samedi 26 mars 2011

Le retour d'Aristote

J'écoute la première partie de l'entretien que l'économiste Alain Cotta accorde à une radio catholique (je crois), dans le cadre de la parution de son livre Le Règne des oligarchies :


La particularité de Cotta est d'incarner le visage de l'expert brillant et crédible, lui qui fait partie d'une de ces sociétés atlantistes la Commission Trilatérale. Pas davantage que le Groupe Bilderberg, ni aucun think tank, fût-il secret, la Commission Trilatérale ne figure un gouvernement secret du monde. Par contre, elle illustre le fondement impérialiste, de facture britannique, de toutes ces organisations de réflexion mondialistes, tant d'un point de vue historique que factuelle.
Ce sont David Rockefeller (banquier) et Henry Kissinger (diplomate) qui ont fondé la Commission Trilatérale. Les deux compères, aujourd'hui vieillards célébrés et haïs, sont deux promoteurs inconditionnels de l'Empire britannique sur le sol américain. Cette faction politique défend le projet du Gouvernement mondial, un dessein promu depuis le début du XXème siècle par les cercles fabiens, en particulier par le plus stratège que philosophe Russell. Sans entrer dans les détails et les strates de l'Empire britannique et de sa présence étouffante sur le sol américain, l'économiste français Cotta participe de cette mentalité oligarchique qui promeut les experts comme les cautions intellectuelles de l'ordre politique et philosophique.
En gros, il s'agit d'instituer que le réel est pluriel, d'une pluralité constituée de parties inégales, certaines dominant les autres. Cet agencement du réel se retrouve dans l'ordonnancement de la société humaine, où certains hommes sont constitutivement supérieurs à d'autres. C'est une manière de penser métaphysique et impérialiste que l'on retrouve consignée chez Aristote, dont on feint d'oublier qu'il n'est pas un savant admirable doté de jugements humanistes, mais un oligarque qui promeut la ruse et l'esclavagisme.
Dans sa Métaphysique, un livre longtemps égaré, au titre posthume et assez étranger, Aristote explique de manière très théorique, voire abstraite, que le réel est pluriel parce que cette pluralité s'explique par la pluralité du non-être; au passage, la pluralité du non-être ne se trouve pas expliquée, pas davantage que la question de l'antériorité du non-être ne se trouve abordée. La logique fameuse d'Aristote se trouve circonscrite, voire consignée, au domaine exclusif de l'être, qui n'est pas le domaine intégral du réel - tant s'en faut.
Ce nihilisme théorisé, baptisé du néologisme de métaphysique pour marquer la distinction avec l'entreprise ontologique, se trouve connecté à l'oligarchisme de domaine politique. Aristote se montre un fervent partisan de la forme la plus dure de l'oligarchie, la tyrannie. On ne répétera jamais assez que, contre la réputation usurpée de probité morale d'Aristote, et contre sa renommée de métaphysicien philosophe disciple de Platon, Aristote n'est pas seulement l'ennemi fervent de Platon. C'est aussi un menteur caractérisé, du moment qu'il peut satisfaire les aspirations de sa caste, qu'il défend becs et ongles.
Aristote ne pouvait pas ne pas connaître la doctrine platonicienne du non-être selon laquelle le non-être existe sous la forme de l'autre et se trouve intégré à l'Etre. Il affirme en toute conscience que selon Platon, son maître attitré, le non-être correspond au faux. Cette déformation tendancieuse de la doctrine platonicienne lui permet de légitimer sa propre conception métaphysique, soit : nihiliste masquée, de la philosophie - du réel.
Cotta n'agit pas d'une manière aussi théorique et universelle que le mentor Aristote. Cotta n'est pas un métaphysicien. Suivant le vaste processus de réduction de la pensée du réel au désir, puis du désir à des formes particulières de désir, Cotta se contente de vulgariser ses connaissance avant tout économiques. Où l'on mesure que la science économique instaure une réduction typique du positivisme propre aux sciences humaines (qui prétendaient se substituer pour une large part à la démarche dépassée de la philosophie). Ces sciences humaines n'ont de science que le nom, puisqu'elles s'appliquent à des secteurs qui ne peuvent à aucun moment être isolés comme de purs objets.
