vendredi 29 avril 2011

Toujours jamais

http://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20110420trib000616686/quand-l-economiste-en-chef-du-fmi-preconise-une-baisse-des-salaires-dans-certains-pays-d-europe.html

On nous bassine avec les propos de plus en plus menaçants et transparents d'un porte-parole des intérêts financiers mondialistes, dont le siège ne se trouve pas en Israël ou chez les sionistes internationalistes, mais à la City de Londres (le sionisme étant de fait une idéologie manipulée et promue par ces cercles financiers). On dirait qu'Attali s'exprime comme s'il répétait un message qu'on lui délivre, avec une petite touche de personnalisme narcissique : s'exprimer au futur simple, comme si le point de vue qu'il exprimait présentait le pouvoir de s'imposer de manière quasi infaillible et démiurgique au réel.
Il y a cependant un travers qui perd notre Jacques : son narcissisme, qui le pousse à passer pour le plus intelligent, le plus perspicace, le plus clairvoyant. Du coup, il s'est lancé dans la futurologie, avec une soif de la prédiction qui parachèverait la stratégie (la géopolitique britannique?) et lui donnerait même une supériorité quasi philosophique. Attali aurait inventé un genre : la stratégie philosophique. Il se trouve contraint d'enrober les informations stratégiques financières qu'il tire des milieux financiers dominants dont il fait partie par des considérations générales qui ne sont pas qu'économiques et qui le contraignent à édulcorer de beaucoup son propos.
L'autre critère qui déforme les informations stratégiques de première main dont dispose Attali, c'est son progressisme. Attali serait un synarchiste qui se voudrait tant socialiste. Mais il tient plus que tout à cette réputation de progressiste que das son cas comme dans ceux apparentés plus personne ne prend au sérieux, ni dans les milieux intellectuels parisiens, ni dans le peuple de France (hors duquel la réputation d'Atali est peu de chose). Par ces deux critères, Attali croit gagner en profondeur philosophique et politique ce qu'il perd en précision stratégique. Mais il perd sur tous les tableaux, car l'appareil critique qu'il propose est des plus rebattus, pour ne pas dire médiocre; et son ambition prédictive et stratégique ne se trouve pas ajustée par son souci de la réflexion.
Au contraire de cette démarche édulcorée et intenable, obligeant à des contorsions idéologiques, voire des grands écarts avec la logique, et parfois la morale, le point de vue de Blanchard ne s'embarrasse pas de circonvolutions, ni d'ambition philosophique. Lui est un pur économiste qui travaille en tant qu'expert attitré au FMI de haut vol, avec une certaine méthode avant-gardiste : Blanchard appartient à la cohorte des économistes comportementalistes qui entourent notamment le président Obama de leurs précieux conseils (avec le succès que l'on sait, puisque les Etats-Unis sont en faillite économique et au bord de l'implosion sociale, si ce n'est de l'insurrection).
Blanchard s'exprime en économiste. Ses conseils stratégiques sont ceux d'un économiste comportementaliste. Sa mission : faire payer au peuple l'addition de la crise et accroître le pouvoir des élites financières qu'il représente. Au passage, il est plus qu'à craindre que son mentor au FMI, ce DSK au service de la City, partage tout à fait le point de vue pour le moins radical et menant au fascisme de Blanchard.
Qui sont les économistes comportementalistes? Ils ont une particularité, que partage le futurologue Attali : ce sont des keynésiens d'obédience apparentée et c'est pour cette raison précise qu'ils tiennent par-dessus tout à se positionner à gauche, avec une certaine légitimité depuis que le socialisme et le communisme se sont mâtinés de libéralisme. Ne parlons pas des écologistes plutôt de gauche, qui travaillent souvent explicitement pour les intérêts spéculatifs, parfois directement subventionnés par eux, comme c'est le cas de Nicolas Hulot, dont l'intervention en politique s'apparente aux frasques hilarantes du personnage cinématographique attitré de Tati.
Le secret trop tu de Keynes, c'est que ce n'est pas un économiste progressiste au sens où il souhaiterait le partage républicain des richesses; mais un impérialiste de gauche au sens où il souhaite une domination assez modérée et pérenne. L'autre secret, plus terrible et indicible de Keynes, n'est pas qu'il fut un bisexuel assoiffé de statistique (à moins que ce ne soit l'inverse); ce secret tourne autour de son accord avec les engagements de Schacht le ministre des Finances allemand sous Hitler. Schacht put mener à bien sa politique nazie de restructuration par la guerre (la politique qui revient actuellement) parce qu'il se trouvait soutenu par la frange la plus radicale de la finance internationale.
Le lien entre Schacht, Keynes et ces milieux financiers indique que l'impérialisme de gauche comme de droite finit toujours dans la nécessité fasciste de la violence sans issue. C'est ce qui se produisit à l'époque de Keynes et de Schacht. C'est ce qui se reproduit en ce moment avec les conseils à peine différents prodigués par Attali en France et Blanchard au FMI. Si l'on ôte à Attali son intervention encore trop hexagonale, ne lui en déplaise, lui qui se rêve en visionnaire mondialiste, le profil d'expert de Blanchard convient mieux au prestige de l'idéologie mondialiste : voix supérieure du FMI, ventriloque des milieux d'affaires de l'Empire britannique, propos rares et directs dans les médias.
Quels sont ces propos? Blanchard le pur de l'ultralibéralisme de gauche actuellement à la tête du FMI rappelle (suite à des propos quasi similaires déjà tenus à ce sujet, vers septembre 2009) qu'"il y a des raisons d'être inquiet. Les Etats-Unis manquent d'un plan crédible à moyen terme pour réduire leurs déficits budgétaires." Et pour faire face à cette crise qui dure malgré les promesses mensongères de reprise distillées en particulier dans les démocraties libérales d'Occident, qui ne roulent pas pour la vérité, mais pour le libéralisme, notre expert en ultralibéralisme comportementaliste, à propos des Etats occidentaux en faillite programmée, voire effective, préconise d'améliorer "considérablement leur productivité" ou de baisser "leurs salaires, ou les deux".
Comme Blanchard tient à sa réputation d'expert en économie, bien que ces économistes majoritaires se soient trompés et se trompent encore et encore dans leurs prévisions de la crise actuelle, il ne verse pas dans les propos sciemment mensongers que tiennent régulièrement les politiciens et leurs sbires en statistiques, qui annoncent qu'enfin la crise est finie - tous les trois mois. Mais le pire n'est pas tant de mentir régulièrement que de croire à ces mensonges explicites. Les peuples qui dans leur majorité croient ou au moins se taisent face à ces manoeuvres de propagande sont encore plus responsables que leurs dirigeants (et ont obtenu les dirigeants qu'ils méritent).
Non, Blanchard se veut plus précis, rigoureux et honnête : il rappelle que la crise est très grave, pas seulement aux Etats-Unis et que "l'effet de ces réformes prendra du temps et avant qu'on en voie les résultats, ces pays auront du mal à revenir emprunter sur les marchés." Propos qui ressortit du sophisme le plus sidérant et qui n'aurait rien à envier à la langue de bois soviétique. Le libéralisme moribond ment comme le communisme moribond mentait. Chez le sympathique expert Blanchard, la crise ne se trouve pas indéfiniment terminée, puis reprend quand même, mais elle est renvoyée plus habilement et à jamais aux calendes grecques. Un peu comme la différance derridienne permettait de faire disparaître à jamais le sens, la reprise comportementaliste existe toujours plus tard - toujours jamais. Avant que jamais ne survienne, il sert le déni présent, temps urgent du régime drastique et de la destruction au nom du chaos.
C'est la référence implicite, quoique obvie, que Blanchard adresse à ses interlocuteurs les dirigeants des Etats-nations, qui n'ont qu'à bien se tenir, soit se soumettre aux mesures préconisées par le FMI, cette instance des factions financières autour de la City de Londres (étude d'avril 2011 notamment
http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2011/01/pdf/c2.pdf
). Les mesures de "plan d'économie" et de "sacrifices budgétaires" n'ont pas seulement des saveurs races de rituels religieux sanguinolents (la fameuse "livre de chair" chère à Shakespeare dans Le Marchand de Venise). Il s'agit rien de moins que d'adhérer fanatiquement à une doctrine fort peu économique et tout à fait nihiliste : le chaos constructeur. L'idée selon laquelle pour créer et construire, il convient de détruire et de semer le chaos. Cette conception désaxée et meurtrière, qui commence à engendrer des guerres un peu partout dans le monde, repose sur le dogme implicite et dénié selon lequel le non-être côtoie l'être et que c'est seulement par la collision entre les deux éléments antagonistes que l'on obtient la pérennité de l'être (parfois inféodé explicitement au non-être indéfinissable, contradictoire et irrationnel).
Quant à l'économiste qui exige des économies, la polysémie du terme d'économie est intéressante, comme si le fondement pur et sérieux de la science économiques impliquait tôt ou tard que les plans d'économie croissante se clôturent de manière tragique et consternante sur des programmes d'économies drastiques et meurtrières. Il est vrai que dans un plan de nihilisme universel (au sens plus universel de "fascisme universel"), la destruction, créatrice ou assumée, finit toujours par tuer, détruire et annihiler. Enième preuve en ce moment.

mercredi 27 avril 2011

Black blanc beur : beauf 2.0

"Personne me berne, j'garde mon cul au sec donc
Personne me baise, tout le monde s'observe mais boy
Personne ne gère, en fait tout l'monde tape dans ton échec
Inutile de t'dire que j'suis le best
Je pense que tu le sais."
Flag the Name, Rap français.

Si vous voulez découvrir les goûts musicaux du beauf 2.0, le beauf made in 2011, n'écoutez pas les anciens labels gaulois à forte imprégnation américano-anglaise Johnny Halliday ou Pascal Obispo, mais des musiques vulgaires tout aussi sous-américanisés, peut-être encore en pire, de style black ou beur. Par exemple : du rap ou du raï. Le mieux n'est pas de se rendre compte qu'un Joey Starr porte l'archétype actuel du beauf black rap décérébré et fier de sa bêtise, la possibilité évidente et déniée que le beauf soit aussi Africain. Flag The Name, rappeur underground d'Evry, inconnu propageant un discours frimeur et stéréotypé, incarne au plus près la beaufitude actuelle, en tant que l'underground recèle une avant-garde aussi prestigieuse que mystérieuse, alors que ce qui est sous terre soit sort de sa cache, soit pourrit dans sa gangue. C'est le destin qui attend les membres fascinants de l'underground, à commencer par ces collectifs blacks et beurs qui ont pris la relève des rockers blancs ridiculisés, non de l'avant-garde artistique, mais de l'avant-garde de la beaufitude. Loin d'incarner une alternative qualitative supérieure au médiatique, l'underground exprime une fausse différence maquillée en conformisme aussi prévisible que risible.



