vendredi 4 mars 2011

Les sophistes et les atomistes

De la méontologie (suite).

Protagoras fut presque le contemporain de Démocrite. D'après une tradition, il aurait été son disciple; d'après une autre, son maître. Difficile de trancher. Il serait sans doute plus sensé à première vue d'en faire le disciple qui aurait tourné au sophiste fondateur. Une énième tradition lui impute carrément d'être le fondateur du terme sophisme. Protagoras fut un sophiste émérite et fameux qui probablement naquit environ trente ans avant Démocrate, dans la même ville. Difficile d'estimer que les deux hommes ne se sont pas connus, mais rien ne prouve que leur philosophie soit connectée directement.
Il est certain que Protagoras produit une certaine tradition abdéritaine, c'est-à-dire qu'il est l'un des héritiers avec Démocrite des sagesses perses et hindoues qui trouvèrent en Abdère un centre culturel (pas seulement politico-militaire) de premier plan. Il est curieux de retrouver Protagoras à la croisée des chemins dans la ville athénienne de Thourioi où il aurait été le constitutionnaliste de premier plan, à la demande de Périclès. Le Traité du non-être tente d'apporter une réponse radicale aux questions posée par Hérodote et Protagoras : que les lois et la pensée émanent de l'homme - et pas des dieux.
Je pencherais plutôt pour un Protagoras qui exprime une autre tradition de type nihiliste que celle de Démocrite, la tradition atomiste. Car si Leucippe a bien vécu en tant que maître effectif de Démocrite, il devait être à peu de choses près le contemporain proche de Protagoras. Dans ce cas, Protagoras aurait fondé une autre école de la tradition nihiliste, Démocrite étant un atomiste tandis que Protagoras serait un innovateur sophiste au point d'avoir fondé ce néologisme en Grèce. Les sophistes n'existaient pas avant leur apparition en Grèce. On trouve des traditions de sages faisant payer leurs leçons et leurs savoirs à de riches élèves avant l'ère de la Grèce antique, mais pas de cette manière rationnelle et avec ce nihilisme débauché.
Posons que Protagoras qui fonde la constitution de Thourioi sur des bases philosophiques et juridiques entièrement humaines, sans le secours des dieux, a davantage fondé son savoir que Démocrite. Quand on lit la philosophie de Démocrite, il semble charrier un savoir théorique dans lequel il a beaucoup appris et beaucoup répété, en excellent élève, sans jamais inventer quoi que ce soit (ce qui est le cas du bon élève et aussi son imposture, puisque la création devrait être l'aboutissement supérieur de tout savoir, aussi pointu soit-il).
A la différence, chez Protagoras, l'innovation semble être cette rationalisation radicalement et exclusivement humaine, qui émanerait d'une certaine mentalité dont Protagoras aurait été un des précurseurs, sinon le précurseur. Si Protagoras est un innovateur sophiste et que Gorgias est un nihiliste antérieur par la tradition qu'il représente, les sophistes expriment l'individualisme théorique le plus fort, puisque chaque sophiste charrie son propre message théorique et que les différentes doctrines sophistiques présentent des différences significatives.
Quand Gorgias (483-374 av. J.-C.), contemporain de Protagoras (490-420), compose son Traité du non-être, il ne peut exprimer sa radicalité théorique qu'en mimant le jeu de nature rhétorique, comme si le propre du sophiste était de considérer que l'exercice théorique constituait une interrogation assez superficielle et inutile. La théorisation que propose la tradition répercutée par Démocrite est tenue par le sophiste (dont Protagoras et Gorgias) pour une erreur méthodologique autant qu'une perte de temps, puisque le questionnement sur les causes premières laissera à chaque fois apparaître l'impossibilité de toute réponse claire et définitive.
Alors que Démocrite théorise sur les fondements de l'être, les atomes, qui coexistent, avec le non-être, tous deux infinis, théorie incohérente et impossible, théorie vite abandonnée, Protagoras et les sophistes à sa suite laissent tomber toute velléité de théorisation et se concentrent sur la virtuosité du langage (et autres techniques afférentes). Mon interprétation du lien entre Protagroas et Démocrite repose sur cette thèse : que le fondateur du mouvement historique des sophistes appartient au même moule de pensée que Démocrite, le socle d'Abdère, mais que les deux penseurs proposent deux doctrines différentes à l'intérieur de ce moule identique.
Démocrite est un théoricien du nihilisme de filiation abdéritaine qui reprend à mon avis de manière assez fidèle les thèses héritées de traditions indiennes. Protagoras est un innovateur de ces traditions qui ont navigué entre l'Inde, la Perse et Abdère. Il propose une adaptation de ces théories, retranscrites assez fidèlement par Démocrite, en supprimant tout le contenu théorique (physique) et en proposant un développement impressionnant des implications langagières.
Démocrite demeure un théoricien du nihilisme, quand Protagoras propose une approche purement pratique du nihilisme, qui n'est pas sans évoquer les travaux et exigences de certains logiciens et philosophes du langage contemporains, dans la veine de la philosophie dite analytique. La doctrine de Protagoras a été elle aussi presque tout à fait perdue, ce qui en dit long sur le crédit que les Anciens ont accordé à ces théories atomistes et sophistes. Pourquoi a-t-on égaré Démocrite, Gorgias, Protagoras, les sophistes, Epicure, tant d'autres de cette tradition nihiliste virulente, sinon parce que les doctrines qu'ils produisaient étaient comprises comme dangereuses et destructrices par ceux qui les lisaient et les retranscrivaient?
