jeudi 31 mars 2011

Les pyramides secrètes

Si l'on entend expliquer comment fonctionnent les relations interhumaines, on ne peut pas s'appuyer sur l'explication fondamentale par le complot. La théorie du complot (dans un sens rationnel) n'explique pas la plupart des relations sociales et politiques d'ordre inter-humain. Même les innombrables complots avérés ne sont jamais fondamentaux, mais dépendent d'autres explications. Le point faible de la théorie du complot (complotisme) tient à l'importance disproportionnée accordée à la volonté ou au désir.
Pour le dire vite, il faudrait être tenu au courant de la machination pour comploter : et ce n'est pas possible dans un schéma explicatif fondamental qui implique un grand nombre de comploteurs. La notion de consentement n'est pas compatible avec la théorie du complot. La théorie du complot repose sur le dogme faux de l'immanentisme selon lequel le désir serait complet. Désir et volonté sont des quasi synonymes, que ce soit le désir spinoziste ou son synonyme la volonté schopenhauerienne. La théorie du complot propose que l'homme consente à partir du moment où l'on contacte et l'on convainc son désir ou sa volonté.
La preuve que cette théorie est fausse, c'est qu'on ne peut jamais expliquer un fait historique d'importance, en particulier s'il dure, par le seul complot, qui impliquerait de manière absurde (plutôt sursignifiante) un consentement caché ou secret d'un grand nombre d'individus, impossible à obtenir. La théorie du complot usurpe le rôle de l'explication en ce qu'elle ne peut expliquer les événements dans leur déroulement au grand jour (visible). Mais il serait simpliste de réfuter les complots au nom de la pseudo-théorie du complot, comme s'y complaît une certaine mode dispensée par les propagandistes-théoriciens, eux-mêmes stipendiés par le pouvoir occidentaliste, une mode peureuse et médiocre qui entend empêcher les citoyens de dénoncer les complots.
Si l'on adoube la théorie du complot et son présupposé faux et simpliste, on en vient à figurer le fonctionnement social et politique sous la forme de pyramides aussi stables que cachées. C'est à cet exercice cocasse que se livrent certains sites Internet, qui sombrent dans le complotisme sous le prétexte louable de dénoncer les pires complots et les vilaines intentions politiques. La structure de la pyramide se trouve ainsi mobilisée pour expliquer les manigances et les manipulations ourdies par des sociétés secrètes aussi fantasmatiques que délirantes. Je pense notamment à l'importance accordée aux terribles et maléfiques Illuminatis, qui gagnent d'autant plus à tous les coups qu'ils sont inexistants.
Cette propension des comploteurs à gagner à tous les coups (toute-puissance diabolique et fantasmatique) dans le schéma complotiste pourrait indiquer la fausseté du raisonnement. Mais le plus important dans le schéma de la pyramide, avec l'oeil de l'initié en fin ultime et surplombante, c'est qu'il délivre un schéma de l'univers qui nie l'infini ou propose de l'infini une forme purement finie et figée (stagnante et fixiste). La forme pyramidale peut évoquer le schéma politique de l'Empire égyptien (ou de toute structure politique donnée), dans laquelle un souverain domine.
Mais cette forme pyramidale devient une comparaison peu raisonnable (comparaison n'étant pas raison) quand elle est prolongée et étendue vers la question de l'infini, de l'ontologie ou du religieux. Si les pyramides évoquent plus que la domination politique, au-delà du politique, en particulier une abstraction de l'ordre du religieux, l'analogie est malvenue ou bancale. Comparaison n'est pas raison? Eh bien, la comparaison entre le fini et l'infini permet de montrer la dénaturation du schéma ontologique quand on prétend s'inspirer d'un schéma politique à des fins universalistes. Politique et l'ontologique ne se recoupent pas.