On nous a démystifié et légitimé, souvent de manière cocasse et indulgente, la figure du beauf, dont l'origine étymologique demeure entourée d'un certain mystère, mais qui désigne la figure de la vulgarité intellectuelle replète et autosatisfaite. Au passage, si le beauf pourrait indiquer la contraction morpho-syntaxique du beau-frère, cela en dit long sur la haine familiale que l'on peut porter envers l'intrus par excellence. Quand on y ajoute la réputation consternante que traîne la belle-mère, on mesure que les pièces rapportées sont toujours dénigrées.
La figure emblématique de la vulgarité sympathique et égocentrique dans la BD Tintin est ce Séraphin Lampion qui pour le plus grand plaisir des lecteurs de la série déclare à un moment à son interlocuteur médusé qu'il n'a rien contre la musique, mais que là, franchement, en pleine journée, il préfère un bon demi. Qu'est-ce que la vulgarité? Sans doute entre-t-il certains préjugés, fondés ou non, de classe sociale, où l'on se moque des beaufs comme d'inférieurs tant intellectuels que sociaux. Peut-être même trouve-t-on une équivalence entre l'évaluation intellectuelle et le statut social.
Mais pas toujours, si l'on s'avise que le beauf peut relever d'une certaine mentalité vulgaire et gagner très correctement sa vie, comme un patron de bar, un artisan ou un commerçant - sans toutefois appartenir à de hautes classes sociales, ou alors par provocation. L'on se moque de nos jours souvent des beaufs à raison, mais depuis des milieux dits bobos, alors que ces milieux peuvent révéler une vulgarité obvie, de type écolo (comme l'atteste l'un des fondateurs du terme beauf, le caricaturiste Cabu). Qu'est-ce que la vulgarité?
Étymologiquement, elle désigne le comportement émanant du bas peuple, ce qui indique une classification sociale tout aussi fondée qu'en grande partie amalgamante et méprisante. Leçon notamment proustienne : on est toujours le vulgaire de quelqu'un - et l'on mesure la pertinence cruelle de cette assertion à l'aune de la critique proustienne des snobs, qui peuvent se monter vulgaires et parvenus comme le médecin Cottard ou l'universitaire Brichot : le grand bourgeois type Verdurin serait le vulgaire de l'aristocrate type Saint-Germain.
Une définition qui recoupe l'étymologie : la vulgarité serait l'adhésion totale, naïve et innocente, à l'apparence sociale, le social délivrant certes un sens, une hiérarchie et des valeurs, mais qui se révèlent cependant réducteurs, puisque ne rendant compte que de manière superficielle du réel. Le vulgaire serait un réducteur social important et borné, qui viendrait du bas peuple en ce que le bas peuple propose la plus forte faculté de réduction sociale qui soit, notamment par sa faible éducation majoritaire et par les goûts souvent stupides qu'on y glâne. La vulgarité serait l'apanage de tout individu qui réduit le sens réel au sens social.
On pourrait à ce titre opérer une comparaison entre vulgarité et snobisme, puisque le snobisme consiste à tenir certains codes sociaux pour des codes ontologiques. Dans les deux cas, l'erreur est comique en ce qu'elle réduit le réel au social. Le snob est vulgaire en ce qu'il veut faire plus, quand le beauf est vulgaire en ce qu'il est heureux de ce qu'il est - de sa croyance manifestement fausse et simpliste selon laquelle le moins est le plus. On tenait avec le chanteur Brel le slogan "beau et con à la fois", si vérifiable (heureusement pas toujours); on pourrait corriger : "Beauf et con à la fois" - ou "heureux d'être beauf et con".
L'une des principales caractéristiques retenues dans la définition du beauf tient dans ses choix vestimentaires improbables ou dans son langage empreint d'énormités dénotant l'absence de réflexion, voire le culte pour ce qui est faux et crédule. L'aspect attachant du beauf (la gentillesse du crétin) se révèle en faits toujours faux et dangereux. Dans les cas obvies où le beauf se montre frimeur et menteur; mais aussi dans les cas où il serait sympa et simplet, puisqu'au sens nietzschéen, sa gentillesse sociale reposerait fondamentalement sur le ressentiment ontologique.
Cette gentillesse vulgaire cache en son sein la haine d'admettre que l'on est justement vulgaire, soit réducteur en diable. Gentillesse qui se commuera en méchanceté agressive et sotte à partir du moment où elle se trouvera révélée et prise en défaut (et plus elle se trouvera contestée, plus elle se montrera agressive, comme pour parer de manière inappropriée et désespérée à son identification démasquée). Le beauf est ainsi celui qui prend le social pour le réel, qui réduit le réel au social. D'où cette confusion entre simplicité et simplisme. Le charme du beauf, si l'on peut oser cette énormité confirmée par les faits, viendrait de cette confusion béate et bienheureuse, selon laquelle le beauf a forcément l'air en apparence de quelqu'un de simple et sympa, alors qu'il est seulement de tendance simpliste et simplette.
Raison pour laquelle le beauf désigne le beau-frère, avec l'association sémantique, encore une fois, de beau et de beauf, dans la mesure où la crainte principale concernant le beau-frère est la mésalliance de nature sociale : "Ma soeur sort avec un beauf" signifierait "Je crains que ma soeur sorte avec un simplet simpliste et dégradant". C'est malheureusement parfois le cas et pour les mêmes raisons que selon La Rochefoucauld il est très malaisé de faire admettre à un interlocuteur lucide qu'un tiers est fou; il est périlleux et tortueux de persuader son interlocuteur que son beauf est un type réellement stupide, vulgaire, menteur, pas du tout enjoué et dynamique. La catastrophe survient quand le beauf, heureusement non beau-frère, se révèle vulgaire, mais encore frimeur et cassant, comme s'il y avait lieu de tirer supériorité de son infériorité. Sans doute cette morgue proprement insolente, consistant à renverser le moins en plus, dans une perversion aussi stupéfiante qu'irritante, provient au fond d'un sentiment d'infériorité, voire d'humiliation sociale : j'ai été méprisé par mes éducateurs, mes parents ou mes camarades, donc j'en suis venu pour me protéger de ma faiblesse intellectuelle et humaine à renverser de manière simpliste et fumiste l'inférieur de ma condition en supérieur d'imitation (voire d'irritation lucide, quoique vaine).
Le gueux parfaitement vulgaire joue au grand seigneur et se prend pour un grand seigneur dans la mesure où il se comporte en petit parvenu vulgaire et grotesque. Il met de l'affectation à s'habiller comme un plouc, achète des voitures au-dessus de ses moyens et estime que ce qui a de la valeur consiste non seulement dans le pur social, mais dans les objets qui aux yeux du social vulgaire deviennent les symboles de la réussite sociale (un indice du beauf est son désintérêt pour le théorique et l'intellectuel). Le personnage de cette farce serait le très vulgaire Jacques-Henri Jacquard du film Les Visiteurs, qui refuse d'autant plus en parvenu snob et hystérique sa parenté avec son aïeul pouilleux Jacquouille la Fripouille qu'il estime avoir réussi dans la vie en embrassant les valeurs les plus médiocres de l'argent et du chic bling-bling. (Un rappeur pourrait aussi dans une large mesure incarner cette figure.)


Jacquard est le beauf péteux contemporain, hôtelier friqué et plus encore thuné que tuné, qui réussit dans la mesure où il a de l'argent sans guère d'intelligence et où il croit que la fin de l'existence intervient quand on a de l'argent. Du coup, il flambe et s'achète un château qu'il loue à des bourgeois, couples en villégiature ou marchands en séminaires. Notre hôte maniéré et haut en couleurs (un tic du beauf que le souci du vestimentaire à la mode médiocre et outrancière) est méprisé par les grands banquiers qui viennent organiser leur séminaire dans son château, mais qui le moquent du fait de leurs savoirs additionnés à leur argent (ces banquiers prétentieux mais pas beaufs savent que le social n'est pas la fin du réel). Difficile néanmoins de juger qui est le plus détestable entre le banquier savant et prétentieux et le beauf ignare et prétentieux (fier de son ignorance et de sa bêtise casse). Quant à Jacquouille la Fripouille, notre valet-paysan médiéval et arriéré en devient par contrecoup presque attachant puisqu'il fait rire et qu'il présente au moins l'insigne mérite de ne pas se prendre au sérieux. Il serait ainsi le beauf sympa dans ce film très grinçant et lui-même vulgaire, dans une mise en abîme sinistre pour le cinéma français (plus beauf que comique?).
Mieux vaut certes être bête et gentil que bête et méchant (même si cette gentillesse est tout aussi superficielle que le social pris pour finalité). L'aspect comique du beauf est aussi récurrent, puisque la bêtise du beauf donne largement à rire, qu'il soit gentil ou méchant. Tant Jacquouille que Jaccard sont hilarants dans leur processus de gradation beauf, du puant au péteux. Quant à Lampion, il n'est pas seulement ridicule. Il donne aussi à rire (et à réfléchir, les deux pouvant aller de pair). Cette drôlerie s'explique par le décalage entre ce que le beauf croit réel et ce qui est réel. La musique est plus profonde que la bière, mais Lampion les estime équivalentes. Écouter de la musique en pleine chaleur est moins agréable que de boire une bière fraîche si et seulement si les deux activités sont équivalentes.
Mais cette bonhomie qui s'affiche au grand jour comme de la placidité n'est pas du tout inébranlable. Que l'on s'avise de chatouiller un Lampion dans ses retranchements de mélomane sous (triple) pression en lui expliquant que la musique est plus profonde que la bière - et il s'énervera immanquablement, perdant sa légendaire bonne humeur hilare et figée. Le comique de Lampion vient du fait que l'on ne prend pas au sérieux la rhétorique imbécile de Lampion. Si on la prenait au sérieux, Lampion serait effrayant et monstrueux. Car pour boire une bière devant un parterre de musiciens, notre assureurs tous risques se montrerait fort capable d'interdire toute musique de qualité et d'exiger en lieu et place de Bach ou Mozart la convocation in petto de hard rockers vociférant leur haine affectée et diaboliquement puérile sur des airs de guitare électrique saturée (ou des airs de lampion, ce qui expliquerait le patronyme retenu par Hergé).
Cela m'évoque une anecdote personnelle où, contraint de subir les énormités lourdingues d'un jeune homme manifestement imbécile, quoique passablement frimeur aussi, je fus contraint à expliquer dans ma propre naïveté (croyant qu'un beauf pouvait se corriger) que la contemplation d'un chef-d'oeuvre de Rembrandt n'impliquait pas le même coefficient de réalité que le spectacle d'un beau paysage rempli de pâquerettes et de lilas en fleurs. Loin d'écouter ce que je lui argumentais et qu'il ne comprenait pas, du fait de sa cuistrerie plus que de ma qualité, ce beauf à baffes biffées me rétorqua sans rougir et sans honte apparente qu'il préférait de loin faire l'amour à sa femme que de s'attarder devant un tableau, fût-ce un chef-d'oeuvre.
Les bras m'en sont tombés et j'ai regretté d'avoir perdu du temps à expliquer à ce crétin quelques vérités esthétiques élémentaires pour tout esprit utilisant ses facultés de réflexion - un tant soit peu. Ce beauf jeune et à la mode ne pouvait pas plus saisir la grande peinture que Lampion la grande musique, déstructuré par une courte existence consacrée à l'hédonisme cuistre et repu, sans doute subi, et non à l'exercice de l'intelligence; fait aggravant quoique prévisible, notre beauf 2.0 s'interdisait encore plus de comprendre quoi que ce soit de théorique et de classique, dans un réflexe d'autodéfense à court terme, car cette compréhension salutaire aurait été fort dévastatrice pour ses valeurs médiocres et rabougries, sa personnalité déstructurée et son environnement (justement) social. Moralité : face à un imbécile, le plus sage est de s'éloigner poliment que de s'irriter inutilement, même si l'on doit de temps à autre subir certaines remarques impertinentes et imprévues jusqu'alors.
Lampion semblait préférer la bière à la musique; notre lapin crétin quant à lui préférait de loin faire l'amour à sa femme que de contempler un tableau (exercice intellectuel fastidieux et éreintant). Dans les deux cas, il est vraisemblable que ces prétentions exorbitantes et impertinentes soient juste destinées à ajuster le réel à ses propres conceptions étriquées et hilarantes. Variante 2.0 de la répartie savoureuse de Lampion : je n'ai rien contre la peinture, mais là, franchement, en pleine journée, je préfère faire l'amour à ma femme. Le plus drolatique étant sans doute que notre impétrant, non seulement se vante de sa puissance sexuelle dans sa grande folie de passer pour impuissant ou peu viril, mais encore opère un rapprochement qui démasque et sa véritable obsession médiocre du sexe comme fin de l'existence - et sa probable limite sexuelle dans le champ auquel il accorde l'importance primordiale et suprême de sa valorisation obtuse et myope.
Tant il est certain qu'un lapin ne peut se montrer à la fois chaud et crétin - ou alors le chaud lapin convertit sa crétinerie impayable en raté prétentieux et fier de ses (contre) performances. Au demeurant, qu'est-ce que le sexe comme fin, sinon l'aveu de son impuissance intellectuelle plus que sexuelle (le sexuel étant inféodé à l'intellectuel, sauf dans une conception perverse et fausse comme celle d'un beauf)? Le sexe incarne l'application de l'argent-roi, et l'on retrouve la voiture comme expression de la puissance virile, l'objet sexuel de la femme et l'argent bling bling dans une expression à la mode du beauf 2.0, les productions commerciales savoureuses quoique périssables du rap, tant underground que médiatique. Mais je m'écarte de mon sujet, quoique ce soit dans les digressions que se trouvent les réflexions les plus instructives. La vulgarité qui marque et démarque le beauf, expression dénaturée d'ordre social, se trouve tout à fait reconnue concernant les beaufs historiques, soit les Français blancs moqués et ridiculisés (voir notamment la BD cruelle et lucide Les Bidochon); mais reste peu remarquée concernant la possibilité que les beaufs actuels puissent aussi être arabes ou noirs.
Sans doute entre-t-il dans ce préjugé inversé une forte part de peur de se trouver accusé de racisme ou de préjugé. On dédouane volontiers les gens de couleur (expression dénuée de sens et remplie de préjugé) de toute caractérisation sociale péjorative par crainte d'être taxé de racisme, alors qu'il est frappant de s'aviser que les rappeurs sont souvent des beaufs complets et stéréotypés, qu'ils soient Noirs ou Blancs (ou autres). Je prendrai pour exemple les deux lascars du groupe NTM, dont le look vestimentaire avant qu'ils n'accèdent à la célébrité éphémère était explicitement du plus mauvais goût de beauf visible et risible (ci-dessous NTM avec un groupe de rap à textes, soit rappant mal te avec des textes d'une qualité seulement anodine).Avec leur réhabillage médiatique, ils sont passés du statut de beaufs naïfs à celui moins identifié et sans doute plus insupportable de beaufs branchés.

