter. L'inquiétude parménidienne est encore accrue par l'avènement du courant des sophistes, qui d'une certaine manière incarnent une radicalisation du mouvement nihiliste, par rapport notamment à la figure de Démocrite, qui ose encore avancer une théorisation contradictoire et intenable.
Les sophistes réfutent la théorisation pour résoudre le problème de sa contradiction et leur succès prodigieux est justement illustré par le parcours de Gorgias. Rien d'étonnant à ce que Platon ait composé deux célèbres dialogues, l'un intitulé le Parménide, l'autre le Gorgias. Car Parménide le préontologue (si l'on considère que c'est Platon qui confère à l'ontologie pythagoricienne ses lettres de noblesse rationalistes) propose son ontologie radicale en réponse à la sophistique de Gorgias.
Sans doute Parménide a-t-il compris dans quelle époque il se mouvait et a-t-il produit une ontologique qui constitue une réponse au problème nihiliste. Les sophistes, Parménide et toutes ces figures voisines et pittoresques de la philosophie grecque précédant Platon sont baignés dans la mentalité de la mutation du transcendantalisme en monothéisme. Que Platon se déclare l'héritier de Parménide en dit long sur son importance historique, amis aussi culturelle : Parménide est celui qui s'est théoriquement opposé aux sophistes. Il a certes proposé un monisme qui se révèle trop dur en ce qu'il rend impossible la pensée du non-être, mais il est surtout celui qui a contrecarré la montée du nihilisme de son temps.
C'est à cause de cette opposition intransigeante au nihilisme d'un Gorgias que Parménide a proposé un monisme contraire et opposé : Gorgias expliquera que l'être n'est pas en opposition à al doctrine de Parménide selon laquelle l'Etre seul est. Et encore faudrait-il ajouter que Gorgias ne dit pas le non-être, mais le non-étant, car il cherche avant tout à ne passubstantialiser aucun nom, lui qui se veut et est reconnu expert du langage. La réfutation de Gorgias est explicite : Gorgias a écrit son Traité contre De la nature de Parménide. Aussi bien Parménide aurait-il pu intitulé son poème De l'Etre, tant il est frappant de constater que Parménide répond sur le terrain de la logique et de la théorie aux nihilistes.
L'intervention de Platon, notamment dans le Parménide et dans le Gorgias, vise à clarifier le débat. Platon ridiculise l'érudition béotienne de Gorgias et lui oppose la théorie ontologique que Parménide s'est employé à structurer et à léguer à l'intérieur du parti transcendantaliste qui fait la part belle aux entreprise imagées et poétiques. La démarche de Parménide tranche avec celle des pythagoriciens ou d'Empédocle.
Il s'agit pour lui d'adopter le style rationaliste propre aux sophistes et aux nihilistes abdéritains, ce qui implique que Parménide reconnaisse la pertinence de la démarche logique, rationnelle et scientifique. Mais Parménide qui reconnaît le rationalisme (c'est l'homme qui suit sa raison, et non les dieux) relie l'usage de la raison humaine avec l'Etre, ce qui implique qu'il reprend la trouvaille rationaliste des nihilistes (en particulier des sophistes) pour l'adapter au format de l'ontologie.
La principale déclaration de l'ontologie est qu'il n'existe pas de non-être, que de l'Etre. Mais cette déclaration est originale ne ce qu'elle établit le rationalisme ontologique. C'est l'innovation à laquelle concourt Parménide et c'est la raison pour laquelle il ne voit pas qu'en proposent contre le nihilisme méontologique son ontologie moniste, il édifie un monisme comportant une grosse lacune logique : car l'Etre pur rétablit de manière insidieuse et déniée la question du non-être sans la résoudre, ce qui fait que le nihilisme se pâme de triomphalisme (érudit de préférence).