La figure de la pyramide possède de la pertinence quand elle recoupe un pouvoir politique officiel et visible; mais elle perd son sens quand elle renvoie à un pouvoir caché, occulte, secret. Car le propre du pouvoir est de s'exercer de manière visible, quand de manière occulte, il perd en pouvoir et en puissance (en effectivité). La pyramide n'est valable dans le domaine fini que quand elle est reliée au domaine infini. C'est peut-être la signification plus ou moins ésotérique, sans aucun doute initiatrice au sens religieux, des pyramides égyptiennes, qui selon l'enseignement des prêtres officiels, ne signifient pas que l'infini est constitué sur le même modèle que le fini, mais que le fini de type pyramidal est l'incarnation finie et donnée de l'infini.
Il est primordial de comprendre que le pyramidal est un modèle politique qui n'a de valeur que s'il se trouve connecté avec l'infini et s'il exprime une structure visible et non cachée.
La faiblesse de la pyramide est qu'elle implique un lien conscient et consenti entre les parties, avec une organisation structurée et aisément descriptible, même si la connaissance est unilatérale : de haut en bas - et non pas de bas en haut. Dans un complot, les comploteurs les plus haut placés connaissent souvent les arcanes inférieures, alors que les inférieurs ignorent tout de l'identité de leurs commanditaires. Tout ordre est visible. Tout ordre caché se délite. La pyramide exprime la constitution de l'ordre à partir de l'infini et selon la caractéristique de la disjonction.
La pyramide exprime l'ordre visible, qui incarne l'infini invisible; tandis que l'invisible fini ne saurait en aucun cas constituer un cas de pyramide viable. Soit la pyramide est visible, soit elle n'est pas. Les représentations de pouvoir secret et maléfique obéissant à la structure pyramidale sont fausses. L'invisible pyramidale est faux. C'est le signe que la structure pyramidale indique dans l'ordre fini que l'infini obéit à une forme de contradiction, soit que la pyramide finie résout la contradiction infinie.
Ou plutôt, si l'on tient que le reflet est dans une logique d'enversion, la contradiction est l'oeuvre du désordre de nature finie - soit du chaos. L'infini est le reflet : le reflet participe déjà de l'effort visant à résoudre la contradiction dans la production d'un état fini jumellaire, mais en envers. L'infini n'est pas de même tessiture et de même structure (nature) que le fini. Il s'apparente au reflet; quand le fini est état. La pyramide est l'incarnation ordonnée du reflet, à condition que l'on note que dans le domaine du fini, l'ordre le plus haut est le plus visible.
Du coup, le caché en tant que conception ne peut s'ordonner que dans le fini, mais seulement dans une conception nihiliste, où l'on cache le fini parce qu'il côtoie le vide (néant). Le caché exprime la dégradation de l'ordre fini relié à l'infini. Dans le caché, l'infini devient le néant ou le vide démocritéen. Le mimétisme n'exprime ainsi pas un comportement naturel (au sens de réel), mais une dégradation du véritable comportement, qui est créateur. Est créateur ce qui relie le fini à l'infini; quand est dégénéré et moindre ce qui considère que le fini est opposé au néant.
Sans doute conviendrait-il de critiquer les travaux anthropologiques à visée ontologique de René Girard à partir de cette notion de créativité : car l'imitation (la mimésis) exprime la dégénérescence (qualitative) de la création. Cette dégénérescence s'exprime par le postulat selon lequel le fini se trouve déconnecté du vide antagoniste, le vide prenant la place de l'infini (de manière paradoxale et impossible). Dans la conception pyramidale, le fini est l'incarnation (au sens chrétien, d'héritage transcendantaliste plus large) de l'infini, qui, s'il ne se trouve pas rigoureusement défini, désigne une réalité pleine (non vide).