Pourtant, le vrai antiraciste considère que l'on est humain avant de relever de telle culture ou, plus superficiel encore, de telle couleur. L'humain vulgaire et heureux de sa vulgarité serait le beauf universel, qui aurait suivi le développement de la mondialisation. Selon cette acception cohérente et rationaliste, il est tout sauf surprenant que les membres des classe défavorisées, quelles que soient leur origine géographique ou leur couleur de peau, relèvent en premier lieu des beaufs, qu'ils soient Blancs, Noirs ou Arabes. On aimerait tant que les immigrés d'Afrique échappent à cette malédiction exclusive qui avait été diagnostiquée par les bobos comme Cabu ou Renaud contre les seuls ouvriers blancs vulgaires ou les patrons de bistrot franchouillards et au verbe bas.

On se moque de la beaufitude à condition qu'elle soit exclusivement centrée sur la beaufitude blanche et occidentale. C'est oublier que tous les êtres humains se trouvent intéressés au diagnostic de beaufitude comme d'intelligence, et qu'il est légitime d'estimer que la plupart des Noirs et des Arabes qui peuplent les banlieues françaises se trouvent aussi imprégnés de culture beauf que les autochtones dont ils partagent les paliers de HLM. Du coup, ils sont plus intégrés socialement qu'on le prétend chez les bobos journalistes, mais par le bas - les contre-cultures faméliques et démultipliées. Pour échapper à cette description aussi infamante que lucide du beauf 2.0, tout aussi Blanc qu'Africain, on aime à fabriquer du Noir ou de l'Arabe une image de toute-diférence qui l'exclut du jugement ordinaire.
Pour son avantage? Cette manière de (dé)classer, si elle présente dans l'immédiat l'avantage d'échapper au racisme, réinstaure paradoxalement à plus long terme une forme inversée de préjugé et de racisme par la différence exclusive et excluante qu'on instaure sous couvert de tolérance. Si l'on exclut les Africains de la sphère des Blancs, en bien ou en mal, il s'agit de racisme inversé autant que patenté. L'Africain est un homme comme un autre; ni plus ni moins - affirmation banale, irréfutable et consolante. C'est à ce prix que l'on échappe au racisme. La vulgarité n'est certainement pas l'apanage des Blancs. Les Noirs ou les Arabes qui ont débarqué en France depuis quarante ans environ peuvent tout aussi bien manifester de la beaufitude que les Blancs, que ce soient par leurs origines ou par leur imprégnation à la culture dans laquelle ils baignent.
On a du mal à admettre que la beaufitude est une expression de vulgarité qui touche toutes les cultures, autant celles d'Afrique que celles d'Occident. De ce point de vue, les Africains sont en moyenne plus beaufs que les Blancs vu qu'ils sont victimes par le fait du néo-colonialiste et impérialiste de la misère économique et culturelle (misère avant tout sociale). On a encore plus de mal à admettre que l'intégration des immigrés venant pour la plupart de couches défavoriseés dans leur pays d'origine s'est réalisée de manière tout-à-fait prévisible par l'acclimatation aux couches sociales défavorisées auxquelles les immigrés ont pour beaucoup appartenu.
De ce fait, on voit mal pourquoi les prolétaires africains échapperaient au syndrome de la beaufitude qui touche le prolétariat occidental dans certains cas remarqués et dénoncés. Enfin, on a du mal à admettre que la plupart des Noirs et Arabes français nés ne France, qui constituent la majorité des Français d'origine africaine, sont culturellement des Français de souche et se définissent par leur éducation française. Que cette éducation soit riche ou pauvre, longue ou frustre, elle est - française. La surrevendication des origines africaines fantasmatiques et fantasmées par les immigrés français d'origine africaine s'inscrit dans l'expression de certains mal-êtres, pas de la réalité. Ce sont ces populations immigrées, déracinées et perdues culturellement, qui constituent le terreau privilégié du développement de l'influence beauf, soit de la vulgarité.
Le lien entre vulgarité et déculturation est intéressant, car la beaufitude possible des Français issus de l'Afrique, mais nés en France, indique que la contre-culture beauf remplit l'espace du vide laissé par la carence identitaire ou culturelle. Ces Français se déniant Français alors que l'évidence indique l'inverse ressentent un fort malaise du fait qu'ils sont de nulle part, ni d'Europe, ni d'Afrique, d'aucune culture. La beaufitude en tant que contre-culture serait la première forme de parade culturelle face à l'absence de culture, à la perte radicale et inquiétante de culture. La vulgarité serait ainsi une proposition simpliste, immédiate et superficielle face au néant.
La proposition d'identité sociale pure ou finaliste (fondamentale) joue le rôle de proposition identitaire et culturelle au rabais. Mieux vaut peu que rien. La nature a horreur du vide, selon certains biologistes et philosophes (Leibniz ayant résumé cette position avec l'adage : "Pourquoi quelque chose plutôt que rien?"). Beaufitude et contre-culture seraient-elles synonymes? Si l'on prend les goûts musicaux de la plupart des banlieusards occidentaux issus de l'immigration, ils se portent autour du rap, du nouveau R&B ou de toutes ces musiques que l'on surnomme musiques blacks, qui sont des chansons éphémères et qui disparaissent avec le défilé des modes.
Le rap pourrait jouer comme un résumé parcellaire quoique emblématique de ce phénomène de la beaufitude qui frappe de manière inobservée et faussement inattendue les Français issus de l'immigration : d'ordinaire, on taxe de beaufitude l'autochtone blanc qui écoute du rock et qui prend plaisir à boire des bières en regardant un match de foot (auquel il ne comprend rien la plupart du temps et sans s'en rendre compte). Mais si l'on accepte de dépasser les préjugés antiracistes simplistes, selon lesquels la critique qui s'appliquent aux Blancs ne saurait s'attacher avec pertinence aux Africains du fait de leur culture différente et de leur couleur de peau qui constituerait le véritable dénominateur commun de cette différence creuse, on se rend compte que les valeurs prônées par le rap recoupent de manière très ethnique et stupide les valeurs dénoncées comme beauf, rock et blanches.
Comment définirait-on cette manière typiquement contre-culturelle de porter au pinacle du sens et des valeurs le sexe, l'argent, les femmes, la drogue, toutes valeurs que l'on retrouve à l'identique dans la culture rock? Preuve que par leurs goûts musicaux souvent vulgaires, les beaufs de nos jours sont blacks blancs beurs. Cette appellation censée sanctionner de manière stupide et irrationnelle l'égalitarisme qui serait né de la victoire sportive de la France à la Coupe du monde de football de 1998 est tout aussi beauf.
Le sport populaire de masse, gangréné par le dopage et le trucage, n'est pas né de l'idéologie raciste de Coubertin et autres apôtres du culte du corps. Elle rejoint les Jeux du cirque romains et toutes ces fadaises physiques où l'on endort depuis toujours les revendications sociales et politiques du peuple par des dérivatifs hallucinatoires et stupides. L'appellation black blanc beur découle directement d'une conception beauf élémentaire véhiculée par le sport de masse et de mensonge : la génération qui aurait assisté à la victoire éternelle de la France en 1998. Elle convient à la beaufitude actuelle, d'autant mieux qu'elle exprime l'une des dimensions les plus cardinales du beauf d'aujourd'hui : le sport comme finalité de vie.
Et après on s'étonne que nos avatars contemporains de gladiateurs antiques, ces sportifs professionnels comme Virenque ou Zidane en France, se montrent si stupides et hilarants quand ils prennent la parole et révèlent aux yeux du monde à quel point ils sont littéralement bêtes comme leurs pieds? Puisqu'on a pris l'habitude de se moquer des Johnny en référence au chanteur Johnny Halliday (qui s'appelle selon son identité réelle et non américanisée Jean-Philippe Smet et qui est belge de père), on pourrait tout aussi bien constater que le chanteur Joey Starr est un clone transposé au rap et à la culture black blanc beur de Johnny le rocker franchouillard et conservateur (comble du rocker).
On incrimine les beaufs quand ils sont blancs et franchouillards - pas quand ils sont blacks ou beurs. Ce pourrait être une définition spécifique du Black ou du Beur comme dénomination significative du Noir ou de l'Arabe : pourquoi le vocable branché à la sauce américaine (black) et non pas - noir? Pourquoi le néologisme verlan antiraciste beur au lieu d'arabe? Réponse : ce serait des mots beaufs pour qualifier de manière faussement positive et superficielle les Occidentaux venus d'Afrique. Un Joey pourrait rentrer dans le vocabulaire populaire pour désigner ces beaufs blacks ou beurs qui n'auraient pas à rougir de leur vulgarité par rapport aux Johnny blancs. Même changement de nom chez Joey que chez Johnny : on change d'identité quand on manque d'identité et quand on estime que l'identification à la réalité est in fine sociale. L'identification superficielle aux pires valeurs de l'Amérique contre-culturelle peut jouer ce rôle de catalyseur identitaire carencé, tant dans le rock que le rap.
Quant à ceux qui, prenant la pose d'experts musicaux underground alors qu'ils nagent dans l'inculte ignare, prétendent que le vrai rap serait à distinguer du rap commercial majoritaire, ils ne se rendent pas compte qu'ils opèrent la même justification oiseuse et contradictoire que ceux qui, pour réfuter les critiques peu douteuses concernant les stars ridicules du rock et la contre-culture qu'ils charrient, nous expliquent que le vrai rock country ou authentique se distingue du rock médiatique de toc. Le rap de toc médiatique représenterait le rap caricaturé et dénaturé par le système capitaliste; tandis que le vrai rap exprimerait la contestation sociale et la profondeur marginale et calomniée.
Malheureusement, une simple écoute de ce rap underground, de caractéristique contestataire et à vocation sociale, indique que l'on ne dépasse pas le niveau de la critique négative purement sociale, soit de la vulgarité typiquement beauf; et que du coup, on ne peut qu'émettre des critiques qui, si elles ne tombent plus dans l'insulte et la violence revendiquées hardcores, se révèlent minables, anodines, banales, confuses et stéréotypées.