C'est sans doute à cause de cette erreur néo-positiviste typique des sciences humaines que les économistes dans leur immense majorité n'ont pas su prévoir la crise de 2007, que l'on baptise injustement (de manière réductrice) crise des subprimes, alors qu'il s'agit de l'expression plus générale de la crise terminale du libéralisme. Aujourd'hui que l'économie est devenuescientifique (comme le marxisme d'Althusser?) à partir du moment où elle est monétariste de manière fanatique et intolérante, il serait temps de rappeler à tous ces pitres savants et histrions intellectuels qu'ils se sont trompés du tout au tout, que leur approche de l'économie est aussi fausse qu'insolente, et que leur erreur néo-positiviste dépasse le cadre de leur expertise.
On pourrait s'étonner qu'un expert oligarque patenté comme Cotta produise les critiques qu'il énonce à propos de l'oligachisation du monde. Qu'un contestataire du NOM lance de pareilles attaques est prévisible; mais qu'un membre de la Trilatérale s'engage sur ce constat vérifiable aurait de quoi surprendre. Cependant, la cohérence de Cotta est assurée quand on s'avise de sa position réelle sur l'échiquier oligarchique. Loin d'un fantasmatique dédoublement de la personnalité, Cotta ne s'offusque nullement de l'oligarchisation de la société puisqu'il constate en tout bien tout honneur que l'oligarchie est "le gouvernement naturel des hommes en communauté."
Cotta est un oligarque décomplexé, puisque les préjugés vulgaires reposent sur l'erreur selon laquelle l'homme peut produire des organisations républicaines et non oligarchiques viables. On constatera que sur le terrain théorique Cotta ne s'aventure pas : on n'apprendra rien de sa conception du nihilisme, comme Aristote put le faire. Fort d'un pragmatisme encore plus poussé que celui des sophistes, le néo-positiviste Cotta en reste sur le terrain politico-économique, maintenu autour de la question de l'oligarchie.
Cotta doit être un admirateur fervent des Empires, notamment de l'Empire romain, mais aussi de l'Empire perse. Peut-être tient-il la perversion de la république, je veux parler de la République de Venise, comme une forme admirable d'oligarchie médiévale et lacustre. Cotta nous explique seulement qu'il existe différentes oligarchies : certaines sont plus démocratiques que d'autres. La démocratie serait un leurre.
Cotta se situe dans le sillage d'Aristote, car Aristote détruit la démocratie pour instaurer l'oligarchique, ce qui est la démarche revendiquée de Cotta (quand Platon détruit la démocratie athénienne pour promouvoir une forme supérieure de républicanisme, où le philosophe-roi est le législateur et le garant de l'ordre). Au passage, on pourrait se demander sous quelle forme Cotta serait chrétien. Comment peut-on être à la fois chrétien et oligarque? Comment peut-on considérer que l'homme se trouve "guidé par son intérêt" et suivre l'amour du prochain?
Je sais bien que W. le dégénéré néo-consrevateur était soi-disant un fervent pratiquant chrétien, mais c'était sous une forme particulièrement viscérale de la Réforme chrétienne - alors que Cotta interviendrait en tant que catholique. Il est vrai que le catholicisme charrie en son sein des effluves fort peu agapiennes depuis ses commencements et qu'un Pébereau de nos jours se prétend aussi un fervent catholique. De là à penser que Cotta l'économiste proche de la Trilatérale se tiendrait proche de la mentalité de Pébereau le banquier de la BNP (qu'on dit homme le plus influent de France, devant l'officiel président de la République)...
Mais cette confession d'un économiste proche de la mentalité de la City de Londres n'indique pas seulement l'imprégnation de l'économie par le libéralisme le plus virulent (l'ultralibéralisme d'un Friedmann). Que l'on puisse vanter l'oligarchisation de la société et un crime plus important encore que l'ineptie consistant à prôner le fascisme. Le fascisme est une forme tellement caricaturale et simpliste qu'elle en vient rapidement à s'effondrer sur elle-même, ainsi que nous l'enseigne le destin de la plupart des fascismes européens après la seconde guerre mondiale. Tandis que le système oligarchique peut perdurer plusieurs siècles, ce que nous rappelle l'histoire de l'Empire romain (ou de l'Empire perse).