Pourquoi un Aristote a-t-il connu une postérité considérable, quoique tortueuse aussi, alors qu'il coule de source qu'il relaye sa propre version, fortement novatrice, du nihilisme propagé notamment par Démocrite et les sophistes? La doctrine de Protagoras, pour ce qui nous en reste, peut se résumer à deux principes simples et voisins :
« L'homme est la mesure de toute chose : de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas. »
« L'homme est la mesure de toute chose : de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas. »
Ces deux maximes pourraient se résumer comme suit :
1) la connaissance est impossible;
2) la connaissance est relative à l'observateur.
Nous nous trouvons en plein maelström entre la millénaire tradition taoïste (concernant certains éléments fondamentaux) et les substrats théoriques de la physique quantique (notamment autour des écrits du fondateur Boehr). Cette tradition est pour le moins lapidaire : Protagoras explique en gros qu'il est assez vain de chercher à réfléchir à propos de sujets fondamentaux et théoriques, car la connaissance est impossible. Seul le savoir postérieur au fondamental est possible. D'où l'importance accordée à l'érudition du langage.
Si Protagoras tire sa doctrine du savoir abdéritain, l'inflexion qu'il lui donne est notablement différente de la doctrine des atomistes chère à Démocrate (et à son mystérieux maître Leucippe) : si tous deux participent du nihilisme, avec l'existence contradictoire accordée au non-être, Démocrite estime que le fondement théorique est nécessaire, quand Protagoras infléchit cette conception historiquement première pour décider que la théorie est aussi inutile qu'incertaine.
Peut-être Protagoras a-t-il cherché, avant Démocrite d'un point de vue chronologique, à échapper au piège qui est tendu par la version atomiste du nihilisme, soit l'idée d'une théorie contradictoire et intenable, qui accorde l'existence conjointe de l'infini à deux ensembles antagonistes (l'être et le non-être). Le sophisme tel qu'il fut fondé par Protagoras aurait ainsi pour point commun, par-delà les divergences doctrinales, de chercher à instaurer une cohérence au nihilisme, ou tout du moins, plus qu'une cohérence de toute façon impossible, du moins une pérennité incohérente.
Les sophistes seraient partis du même point de départ qu'Aristote, mais ils auraient échoué. Aristote aurait réussi dans l'édification du nihilisme pérenne, là où les sophistes auraient échoué. Que les sophistes soient plus anciens avec Protagoras que Démocrite ne doit pas étonner, car Démocrate n'est que le propagateur abdéritain d'une doctrine qui n'est de toute façon pas grecque. Quant à l'échec du projet sophiste, tel qu'il fut lancé et baptisé par Protagoras, il repose sur l'idée que l'on peut produire des applications justes sans théorie fondamentale préexistante, c'est-à-dire avec une théorie implicitement fausse.
Les sophistes ont perfectionné les conséquences sans se préoccuper de la cohérence des causes. Cette erreur invraisemblable explique leur chute. Car si Platon raille leur vénalité et leur malhonnêteté, derrière ces accusations ridicules et qui seront retenues par la postérité, il y a le reproche théorique : ces gens parlent d'autant mieux qu'il ne savent pas de quoi ils parlent. Ce sont des baratineurs sans fondement. Peut-être est-ce vers cette méthode inepte que penche Nietzsche quand il supprime le fond sans le remplacer, c'est-à-dire en promouvant seulement les apparences derrière les apparences, dans un cycle de réduplication plus encore indéfini qu'infini.
Il est plausible que les sophistes aient tenté, par cet escamotage du théorique fictivement remplacé par le pratique, de résoudre les contradictions internes à la doctrine atavique nihiliste, telle qu'elles ressortent de manière criante chez les atomistes. On trouvera d'autres écoles pour inféoder le primat théorique sous la primauté pratique - ainsi des cyrénaïques hédonistes ou encore des sceptiques de l'école de Pyrrhon. Les épicuriens citeront la doctrine des atomistes autour de Démocrite, mais ils lui conféreront une différence théorique d'importance (en sus de divergences mineures) : pour eux, l'être comporte une certaine finitude, alors que pour Démocrite, l'être des atomes est infini en ce que les compositions à partir des atomes sont indéfinies.
Les épicuriens permettraient sans doute de mieux comprendre Démocrite et les atomistes, en ce qu'ils auraient cherché, quelques siècles plus tard, à associer le substrat théorique de Démocrite à la pratique exclusive et réductrice des sophistes en résolvant les incohérences les plus criantes tout en insistant sur l'importance de l'action morale. L'échec des sophistes laissa le champ libre à la proposition aristotélicienne : les sophistes ayant condamné la théorie au profit du langage, Aristote comprit l'urgence qu'il y avait à corriger les trop grandes incohérences théoriques présentes chez Démocrite tout en affrontant le problème.
Et sa solution fut : reléguer le problème de l'incohérence théorique dans la sphère du non-être, là où l'indécidable le rend moins préoccupant. Ce faisant, la doctrine aristotélicienne est très théorique, très ardue et fort peu pratique. Epicure se propose ainsi de forger une morale qui soit en lien avec la théorie, mais qui soit plus abordable et qui débouche moins sur des recherches scientifiques que sur un art de vivre en marge de la société décadente. Quand on comprend que le Jardin d'Epicure a valeur de retraite plus hypocrite que monacale, l'incohérence ressurgit de plus belle. Et Epicure perd son pari de réconcilier Démocrite le théoricien des atomes et Protagoras le fondateur du sophisme et pourfendeur des interrogations premières inutiles.

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