On en viendrait presque à préférer le rap harcore au rap soi-disant plus intello et nuancé, en réalité mollasson et à peine moins médiocre (ce qui est meilleur que le nul n'est pas forcément le bon, tant s'en faut). Rien n'est pire que la bêtise travestie en apologie de l'intelligence (comme dans le cas de ces rappeurs underground de La Rumeur, dont le patronyme évoque leur identité peu existante). Il n'est pas possible de produire une musique de qualité qui s'en tiendrait à des standards purement et seulement sociaux, que ce soient dans le rap (musique black) ou dans le rock (musique blanche). L'ethnicisation programmée de ces différents genres chansonniers mineurs, compartimentés et labellisés indique à quel point l'on segmente les parts de marché commerciales et l'on dénature l'expression artistique sous prétexte de donner la parole à des artistes incompris et marginalisés (la preuve enter autres avec le simpliste et beauf black rappeur Flag The Name, qui s'il vaut sans doute au moins aussi bien que son jumeau médiatique Booba ne devint pas un grand chanteur, tant il est patent que le meilleur des nuls demeure un nul).
Un dernier point : non seulement il importe, quand on a caractérisé la figure du beauf, de comprendre qu'à l'heure actuelle les derniers standards beaufs sont les moins reconnus, - standards blacks blancs, beurs; mais encore cette appellation assez précieuse (précieuse et fidèle) de black blanc beur nous rappelle un denier point ironique dans l'entreprise de dynamitage que nous propose l'étude de la beaufitude (où l'on mesure que la beaufitude ne fonctionne que selon une forme renouvelée mais déniée, comme en témoigne le prestige que le rap peut receler pour ses thuriféraires bornés et jeunes) : selon un cercle vicieux assez savoureux et prévisible, l'effondrement culturel généralisé de la beaufitude s'est attaqué aux Africains rendus blacks et beurs sous couvert de leur apporter de la différence (avec le slogan stupide et contradictoire : "Nous sommes tous différents"). Désormais, en un processus de retour du boomerang social, cet effondrement exponentiel à mesure qu'il s'approche de son terme s'attaque aux générations de jeunes beaufs blancs qui estiment s'écarter de la ringardise de leurs parents beaufs en promouvant contre le rock de Johnny le rap de Joey - ou, quand on veut faire branché, le rap underground et marginal d'inconnus fiers de l'être.

lundi 25 avril 2011

L'excellence médiocre

http://www.lepoint.fr/societe/les-rois-du-paradoxe-par-christian-saint-etienne-13-01-2011-129481_23.php

Quand on écoute cette intervention de l'économiste institutionnel Christian Saint-Etienne (professeur titulaire de la Chaire d'Economie industrielle au Conservatoire National des Arts et Métiers, renouvelé au Conseil d'analyse économique placé auprès du Premier ministre, conseiller de Paris, conseiller pour le 5e arrondissement, vice-président du groupe Centre et Indépendants au Conseil de Paris), on se dit qu'on nage en plein dans les affres de la pensée unique et de la rhétorique du politiquement correct, qui essayent d'accéder à la critique sans verser dans la contestation systémique. Comment dit-on - patiner en accélérant? Expliquer que la France bourrée d'atouts et d'excellence universelle pâtit d'un inexplicable sentiment de dépression (peut-être pour partie explicable par sa difficile entrée dans la mondialisation) revient à justifier l'ultralibéralisme indéfendable et à ressasser les arguties passées au service de la mondialisation.
Par les temps qui courent, parler de dépression pour qualifier l'effondrement systémique en cours ne relève pas de l'exercice analytique difficile et courageux; c'est un mensonge depuis longtemps irréfutable et démystifié - éventé. A un moment pourtant, en fin d'article, Saint-Etienne ose une critique qui m'apparaît fondamentale et décisive : "Le paradoxe français d'un pays surdoué qui patine sur lui-même et d'une nation dotée d'atouts exceptionnels qui déprime ne se résoudra pas sans un choc d'une violence extrême contribuant à balayer des pseudo-élites politiques et culturelles coupées du monde réel, comme la défaite de 1940 avait ouvert le champ aux hommes qui jetèrent les bases des Trente Glorieuses. Un pays dans lequel on ne peut plus construire de diagnostics partagés fondant une action publique résolue, alors que le monde accélère vers de nouveaux horizons, est un pays mûr pour une révolution".
Je trouve qu'il s'agit d'une brillante analyse de la situation, qui succède à des commentaires du même acabit émanant de dirigeants de cercles institutionnels, notamment celui du médiateur français de la République, Jean-Paul Delevoye. Autant l'on peut douter de l'irrationalisme qui tend à rendre inexplicable qu'un pays surdoué déprime et patine sur lui-même, autant l'on ne peut qu'être d'accord avec le diagnostic final, d'ailleurs en décalage avec ce qu'énonçait initialement Saint-Etienne. Saint-Etienne prend pour point de comparaison historique le profond changement politique et culturel entre la Seconde guerre mondiale et les Trente glorieuses. C'est à mon sens une excellente analogie, car seul un profond changement d'une classe politique affairiste à la botte des élites financières désaxées et dégénérées peut venir à bout du marasme qui terrasse non seulement la France, mais l'ensemble de l'Occident aussi dominateur que décadent.
Mais dans ce cas, si l'on compare même non linéairement le moment historique de l'entre-deux guerres avec notre période, on ne peut valider l'explication irrationaliste et paradoxale selon laquelle un pays surdoué subit inexplicablement les affres de la dépression (terme lui-même analogique, car on voit mal comment un pays pourrait déprimer). C'est la reconnaissance implicite quoique formulée (paradoxe de Saint-Etienne lui-même?) selon laquelle le problème est bien plus profond qu'un simple problème économique et qu'il atteint sans doute derrière les problèmes économiques des problèmes culturels. Saint Etienne ne dit pas autre chose, lui qui définit le problème comme politique et culturel, faisant de l'économique un sous-problème politique.
Cette grille d'analyse tend à invalider au moins partiellement, quoique fondamentalement, l'analyse marxiste qui considère que le fondement du réel est l'économique. Car si ce sont des raison culturelles et politiques qui tendent à expliquer l'économique, l'importance accordée à l'économique, surtout à l'heure actuelle, sert à masquer le problème de fond. L'économique fondamental et finaliste serait une diversion peut-être profonde et importante - mais une diversion. J'en veux pour preuve le système de Marx, qui commence explicitement son Capitalen renversant le système hégélien. Or le système hégélien constitue déjà une réduction dialectique et ontologique drastique de la dialectique et de l'ontologie platoniciennes.
Le marxisme serait donc une superréduction ou une hyperréduction au sens où il réduirait le réel au social et à l'économique et de ce fait, ce qu'il considérerait comme fondamental serait en réalité une conséquence de ce qui est historiquement fondamental pour l'homme. Pas l'économique, mais le religieux, que tant de laïcards bornés et fiers de leur supérioritéinavouée en Occident se targuent de mépriser en toute candeur et bonhomie. Malheureusement, on vit à une époque où de plus en plus, le constat d'une nécessité de profond changement est délivrée par des acteurs importants de la vie publique, comme Saint-Etienne, mais avec une grande timidité rhétorique non suivie d'effets pratiques et politiques; et, fait théorique accablant, avec un sens de la contradiction remarquable.
Car si la France a besoin de manière urgente d'une révolution visant à remplacer ses élites corrompues et oligarchisantes, c'est qu'elle n'est pas ce pays qui a tout pour réussir et qui rate de manière inexplicable. Saint-Etienne illustre cette manière irrationaliste de penser, qui verse dans la contradiction, ne parvient plus à penser de manière rationnelle et empêche d'accéder à une véritable critique comportant l'exercice de la positivité primordiale. Sans quoi Saint-Etienne aboutirait au constat, plus déprimant pour lui que pour les Français, selon lequel ce qu'il a appris longuement et savamment sur les bancs de l'école, notamment en économie, reposait sur l'erreur. Le monétarisme et le libéralisme sont truffés d'erreurs, surtout quand le libéralisme devient ultralibéralisme avec l'intervention symptomatique des économistes de la Société du Mont-Pèlerin. A ce sujet, il serait instructif que Saint-Etienne nous livre son analyse détaillée des théories et critiques proférées par un ancien du Mont-Pèlerein, ce seul Prix Nobel français d'économie qui osa mettre les pieds dans le plat au début des années 80, je veux parler du récent défunt Maurice Allais.
La dernière fois, lors d'un extrait Internet de l'émission Ce soir ou jamais, l'on vit le démographe et protectionniste libéral (encore de la contradiction dans les termes) Emmanuel Todd nous délivrer une attaque virulente, quoique juste, du système néo-conservateur de Sarkozy. Il se trouva remis en place par de nombreux intervenants sur le plateau, au nom de la bienséance morale et de la politesse élémentaire. Ces intervenants étaient des opposants polis et respectueux à Sarkozy, qui validaient à leur insu le diagnostic émis par l'économiste Saint-Etienne quant à l'effondrement des élites françaises. Les élites sont si corrompues qu'elles ne se rendent plus compte de l'importance des valeurs qu'elles entendent incarner. En particulier, elles croient qu'il est encore temps de se poser des questions subalternes, alors que la maison brûle. Qu'un Attali en particulier puisse passer pour un opposant, même interne et progressiste, au libéralisme, alors qu'il constitue au mieux un ventriloque des stratégies financières mondialistes, indique à quel point les apparences sociales sont faussées et retentissent profondément sur l'appréciation intellectuelle.