Le témoignage d'un Cotta en dit long sur la mentalité sévissant dans les multiples organisations atlantistes qui vantent l'ultralibéralisme débridé et le mondialisme de l'Empire britannique : il s'agit rien moins que de rétablir pleinement l'oligarchie, soit un projet dont le moins qu'on puisse relever est qu'il n'est guère novateur. Aussi, craignant sans doute que la clarté de son propos n'amène quelques criques négatives, Cotta s'empresse de préciser qu'il existe plusieurs types d'oligarchie, certaines se révélant plus favorables à la démocratie que d'autres.
Comme auparavant, Cotta n'a pas craint d'expliquer que la démocratie était un leurre, suivant la démonstration d'Aristote, cette précision nous indique que la forme transitoire et instable de la démocratie oligarchique peut être un moyen opportun d'accommoder l'oligarchie avec son soutien aveuglé. Peut-être que les têtes pensantes de l'oligarchie mondiale, qu'un Cotta classifie sans pointer du doigt l'existence de l'Empire britannique (le parcours d'un Kissinger le prouve), cherchent un moyen de rendre définitive l'existence de l'oligarchie et à jamais révolue toute prétention à la république (comme Platon put le proposer).
Nos oligarques contemporains ne parviendront à leur fin qu'en fondant une théorie enfin viable, ce que ni Démocrite d'Abdère, ni Aristote n'ont réussi à produire en leur temps, sur les fonds baptismaux de l'Antiquité. Démocrite opposait deux infinis, quand Aristote relègue pour se débarrasser du problème (la patate chaude) le spectre de la contradiction dans la sphère du non-être. Quant à nos experts de l'économise monétariste ou d'autres pans des sciences humaines, ils se contentent d'évacuer carrément le problème de la théorie, reprenant en cela la démarche radicale des sophistes, notamment de Protagoras.
On en trouve une trace évidente dans ce dogme assez caricatural de Cotta, qui répète que l'oligarchie serait la forme naturelle de l'organisation politique. Toutes les hypothèses concernant le droit naturel se trouvent évacuées devant ce postulat aussi essentiel que non démontré (et indémontrable). Là s'exprime le véritable problème du nihilisme : il ne se renouvelle pas, malgré les efforts particuliers d'Aristote en son temps, alerté par le destin funeste qui attend tout nihiliste, en particulier l'oubli rapide de ses prédécesseurs immédiats, les Abdéritains ou les sophistes. Les formes d'oligarchie contemporaines ne sont que des resucées de l'oligarchie antique. Le seul changement notable, c'est que l'oligarchie s'étend désormais à l'ensemble du monde, quand auparavant elle se trouvait circonscrite à des régions plus ou moins étendues.
Le propre de l'oligarchie est de figer le développement humain. Figer le sens. Ce n'est que dans cette conception bloquée et sclérosante que l'oligarchie parvient à édicter son programme de domination élitiste. Cotta le résume très bien : avec sa bénédiction tacite, environ un pour cent de la population mondiale dirigerait de fait les décisions politiques mondiales. C'est cette erreur inhérente au nihilisme qui coule le nihilisme et son application politique, l'oligarchie : bloquer le sens à un domaine fini.
Aristote définissait l'être comme ce qui est fini. Le reste n'est pas vraiment de l'infini au sens plein que propose Xénophane (de l'être); c'est du non-être, du néant, du vide (vocabulaire de Démocrite). Cette conception commence par détruire la société humaine en dégagent des élites, que d'aucuns, partisans de l'élitisme, prennent pour une forme d'amélioration qualitative (ainsi des néo-darwiniens engagés en sciences sociales ou des ultralibéraux disciples de Hayek ou de von Mises). Puis elle en vient à précipiter la société humaine dans l'abîme en instaurant l'oligarchie générale d'expression drastique, alors qu'auparavant cette domination s'accommodait de pans républicains et pérennes.
C'est alors que l'erreur du nihilisme reparaît comme l'auréole sous les taches diverses et particulières, et que la proposition d'un Cotta (l'oligarchie est naturelle) prend une tournure aussi monstrueuse qu'inquiétante. L'emblème Cotta a-t-il mal pris la mesure de son erreur fondamentale? S'est-il fourvoyé par son pragmatisme réfutant l'entreprise théorique? Son témoignage limpide et déterminant nous montre comment l'on peut être favorable à l'oligarchie : par paresse intellectuelle autant que par goût de la certitude.

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