Le caché seul implique une dégénérescence de type nihiliste du pouvoir visible. Le recours à la pyramide pour décrire ce genre de pouvoir occulte constitue une escroquerie, car la pyramide ne saurait en aucun cas qualifier le schéma nihiliste : le nihilisme en tant que dégénérescence de cette créativité repose non pas sur la pyramide, mais sur le cercle. Car le schéma de la pyramide implique que les participants à ce schéma aient tous conscience et manifestent tous leur consentement. Les sujets/citoyens autant que les dirigeants appartiennent à cette volonté générale.
Précisément, le complot surgit de manière cachée et occulte. Il nous rappelle que la structure qui encourage le complot ne saurait être pyramidale. Elle est concentrique, soit : mimétique. Ce sont des cercles qui peuvent agir de manière cachée et disséminée, sans que l'action repose sur le consentement conscient. Le cas du complot ne peut survenir dans un circuit pyramidal, car les impératifs de consentement et de conscience l'en empêcheraient. Par contre, le complot peut survenir dans un schéma concentrique (le cercle), où c'est l'imitation qui remplace la créativité.
L'imitation exprime la dégénérescence de la créativité, autant que le cercle exprime la dégénérescence de la pyramide. Le pouvoir caché exprime la dégénérescence du pouvoir officiel et visible. L'explication du fonctionnement du pouvoir occulte (par le cercle) ne relève pas une alternative égale ou supérieure à la structure officielle (a pyramide). Contrairement à ce qu'estiment les occultistes, tout recours à l'occulte qualifie un affaiblissement qualitatif du fonctionnement, qui contribue à l'effondrement du système en question. Les complots ne profitent jamais à leurs commanditaires et manifestent le déclin du système politique dans lequel ils ont cours.
Le recours à la pyramide pour décrire un pouvoir occulte exprime l'acmé du complotisme, qui consiste à reprendre les caractéristiques classiques pour les subvenir et les pervertir. La perversion prétend, de manière insolente, que ce qui est caché présente autant de valeur que ce qui est visible, voire plus. Un comploteur autant que complotiste comme l'ancien grand maître de la loge occulte italienne P2 Gelli explique sans sourciller devant les caméras que tout pouvoir est in fine d'essence secrète et cachée.
Selon ce raisonnement, le complotiste peut reprendre le schéma pyramidal sans erreur ni risque : car ce qui est supérieur n'a rien à craindre de l'inférieur. La vérité rétablit que ce qui se présente comme le supérieur est l'inférieur. La pyramide ne convient pas pour caractériser un système inférieur et destructeur, qui fonctionne sur le mimétisme. Le recours au mimétisme permet d'expliquer que l'on puisse ourdir des complots sans en appeler à la conscience ou au consentement.
Ce mimétisme n'est possible que dans une configuration où le réel est fini, stagne, fixe. Autant dire que l'infériorité se définit par la fixité, quand la supériorité s'exprime par l'antientropie (néguentropie si l'on veut). D'où la critique contre le concept de désir mimétique chez Girard. Car si Girard note que le mimétisme n'est l'apanage de l'homme qu'en tant que l'homme est inféodé à Dieu (Dieu chrétien pour Girard), cette conception revient à disjoindre l'homme de Dieu, soit à rendre imperméable l'ordre fini de l'infini.
De ce fait, Girard n'expliquerait pas autrement que Descartes l'intervention de la création dans l'ordre du fini. Tel un deus ex machina, Dieu viendrait changer le cours des choses et expliquer les changements de paradigmes. Girard se montrerait contre le sens transcendantaliste contenu dans les pyramides : le fini est interconnecté avec l'infini. Voilà qui ne signifie pas que l'ordre pyramidal recoupe dans l'ordre fini l'ordre infini, mais que l'incarnation de l'infini aboutit dans le fini au pyramidal. L'imitation n'est pas une clé pour comprendre le fonctionnement du réel, car elle fait abstraction de l'infini ou explique le rationnel de manière irrationnelle, alors que le mystère des pyramides consiste à décrypter de manière rationnelle la structure du fini connectée avec l'infini déstructuré.

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