D'accord avec l'analyse de Saint-Etienne : nous allons droit dans le mur, peut-être des révolutions sanglantes, peut-être des guerres civiles, sans aucun doute des changements structurels profonds. Encore plus d'accord avec Delevoye, qui n'use pas du paradoxe et de l'explication irrationaliste comme le fait Saint-Etienne. Pas d'accord du tout avec Todd Jr., qui propose des solutions perverties pour résoudre les problèmes, ce qui revient à conforter les problèmes faussement résolus. En gros, le protectionnisme libéral est un oxymore risible - le protectionnisme ne peut pas plus être libéral qu'il ne serait nationaliste. La réduction dont fait preuve Saint-Etienne pourrait se caractériser comme suit : notre bon élève modèle essaye sincèrement de délivrer un diagnostic critique courageux, mais se révèle incapable d'accéder au positif.
Il demeure rivé dans la critique négative comme une mouche à son ruban adhésif et, au delà de ce rationalisme critique négatif, il verse dans le paradoxe de l'irrationalisme. Cette incapacité de Saint-Etienne ne ressortit pas du problème intellectuel, tant s'en faut; mais du problème qui frappe la formation intellectuelle de nos élites en Occident (élites tant intellectuelles que politiques). Saint-Etienne est un archétype de la figure de l'expert brillant et reconnu, économiste modèle engagé en politique, qui face à un problème historique grave n'est pas capable de formuler le problème au point de dépasser le stade négatif de la critique. Du coup, il verse dans l'irrationalisme du nihilisme atavique. C'est un problème spécifique de formation réussie et fausse, où l'on s'est trompé dans les domaines de l'économie (du monétarisme) et de la politique (le libéralisme) et où l'on empêche du coup l'élève devenu professeur d'accéder à la positivité.
Plus fondamentalement, c'est le problème de l'explosion de la mentalité nihiliste moderne (l'immanentisme) qui constitue la clé de voûte du problème. Le nihilisme remplace le positif par le négatif : l'Etre de Parménide et Platon par le non-être qui parcourt le monde antique hellène de Démocrite, des sophistes ou d'Aristote. Un véritable continent non identifié, qui explique que l'on en soit aujourd'hui dans cette situation catastrophique où l'humanité se trouve menacée du plus grave risque d'effondrement général et unifié de l'ensemble de son histoire connue. Elle s'en remettra, parce que l'homme est capable de changement profond. Mais Saint-Etienne au seuil de ce diagnostic s'arrête et dépose les armes.
Si Saint-Etienne n'avait pas été imprégné d'un raisonnement nihiliste terminal, rendant impossible l'accès au positif, et considérant que le seuil de la pensée s'arrête au négatif, il ne proposerait pas des remèdes s'en remettant au paradoxe irrationaliste. La véritable critique de fond porte ici non pas sur la mauvaise foi qui peut prendre les atours de la déférence sociale et de l'hypocrisie face à l'urgence de la situation politique et historique (la démission des élites face à leurs responsabilités historiques se manifeste dans ce plateau consternant et morbide de Taddeï); mais sur la formation déficiente qui pousse des esprits brillants à verser dans l'excellence académique, alors que cet académisme sorbonnard et néo-scolastique repose sur l'erreur, voire une certaine forme de plus en plus explicite (à mesure que le système porteur s'effondre) de bêtise (étant entendu que la bêtise peut non seulement se révéler érudite, mais, fait moins reconnu, également intelligente).

vendredi 22 avril 2011

Le je du jeu

De la méontologie (suite).

Quant au jeu que tant de commentateurs ont relevé chez Gorgias, il provient de la primauté nihiliste (méontologique) du non-être sur l'être. Encore cette manière de s'exprimer est-elle légèrement incorrecte, puisque Gorgias prend bien soin de n'employer comme termes ni l'Etre ni l'être, ni le non-être, et leurs exacts contraires en nihilisme, mais le non-étant et l'étant. Qu'est-ce que le jeu? C'est la principale activité d'ordonnation dans l'ordre de l'être (fini). De ce point de vue, Gorgias joue parce qu'il connaît (selon lui) la primauté du non-étant sur l'étant. On peut jouer à la fois parce qu'on veut ordonner l'être - et parce qu'on estime que l'être est subordonné au non-être.
La ligne de démarcation entre ces deux conceptions du jeu réside dans la valeur du jeu : valeur gratuite contre valeur payante. Les sophistes se font payer, quand les Hellènes avaient organisé des Jeux olympiques gratuits. Que Gorgias joue recèle une valeur nihiliste, car le nihiliste est un adepte du jeu payant. Payer signifie que le gain est la seule valeur de l'être, en tout cas sa plus haute valeur; tandis que la gratuité ontologique implique que la valeur finie soit subordonnée à la valeur infinie (en langage ontologique, la valeur de l'Etre).
En dissolvant l'être de son langage dans le non-étant, Gorgias indique que le jeu payant est la plus haute valeur de son système philosophique. Il serait faux de destituer les sophistes de leur prétention (fondée) à la philosophie. Simplement, ce sont de supernihilistes qui ont évacué le théorique (le sérieux) au profit de la rhétorique (le jeu). Un des principales attaques de Platon contre les sophistes réside dans le fait qu'ils se font grassement payer pour les leçons qu'ils dispensent.
Cette critique n'est pas purement morale ou sociale, mais elle est connectée avec le système nihiliste dont se réclament les sophistes. Platon dénonce le nihilisme en l'appelant sophisme : c'est la loi du plus fort qu'il vise, parce qu'il se rend compte que cette loi du plus fort est destructrice, pas simplement injuste. Gorgias le beau parleur et le docte savant incarne cette dérive où le jeu payant signifie la primauté du non-étant sur l'étant. Ce faisant, Gorgias rappelle qu'il est un nihiliste radical, un sophiste, puisque chez Démocrite l'atomiste, cette primauté du non-être se révèle assez ambiguë.
Si d'un côté le vide semble définir d'une manière assez différente de l'infini l'infini ontologique (plein); de l'autre, il semble que Démocrite opte pour la coexistence du vide et des atomes, coexistence dont on a vu qu'elle était contradictoire et intenable (d'où le fait que l'exposition est obscure, confusion encore renforcée par la mauvaise qualité du petit nombre de textes transmis). Gorgias part d'une intuition (au sens spinoziste) qui contredit l'observation de Xénophane : le plein n'existe pas au sens où l'homogénéité du réel n'existe pas. Si hétérogénéité il y a, le non-être caractérise cette hétérogénéité. Mais si l'hétérogénéité aboutit à l'antagonisme fondamental entre être et non-être, Gorgias qui survient après les difficultés des atomistes et des penseurs nommés présocratiques se rend compte que l'antagonisme plein/vide (être/non-être) n'est pas possible, car il rend inexplicable cette coexistence antagoniste. Comment expliquer l'antagonisme?
Il est plausible que dans la pratique Gorgias légitime son monisme nihiliste par son activité de sophiste. Le meilleur moyen de légitimer le sophisme est-il de proposer un système théorique qui l'explique? Au lieu de chercher comment l'on peut légitimer qu'un système philosophique repose sur l'irrationnel, commençons par rappeler que Gorgias est un sophiste et que le propre du sophiste est de promouvoir l'enseignement de l'irrationnel sous l'atour du savant. Avec une caractéristique constante : l'irrationnel se trouve d'autant plus légitimé qu'il est dénié, soit qu'il ne se trouve pas pris en compte. Le sophisme ne prend en compte que ce qui succède au fondement.
D'où cette érudition qui caractérise de manière provocatrice la démarche des nihilistes en général, des sophistes en particulier. L'érudition signifie que le savoir le plus étendu ne peut se développer que sur l'incompréhensible et l'irrationnel. C'est pour cette raison que Gorgias prend soin de préciser dans ses axiomes initiaux que l'être ne peut être connu et que la connaissance est impossible. Peut-être est-ce sous l'effet d'une certaine prétention que Gorgias ajoute que la communication est tout aussi impossible que la connaissance. Gorgias précise que si la connaissance était possible, la communication ne le serait pas, elle.
Il serait tentant de se demander si Gorgias n'insinue pas qu'il détiendrait lui la connaissance, mais qu'il ne peut la communiquer. Comment un partisan du discours rationaliste (seulement humain) comme Gorgias peut-il verser dans une telle démesure (irrationaliste)? On l'excuserait presque de nous communiquer son conseil fondamental de l'irrationalisme, car l'irrationalisme est la seule communication possible - au-delà de laquelle on verse dans l'indicible.