Le nihilisme a beau jeu de rétorquer qu'au jeu de la théorie la plus contradictoire, le monisme ontologique de Parménide vaut bien la méontologie contradictoire d'un Démocrite. C'est ici qu'intervient une des principales innovations de Platon (si ce n'est la principale), qui a beaucoup repris, et pas seulement à la tradition égyptienne (qu'on affuble souvent d'origine indienne). Platon perfectionne l'ontologie de Parménide en résolvant (enfin) son monisme intenable. Selon Platon, le non-être n'est pas impossible, ou rejeté, ou déni,é ce qui a prou paradoxal mais irréfutable effet de ranger l'Etre dans la catégorie spécifique du nihilisme : l'impossible.
Selon Platon, le non-être correspond à la figure du faux, soit d'un quelque chose intégré au grand processus dynamique de l'Etre. Raison pour laquelle Gorgias croit encore triompher de l'ontologie de Parménide par le monisme. Contre un monisme, on peut proposer en alternative un autre monisme, qui plus est radicalisé, puisqu'il joue sur le refus de la logique et sur le jeu rhétorique. Mais quand Platon se moque de Gorgias, dans son dialogue éponyme (et célèbre), Gorgias ne sait plus qu'objecter.
Non seulement Paton a bien saisi le principal travers des sophistes, dont il se moque, la fameuse loi du plus fort, mais encore il propose quelque chose de viable contre le nihilisme de Gorgias. Parménide trouve ainsi l'achèvement de l'ontologie monothéiste et antique en Platon. Quand Gorgias prendra connaissance du dialogue de Platon, il est immensément célèbre et célébré, notamment à Athènes. Il ne peut rien objecter à la virulence du propos platonicien (Paton est un grand polémiste, voire pamphlétaire, c'est souvent une particularité peu notée dan son oeuvre).
D'après la légende, il remarquera seulement : "Comme Platon sait bien se moquer!". Gorgias, qui est un rhéteur virtuose, quoique un piètre philosophe (à mon avis), a tout de suite repéré le trait satirique et ironique de Platon, qui ne devait pas être tendre avec ceux qu'il jugeait dangereux, comme les sophistes (qu'on constate la postérité il leur réserve). Mais surtout son commentaire n'objecte rien de précis, alors que Gorgias avait pris le temps (considérable) de produire un Traité du non-être pour répondre à Parménide. C'st que Gorgias savait que l'ontologie parménidienne comportait un vice dans sa cuirasse, alors qu'il a compris en lisant Platon que l'ontologie a partiellement résolu l'objection qu'il lui adressait.
Pour partie (seulement) : car on pourrait aussi interpréter la concision sibylline de Gorgias comme un défi à la doctrine ontologique. Comme si Gorgias savait que la résolution de Platon ne peut être définitive et que l'ontologie sera toujours affligée d'un vice consubstantiel. Potin essayera à son tour de résoudre le problème du platonisme en proposant que le néant se trouve au-dessus de l'Etre. Preuve que l'indéfinition de l'Etre rétablit au moins insidieusement le problème du non-être, au-dela de la résolution de Platon.
Le ver est dans le fruit : la réactualisation moderne de cette maxime n'est pas seulement babylonienne (mésopotamienne) et biblique. Gorgias savait que l'ontologie n'avait pas résolu le problème et le défi que posaient les nihilistes de l'époque de la crise (pré)monothéiste : l'Etre n'intègre pas le non-être tant qu'il ne se trouve pas défini. En bout de chaîne historique, Heidegger ne parviendra jamais à définir l'Etre (et versera dans le nazisme idéologique, puis le désespoir ontologique jusqu'à la fin de ses jours). La vertu de l'ontologie est de permettre la pérennité de l'homme, malgré le rationalisme méontologique; son vice est de bloquer le développement humain à une phase terrestre en ne définissant pas l'Etre et en postulant que le réel non humain est forme en prolongement du réel humain (le monde des étants, selon Heidegger notamment).

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