La réaction préoccupée plus encore que virulente (Platon est moqueur, Gorgias le savait et le remarqua) s'explique par cette légitimation de la démesure : au nom de l'irrationalisme validé, il est cohérent de défendre le point de vue démesuré du savoir indicible, qui se traduit dans la pratique par l'érudition pédante et payante de l'enseignement des sophistes. Le point commun des sophistes repose sur la destruction de la vérité et son remplacement par l'argent. Si rien n'est vrai, il faut payer. Il est raisonnable d'estimer que les sophistes prouvent leur supériorité intellectuelle par leur érudition et qu'un Gorgias estime explicitement qu'en en sachant plus, il ne peut communiquer le fondement de ce qu'il sait. Gorgias devait être imbu de lui-même, comme aujourd'hui certains philosophes mondains (médiatiques).
L'écriture du Traité du non-étant ne serait pas satisfaisante pour le lecteur seulement si l'on ne prend pas en compte ces trois préceptes initiaux qui sont un peu les présupposés rationalistes de Gorgias derrière lesquels affleure son irrationalisme viscéral et indiscutable (indémontrable aussi). Avec une autocomplaisance assez bonhommes et pateline, Gorgias assène à son lecteur qu'il jouera à partir du moment où seront codifiées les trois règles jouant le jeu d'axiomes en mathématiques. Gorgias joue le jeu à partir du moment où l'on joue son jeu. Le jeu de Gorgias set de jouer à partir du moment où les dés sont lancés. Jeu non pas truqué; mais, pis encore, jeu mensonger. Jeu ne joue plus.
Les trois axiomes initiaux qu'énonce Gorgias avec sa bonne foi rationaliste (sa mauvaise foi irrationaliste) rappellent que la connaissance est impossible et qu'elle ne peut de toute manière être partagée. Gorgias ferait oeuvre salutaire et salubre en rappelant implicitement qu'il connaîtrait la vérité sans qu'il ne puisse la communiquer. Cette manière de concevoir puis de s'exprimer (rhétorique) peut surtout être entendue à partir du critère de la contradiction. La vérité connue signifie en langage irrationaliste une approche contradictoire, confuse, polémique de ce qui serait et qui plutôt n'est pas. Par son monisme irrationaliste et nihiliste, Gorgias postule que le réel est de texture contradictoire et que du coup, la connaissance est impossible. C'est un fait que le langage n'a pas accès à la contradiction. Il ne peut dire la contradiction. Il ne peut que verser dans l'érudition et c'est bien cette démarche de dire l'indicidble qu'entreprend Gorgias le sophiste. La connaissance étant impossible, seul le savoir est possible. D'où le jeu.
Pas n'importe quel savoir, puisque le savoir se trouve frappé d'inanité en tant que possibilité d'expression de l'être figé. Le savoir payant, puisque si tout n'est pas, alors tout est permis. Le savoir payant désigne le savoir de ce qui étant seulement n'est pas. Quand Gorgias lance le non-étant en opposition à l'Etre ontologique, il ne cherche pas à provoquer, mais à signifier que si les étants sont, ils ne sont pas englobés dans l'Etre, mais dans quelque chose qui n'est pas construit en prolongement des étants. Donc le non-étant, qui n'est pas essentialisé en non-être et qui permet de ne pas prolonger, de contredire la doctrine de l'ontologie classique, notamment le moniste Parménide.
C'est en référence explicite à ces théories antiques que surgit le mouvement nihiliste européen, avec une forme politique fort moderne (quasi contemporaine). Ce nihilisme explicite et idéologique provoqua une influence majeure sur le chrétien orthodoxe torturé Dostoyevsky, qui en tant qu'esprit religieux savait que le nihilisme se dénommant explicitement et récemment n'est qu'un succédané idéologique; pas seulement le mouvement qui remonte à la Révolution française; mais une conception fondamentale atavique, dont la forme et la formulation explicites ne sont qu'une résurgence aléatoire dans la modernité et, par son caractère idéologique, une forme peu représentative, sinon réductrice.
Dans cette pensée nihiliste, au sens implicite et antique, l'argent figure la fin la plus acceptable - si l'on s'avise que le tout n'est pas. Outre que le tout devient possible dans une configuration nihiliste (tout est rien), cette valeur exclusive et finaliste accordée à l'argent signifie qu'il convient de choisir tout ce qui est contradictoire et inexplicable comme fondement indicible et authentique - ou que la seule fin téléologique que l'on puisse fixer se brise sur le caractère fini des étants. D'où le privilège du jeu au sens du caprice, de l'éthéré, voire du frivole : le jeu repose sur l'irrationnel et le contradictoire. Jouer, c'est soit jouer pour devenir, soit jouer pour n'être pas - avec alors pour seule finalité le jeu. Dans ce cas, l'argent devient la fin, car c'est la fin la plus immédiate et proche au sens où l'étant est vite fini - et où lui succède le non--étant.
Si Gorgias ne définit jamais le non-étant, c'est parce que le non-étant est indéfinissable. Limite du langage et de la logique. Cette approche de la réflexion n'est envisageable que dans une conception qui entérine la contradiction comme fondement. Comment le langage, l'argent et toutes ces valeurs qui sont existantes (sont et existantes étant peut-être des pléonasmes métonymiques voire synecdoquiques, à moins que l'existence s'intègre dans le monisme nihiliste (l'antimonisme) et soit un étant qui n'est pas au sens ontologique) et qui à ce titre participent quand même d'un certain être peuvent-ils être non-être - si tant est que cette formulation comporte quelque valeur? C'est oublier que Gorgias ne dit jamais que l'étant n'est pas l'étant, mais que l'étant est subordonné au non-étant. Pour preuve, il a abandonné explicitement le vocabulaire ontologique Etre/non-être. Et, fort de son dualisme étants/non-étant, il va jusqu'à dissoudre l'être tout de même unique et fini de l'atomisme en étants multiples et pluriels, et la primauté du non-être sur l'être se dégage, non seulement de cette multiplicité des étants (en lieu et place de l'être, voire de l'Etre), mais de l'unité paradoxale quoique primordiale du non-étant sur les étants. Ce qui chez Démocrite restait vague, voire encore conservé (l'unicité de l'être fini par exemple) devient chez Gorgias explicitement multiple et plus cohérent. Seule incohérence : celle initiale de l'indéfinition du non-étant.
Mais objecterait un Gorgias : le non-être n'est pas plus à expliquer que l'être à partir du moment où se trouve validée de manière fondamentale l'explication par la contradiction et l'irrationnel (le nihilisme qui plus est sous une forme particulièrement virulente et radicale chez Gorgias). C'est ce qui ressort du monisme de Gorgias - le piège qu'il tend à tous les rationalistes excluant l'irrationalisme, les rationalistes ontologues et antinihilistes, c'est-à-dire ceux qui cherchent une explication au réel. Ne pas chercher d'explication ne signifie pas être forcément ignare. Les vrais irrationalistes sont des érudits - à l'image de Gorgias. Il n'y a pas d'explication au monde, et s'il y en avait une, elle serait incommunicable. Le langage ne peut dire que ce qui est. On ne pourra pas prétexter que l'on n'était pas prévenu, puisque Gorgias prend soin de synthétiser sa pensée (son monisme nihiliste) dès le départ de son traité, qui plus est en trois propositions synthétiques claires et concises.
Au fond, Gorgias s'amuse parce que le caractère irrationnel du réel engendre un effet de jeu et de joie. La joie du joueur a été qualifiée de folle par l'avatar contemporain de Gorgias, Clément Rosset. L'irrationnel est drôle signifie : la joie de l'être se produit au contact du du non-être supérieur. Gorgias renforce cet effet de nihilisme en opposant aux étants (multiples) le non-étant (singulier irrationnel et contradictoire). La limite du langage (dire l'étant selon le sophiste Gorgias) indique que nous ne pouvons pas accéder à la connaissance du réel de texture contradictoire. Le monisme nihiliste de Gorgias se montre formel sur ce point. Gorgias y ajoute le jeu - dérision et drôlerie.
Aristote sauvera la possibilité de connaissance en rendant la connaissance possible, à condition qu'elle soit strictement circonscrite au domaine de l'être. D'où la rigueur à l'oeuvre dans le nihilisme, qui donne à penser que ces philosophes sont scientifiques (appétit qui ne remonte pas à Gorgias le rhéteur et qui culminera chez Aristote le métaphysicien). Quant au débat entre les courants nihilistes, il tourne autour de ce que Démocrite n'avait pas su démêler : le non-être prime-t-il d'une manière ou d'une autre sur l'être? Gorgias y répond en promouvant son monisme nihiliste; Aristote nuancera encore en cherchant un compromis entre Platon, Gorgias et Démocrite. Il semble que chez Aristote la supériorité du non-être sur l'être (le multiple de l'être est expliqué causalement par le multiple du non-être) permet de sauvegarder la possibilité de connaissance tout en l'incorporant dans un système nihiliste enfin viable (parachèvement de la quête nihiliste monothéiste).

mercredi 20 avril 2011

Les marges du renouveau

http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2011/04/14/crise-financiere-le-senat-americain-rend-un-rapport-accablant-pour-goldman_1507715_3222.html

La preuve qu'un système s'effondre, c'est que des gens de l'intérieur commencent aux plus hauts niveaux à dénoncer les dysfonctionnements et les erreurs internes du système. Contrairement à ce que d'aucuns claironnent, si ce n'est pas le centre pur d'un système qui abrite l'étincelle du renouveau, ce ne sont pas non plus les pures marges - marginales. Ce sont des marges appartenant à ce centre. Je ne prendrai pour preuve importante que l'avènement du christianisme, qui a régénéré avant tout l'Empire romain décadent et moribond et a permis à l'Occident exsangue de repartir du bon pied, à partir d'un nouveau principe religieux capital (le monothéisme).
Contrairement à ce qu'on croit trop souvent, le centre du système mondial actuel ne se situe pas aux Etats-Unis, même dans le coeur de la finance new-yorkaise, à Wall Street - mais à la City de Londres. Le propre d'un empire étant secondairement de pirater un pays, il s'agit avant tout de pirater un lieu. Ce ne sont pas les peuples britanniques qui sont le coeur de l'Empirebritannique, pas davantage que le peuple américain n'aurait été le centre du faux impérialisme ou de l'impérialisme mal identifié - attribué à l'Empire américain.
Sans doute est-il faux d'estimer, de manière simpliste, que l'alternative à un mode de fonctionnement est unique. Au contraire, imitation qui se propage, la production de la nouveauté intervient suite à de multiples essais. Cas du monothéisme, qui ne surgit pas exabrupto de Judée avec Jésus de Nazareth, mais qui connaît de nombreuses moutures plus ou moins expérimentales et transitoires jusqu'au christianisme (historiquement, le judaïsme sera une religion universaliste plusieurs siècles après le calendrier chrétien, selon notamment l'historien israélien Sand).
L'inventions physique de la relativité par Einstein ne survient qu'in fine avec Einstein. Au départ, ils sont plusieurs, dont le mathématicien Poincaré, à tâtonner autour de la théorie physique révolutionnant le système physique ancien. Selon cet ordre d'idée, il est probable que les formes innovantes au libéralisme et à l'effondrement systémique en cours actuellement soient multiples, proches l'une de l'autre et qu'elles donneront lieu à des formes nouvelles et futures. C'est ce qu'estime l'énarque Verhaeghe, ancien du MEDEF, de l'AIPEC et auteur d'un livre au titre incendiaire et au contenu étonnamment argumenté : Jusqu'ici tout va bien. Un titre que feraient bien de méditer tous ceux qui font semblant de ne pas prendre en compte les avertissements actuels concernant la fin de notre beau système libéral. Le témoignage de Verhaeghe indique que de multiples forces aux marges de l'Empire commence à se réveiller, à protester et à indiquer que de nouvelles voies sont possibles face aux conservateurs égarés et apeurés qui soutiennent qu'il est impératif de réanimer le cadavre putride et moribond du défunt système libéral.
Plus le système se trouve au bord de l'implosion, plus des forces institutionnelles se manifestent pour monter au créneau. Prenons le cas des Etats-Unis, qui sont le premier Etat-nation du monde, mais pas le centre de l'Empire. Les Etats-Unis ont toutes les raisons de se montrer en colère contre la catastrophe économique qui les frappe. Plus de vingt millions de chômeurs supplémentaires en quelques années, c'est un chiffre qui n'est pas banal et qui a de quoi faire frémir (pour peu que les Européens aient la mauvaise idée de s'inspirer de ce contre-exemple). Pourtant, les médias occidentaux parlent peu de cette situation dramatique, preuve qu'ils sont une force de propagande en faveur du libéralisme et de la City de Londres. On s'appesantit sur le pantin Obama télégénique et menteur à merci ou sur d'autres nouvelles secondaires, sans évoquer en profondeur les résultats calamiteux de cette crise.
Quand relaye-t-on l'événement important de la Commission parlementaire Angelides, qui a rendu des résultats aussi institutionnels que fracassants? Outre la confirmation des chiffres catastrophiques et déniés propres aux Etats-Unis, cette Commission annonce tout bonnement que la crise était tout sauf inévitable et qu'elle aurait pu être évitée. Elle peut d'ailleurs toujours être corrigée et éradiquée, à condition que l'on prenne les bonnes décisions : mettre en faillite les intérêts spéculatifs et rétablir le principe du Glass-Steagall en l'étendant au niveau mondial et en le couplant avec un Bretton Woods mondial (un plan mondial de reconstruction de l'économie).
Outre cette Commission parlementaire américaine de première importance, on trouve aussi sur le sol américain le témoignage de Barofsky, qui occupait le poste de directeur du TARP, et qui dénonce le plan de renflouement des banques lancés aux Etats-Unis pour relancer l'économie, la consommation et empêcher la saisir immobilière massive. Barofsky est intervenu dans le New York Times du 29 mars avec une tribune intitulée : "Là où le renflouement a foiré". Aujourd'hui que nous en sommes au plan QE2, qui signe de fait l'effondrement du dollar et l'hyperinflation mondiale (le dollar étant encore la monnaie de référence du commerce mondial). Nous avons aussi le cas du directeur de la Banqued'Angleterre Mervyn King, qui réagit notamment dans un entretien accordé au Daily Telegraphle 5 mars. King se déclare en faveur de mesures proches du Glass-Steagall américain ("narrowbanking") et rappelle que la situation depuis l'éclosion de la crise ne 2007 s'est empirée.
King fait partie de cette clique de financiers et d'économistes qui incarnent l'évolution de laCity de Londres depuis un demi siècle, notamment depuis le Big Bang de 1986. Leur récente dénonciation de la dérégulation massive et leur soutien au retour du Glass-Steagall indique que la crise est très grave et qu'elle commence à diviser l'establishment financier anglo-saxon en deux grands courants : ceux qui considèrent que seule une réforme pourra sauver leur emprise sur le système bancaire; et ceux qui pensent que seule la stratégie du chaos peut seule encore permettre cet effet de domination et que toute tentative de réforme est condamnée d'ores et déjà.
L'avis courageux et controversé par ses propres pairs de King montre que le changement ne peut survenir du coeur d'un système, car les structures vives l'en empêche. Le coeur peut partiellement appuyer le changement, non le produire. Le changement ne peut survenir que depuis certaines périphéries à ce système; les soi-disant opposants qui prétendent le contraire sont des menteurs travaillant pour le maintien du système qu'ils condamnent et critiquent (je pense notamment aux hordes de nationalistes qui prétendent réformer le système en proposant les mesures les plus conservatrices et violentes qui soient).
Suite aux interventions institutionelles d'Angelides et de King, la socialiste italienne et rapporteuse du CRIS au Parlement européen se déclare impressionnée par la visite et le discours d'Angelides. Après une question soumettant l'hypothèse du retour du Glass-Steagall comme outil de régulation de la spéculation, Peres s'y déclare favorable et montre que certains dirigeants politiques européens ont conscience que le système bancaire mondial est en voie d'agonie furieuse et que c'est soit la réforme, soit le chaos. Soit le KO, soit la réforme? Cette intervention de Peres la socialiste européenne, en écho à celle d'Angelides l'Américaindémocrate, est instructive en ce qu'elle indique que les marges les plus proches de l'Empirefrémissent et que c'est de ces marges que proviendront les alternatives à la crise.
Toujours aux marges du coeur de l'Empire, l'exemple des Islandais et de leur courageux président, montre la voie : ce ne sont pas les intérêts financiers en faillite qu'il convient de renflouer - mais les peuples. L'avis de l'analyste français Pierre-Henri Leroy, depuis 2002, et plus encore aujourd'hui (dans son article de mai 2010 dans Réalités industrielles), a valeur de caution experte, lui qui appelle à un Glass-Steagall en 2003 (lors d'une audition à la Commission parlementaire des Finances). Un dernier exemple : le financier belge Eric deKeuleneer rejoint ces divers avis éclairés et appelle au rétablissement du Glass-Steagall depuis dix ans, avec une particularité : pour lui, c'est un "double" Glass-Steagall dont il y aurait besoin.
Ces divers avis faisant état du l'opposition ou du revirement de certains institutionnels en Occident se trouvent en particulier relayés par le site d'information politique Solidarité et progrès, ce qui explique leur ostracisme et leur persécution - des jugements aussi chevronnés et différents que celui de Verhaeghe ou de Keuleneer sont en accord désormais explicite avec les propositions émises par l'économiste autodidacte et antimonétariste américain LaRouche et son associé français Cheminade (un énarque qui a compris les limites corporatistes et oligarchiques de l'ENA). On comprend que les médias dominants d'Occident, qui jouent le rôle honteux de caisse de résonance à l'impérialisme financier d'Occident, se taisent ou regardent au loin. Ce déni ou cette censure ne sont pas trop graves dans la mesure où les pouvoirs en place en Occident, qu'ils soient politiques, juridiques ou même médiatiques, n'ont plus la force d'empêcher l'accélération considérable et exponentielle du changement.
Le rôle d'Internet dans cette évolution est significatif. Internet accompagne le changement au sens où désormais les informations précieuses et pertinentes se trouvent en majorité sur Internet, tandis que les médias dominants de format Gutenberg ne délivrent plus sous couvert de liberté libérale que les informations utiles aux régimes en place : le contenu se révèle sclérosé et réactionnaire. Il est trop tard pour le format Gutenberg. S'il jouera encore un rôled'accompagnateur, son influence est d'ores et déjà subordonnée à Internet. Un jour, il disparaîtra comme une momie ou un parchemin et les formats d'édition au sens large se trouveront tous subordonnés à l'outil Internet (qui aura lui aussi bien changé).
La créativité est sur Internet au sens où le changement est sur Internet. Le progrès est sur Internet. L'invention d'Internet illustre les modalités d'apparition et de développement de la nouveauté. Internet n'a pas été inventé dans des foyers étrangers au système occidental, mais par le Pentagone et par les Français. C'est à l'intérieur du système que le changement se produit, ce qui indique que c'est le système qui crée les conditions d'innovation aux fins de pallier à sa propre sclérose.
Si tout système par bien des aspects, surtout quand il est puissant, voire hégémonique, contient les ingrédients pour secréter le changement, on peut en trouver une explication analogique dans les travaux mathématiques (et philosophiques) de Gödel, un néo-platonicien fervent qui s'opposa aux logiciens de son temps et à l'aristotélisme, notamment dispensé par Wittgensteindans sa conception anti-idéaliste des mathématiques. Le théorème d'incomplétude de Gödelmontre que tout système mathématique est incomplet et ne peut jamais rendre compte de manière complète et suffisante du principe de réalité.
On pourrait en dire autant de tout type de système humain, qui aussi impressionnant soit-iln'est jamais le réel, mais environné par le réel. Le fini est toujours entouré d'infini. Le changement est nécessaire. Et de même qu'un système mathématique trouve les conditions de son changement dans sa complétude interne, et non dans de quelconques données extérieures; de même le changement se produit à l'intérieur du système, exactement dans les marges de son coeur. Pas de manière périphérique ou marginale; mais à la périphérie du centre.
En langage urbain, ce sont les faubourgs qui créent les centre-villes de l'avenir. Le changement est à l'image du christianisme par rapport à l'Empire romain : les marges de l'Empire (pas l'étranger extérieur) finissent par investir le centre (Rome) et devenir religion d'Etat. Quant aux conditions d'anti-entropie et d'incomplétude, elles impliquent que la production de nouveauté dans le coeur extérieur du système provoque un décentrement inévitable. Pour ce faire, la seule condition de centralité marginale n'est pas suffisante, quoique nécessaire. Il est aussi impératif que le changement intervienne de manière religieuse de telle sorte que ce soit un renouveau supérieur qui réponde au déclin politique.
L'Empire romain était fondamentalement un système politique qui se voulait supérieur aux innombrables systèmes religieux de type polythéiste. Il réussit dans son projet de syncrétisme intéressé et habile jusqu'au moment où il se trouva détrôné par le monothéisme qu'il n'avait pas vu venir. Quand un système vire fondamentalement au politique croissant, c'est signe de décrépitude. Cas actuellement où le système dominant libéral est idéologique, soit essentiellement politique, avec une réduction du politique au commercial (réduction particulièrement virulente, puisque l'économique se trouve réduit lui-même au commercial).
La sclérose d'un système humain se manifeste par la disparition du social, ce qui fait que toute prétention à supplanter le religieux par la production d'un système suprareligieux (comme avec la laïcité mal comprise) est voué à l'échec. Ce qui explique aussi que la sociologie, en tant que science humaine alternative à la philosophie dans sa branche disciplinaire morale et sociale, perd le plus souvent de vue le principe religieux et se condamne à des productions vite périssables.
Le changement se fait aux marges du coeur d'un système et de manière religieuse. Le changement implique la supériorité antientropique contenue dans le religieux, avec la déstabilisation du système contenue dans l'apparition du nouveau en marge de son centre. Le principe de déstabilisation est essentiel, car il est nécessaire à la création en général, au nouveau et au changement. Contrairement à la théorie du chaos constructeur ou créateur, qui relève d'une application mal comprise de la conception classique (ontologique) de la création, l'opposition ne donne pas lieu à une destruction qui implique l'existence (paradoxale) du rien, mais à un changement qui implique l'existence unilatérale du quelque chose.
Alors que l'on fête les cinquante ans de l'aventure spatiale autour de Gagarine, le changement se manifestera, corrélativement à l'avènement de nouvelles formes religieuses, dans la sphère physique humaine par l'aventure spatiale, seule innovation qui puisse sauver l'homme de la sclérose technologique tous azimuts qui l'attend sur Terre s'il persiste à vouloir décroître et à dominer dans l'immobilisme. Le but que l'homme doit avoir à long terme, c'est de conquérir l'espace, comme l'imagine le romancier Asimov dans son cycle Terre et fondation. A plus brève échéance, c'est de se rendre sur la symbolique Mars, planète qui, si elle n'a jamais été habitée par des extraterrestres non humains, est appelée à le devenir - par des humains extraterrestres.

dimanche 17 avril 2011

L'impérialisme démocratique

http://fr.reuters.com/article/frEuroRpt/idFRLDE73B1C720110412

Dans cet article anodin, l'on apprend qu'une majorité d'Occidentaux serait favorable à l'intervention typiquement impérialiste en Libye. On pourra toujours critiquer les conditions sociologiques des questions du sondage et relativiser sa représentativité. Il n'empêche que selon ce sondage médiatisé, une majorité de Français soutiendrait l'intervention en Libye. Il faudra leur demander si nos concitoyens soutiennent aussi l'intervention en Côte d'Ivoire. Dans les deux cas, il ne s'agit pas de soutenir des régimes autochtones peu démocratiques, voire dictatoriaux, mais de s'interroger sur la duplicité des régimes impérialistes occidentaux qui les soutiennent hypocritement, puis les lâchent avec un sens de la fidélité qui en dit long sur la nature vile de l'impérialisme.
Que s'est-il passé pour que les régimes impérialistes occidentaux sous l'influence des milieux financiers centrés autour de la City de Londres en viennent à trahir leurs anciens satrapes-rebelles, qui comme tous les collaborateurs finalement collabos se réclament de l'impérialisme pour mieux cautionner auprès de leurs populations leur corruption impérialiste? C'est la stratégie du chaos qui se trouve à l'oeuvre et qui sape l'ancien ordre impérialiste : auparavant, les forces impérialistes occidentales disposaient des moyens économiques d'entretenir des régimes dictatoriaux qui assuraient une certaine stabilité locale et permettaient l'exploitation majoritaire des richesses par des intérêts occidentaux.
Avec l'effondrement des intérêts impérialistes occidentaux, il s'agit de substituer à cette politique de néo-colonialisme satrapique l'ajustement à l'effondrement par la seule alternative qui demeure pour l'impérialisme : le chaos. On ne divise plus pour régner, on divise pour durer (tant qu'on peut). Du coup, face à cet ajustement politico-commercial du néo-libéralisme impérialiste envers ses rejetons satrapiques, le soutien que manifesteraient les populations occidentales aux guerres d'ingérence indique la stratégie perverse utilisée par les médias pour légitimer des guerres typiquement impérialistes : il s'agit de cautionner ces guerres cruelles et meurtrières au nom de la démocratie.
Tiens, on nous avait déjà fait le coup avec l'Irak - notamment. Preuve que les citoyens des démocraties libérales occidentales ne doivent guère être formées à l'art de réfléchir de manière un tant soit peu critique, puisqu'ils avalent les bobards et couleuvres du moment pourvu qu'ils aient l'impression qu'on ne les atteint pas directement dans leurs forces vives, qu'on ne touche pas à leurs modes de vie individualistes, suicidaires et hédonistes. Mais la stratégie médiatique utilisée par l'emblématique agence Reuters, dont le bureau de diffusion de cette nouvelle hallucinante est basé à Londres, consiste à légitimer l'impérialisme au nom du soutien démocratique dont il bénéficierait de la part des citoyens Occidentaux.
Le vice de raisonnement est évident : car le soutien démocratique en question ne désigne pas le soutien des populations attaquées pour que l'Occident les aide à se débarrasser du régime dictatorial, mais le soutien des populations occidentales, étrangères et dont les régimes ont fomenté l'attaque. On aurait ainsi un impérialisme démocratique qui pervertirait la caution démocratique pour l'utiliser à des fins impérialistes nettement antidémocratiques. Avec un raffinement dans l'argument de l'ingérence tel qu'il fut utilisé par les néo-conservateurs anglo-saxons en Irak : cette fois, il ne s'agit plus d'exporter dans un pays étranger la démocratie libérale (ce qui constitue une contradiction dans les termes, la démocratie ne pouvant survenir que de l'intérieur d'un peuple), mais de cautionner l'attaque militaire contre un pays étranger au nom du soutien démocratique dont bénéficiaient les Etats agresseurs de la part de leur propre population.
Face à la catastrophe militaire et politique qu'a engendrée la situation en Irak, avec plus d'un million de morts directs et indirects dus à une guerre chaotique déjà, les impérialistes occidentaux ont varié leur discours, en ne légitimant plus l'impérialisme par l'ingérence, mais par le soutien démocratique. La contradiction contenue dans le projet d'ingérence démocratique était trop grosse et s'était éventée avec les guerres contre le terrorisme (al Quaeda, 911...). Il s'agit dès lors de trouver et produire une légitimation démocratique à l'impérialisme qui ne repose pas sur un principe de soutien aussi invisible que faux (l'ingérence).
Comme il n'est pas possible de prétendre bénéficier du soutien peu vérifiable de populations en guerre, nos sondeurs pervers ont recours à une variante tout aussi fausse, mais plus raffinée et vicieuse : on s'ingère avec le soutien démocratique des peuples impérialistes, non pas des peuples impérialisés. C'est avancer qu'il pourrait y avoir un impérialisme démocratique, ou, plus stupide encore, que la décision impérialiste deviendrait démocratique à partir du moment où elle se trouve soutenue par ses propres populations.
La confusion dans le raisonnement est évidente : on confond expressément l'avis des peuples autochtones, attaqués et impérialisés avec l'avis des peuples bellicistes, étrangers et impérialistes. Dans le cas libyen, on confond l'avis du peuple libyen avec l'avis des peuples d'Occident. Du coup, sous couvert de démocratie, on recommence à violer le principe inaliénable de la souveraineté et l'on s'enfonce encore plus loin dans le mensonge de l'ingérence démocratique. Ce n'est pas parce que les populations d'Occident soutiennent l'attaque impérialiste (ce qui reste à vérifier sur la durée) que cette attaque devient légitime.
Au contraire, elle est illégitime et monstrueuse pour une raison qui a trait à la perversité de la confusion démocratique : à partir du moment où la démocratie repose sur la souveraineté populaire, aucune décision étrangère ne peut avoir de valeur sans violer le principe cardinal de souveraineté. Ce n'est pas parce que contrairement à l'erreur irakienne, les Occidentaux ont pris le soin de former un gouvernement libyen fantoche et acquis à sa cause (autour de Benghazi) qu'ils ont davantage le droit d'attaquer le peuple libyen pour le secourir.
Quant au cas ivoirien, il est tellement caricatural que l'impérialisme spécifiquement français (mais occidental dans son soutien) se trouve déjà dénoncé par de nombreuses voix. Depuis la décolonisation, les impérialistes français sont habitués à une politique de néo-colonialisme qui consiste à installer des hommes-liges et à renverser tout régime contestataire. Quant aux véritables anti-impérialistes comme Lumumba ou Sankhara en Afrique, ils sont assassinés en martyrs et leur nom sera commémoré de manière universelle par les Africains (et tous les hommes libres) de demain.
Précisons que le soutien de peples à l'impérialisme pose toujours problème et manifeste toujours un amalgame douteux et hypocrite, puisque par nature l'impérialisme est le fait de factions qui piratent des nations ou des peuples. Quand les peuples d'Occident soutiennent les politiques impérialistes de leurs dirigeants politiques, ils ne se rendent pas compte qu'ils soutiennent des politiques commanditées par des factions financières qui leur sont défavorables. Car l'impérialisme, s'il manipule les peuples qu'il pirate, finit toujours par être containt de choisir entre ses intérêts propres, de nature oligarchique, et les intérêts populaires qui l'abritent. Comme l’a dit Thomas Sankara dans son discours d'Addis Abeba du 29 juillet 1987, s’en prenant aux prédateurs financiers : « Ceux qui veulent exploiter l’Afrique sont les mêmes qui exploitent l’Europe »

Quant au soutien (incompréhensible d'un point de vue rationnel et moral) des populations occidentales envers la politique impérialiste de leurs gouvernements élus, il s'agit de mesurer que la principale explication à l'impérialisme tient au soutien accordé à la loi du plus fort par la majorité citoyenne et démocratique des pays libéraux se livrant à l'impérialisme. On a pu démontrer que le bénéfice de l'impérialisme revenait surtout à des élites oligarchiques qui ne représentaient pas leurs peuples. Cette explication oligarchique possède ses limites, surtout en régime démocratique. On peut certes manipuler l'avis démocratique et l'opinion populaire versatile, surtout quand elle est inculte et influençable, comme c'est le cas de la plupart des citoyens d'Occident (qui se voudraient rebelles et critiques!).
Mais il faut le soutien au moins ignorant de cette population pour mener à bien une politique impérialiste. Si les citoyens occidentaux étaient réellement instruits, comme le prévoit l'instauration de la démocratie libérale en théorie, ils auraient renversé depuis longtemps leurs représentants politiques. On peut estimer que les élus démocratiques représentent en gros la majorité du peuple qui les a élus. A l'aune de ce critère, si nos hommes politiques occidentaux représentent leurs électeurs, ce que semblerait indiquer ce sondage sans doute manipulé autant que manipulateur, il est navrant, mais indiscutable que les citoyens d'Occident sont des impérialistes passifs, qui soutiennent les politiques impérialistes (pratiquées hors d'Occident par des factions d'Occident), non pas au nom de conceptions géopolitiques de nature impérialiste, mais au nom consternant de leurs petits intérêts privés rivés à très court terme. Tellement court terme que nos brillants égotistes ne se rendent pas compte qu'en sacrifiant à leurs intérêts à court terme, ils détruisent les intérêts de leur plus long terme et surtout les intérêts de leurs descendants.

On pourrait conclure de manière pessimiste et fataliste que de toute manière, le pire est la seule issue ou que l'on ne peut rien faire. Slogans que l'on entend souvent ressasser comme justifications simplistes et stupides de l'état de destruction pénible que nous endurons, résultat consécutif à l'impérialisme en phase terminale, slogans véritablement publicitaires qui expriment la bêtise déculpabilisante. Au lieu de se dire que l'on peut toujours agir dans une situation, qu'il existe toujours des solutions à un problème, ce qui constitue la vérité historiquement vérifiable, on fait mine de se retrancher derrière la nécessité cruelle, mais irréfragable. L'humanité, avant de sombrer dans le chaos et de disparaître comme les dinosaures, est-elle condamnée à retrouver indéfiniment, tel un cercle vicieux et diabolique, un système impérialiste de type oligarchique où une minorité domine le monde (l'Occident) et où à l'intérieur de cette minorité, ce sont de petites factions élitistes qui dominent la majorité moutonnière et soumise?
Cette majorité se trouve elle-même divisée entre une petite classe moyenne aisée qui parvient difficilement à survivre - et une majorité disparate et abêtie par les jeux vidéos, la télévision et la contre-culture de masse, et qui se trouve incapable de réagir de manière rationnelle à un problème qui l'affecte en premier et devrait la poser en victime. Mais le plus important c'est que la grille de lecture pessimiste (ou son versant siamois fataliste) est fausse : car elle se trouve au service de la lecture nihiliste du monde, selon laquelle le réel n'est pas pérenne et est voué à la néantisation.
L'impérialisme n'est pas viable car il ronge le système qu'il parasite et qu'il finit par se détruire dans un acte d'autophagie. Non seulement le fonctionnement social et politique d'une société n'est pas voué à l'impérialisme et à l'oligarchie, mais ces modes de vie sont aussi récurrents que limités.
- Récurrents : il est normal qu'à chaque plateforme ou palier de connaissance certaines élites dégénèrent d'une aristocratie fondé sur l'élitisme républicain à une aristocratie oligarchique, fondée sur la naissance et la médiocrité (comme actuellement avec les dirigeants de nos élites corrompues et coupées des peuples).
- Limités : leur limite intrinsèque et inévitable se trouve circonscrit à la finitude du système dans lequel ils se meuvent. Le pessimisme et le fatalisme se détruisent quand on constate historiquement que le progrès est la loi ou le principe (au sens d'archè tel qu'il se trouva défini par Anaximandre) à la racine de la pérennité historique humaine réside dans le changement ou le progrès. Théoriquement, démenti cuisant à la déconstruction écologique (écoillogiqueplutôt), le réel n'est pas fini, mais infini. L'homme dispose de la faculté supérieure aux animaux de constamment pouvoir changer de palier fini, au point qu'il n'épuise jamais jusqu'à disparition une certaine limite, mais qu'il change, s'accroît et progresse pour agrandir sans cesse son périmètre vital et passer d'une plate-forme à une autre.
Si les dinosaures ont disparu, c'est parce que victimes d'un violent cataclysme sans doute dû à une météorite extraterrestre, ils n'ont pas su s'adapter. Les dinosaures en tant qu'animaux ne sont pas capables de changer; ils demeurent emprisonnés dans un certain monde, un certain palier et sont condamnés à disparaître si les conditions de ce monde s'effondrent. Au contraire, l'homme est capable d'augmenter ses capacités d'adaptation du fait de facultés théoriques qualitativement (cognitivement) supérieures. La domination de l'homme sur le règne vivant au sens large s'explique par cette faculté majeure de connaissance croissante et progressiste.
Le pessimisme tendrait à faire de nous des animaux supérieurs aux autres animaux, mais participant de la même qualité ontologique. Raison pour laquelle on constate un récent engouement pour les bêtes, qui symboliseraient le bonheur ou la condition enviable. En réalité, l'impérialisme et l'oligarchie sont des conceptions politiques qui dérivent de conceptions religieuses et philosophiques d'ordre nihiliste. C'est un optimisme théorique mesuré, d'inspiration leibnizienne par exemple, qu'il nous faut choisir, en notre âme et conscience libre.
Du coup, impossible de verser dans le pessimisme ou de soutenir démocratiquement l'impérialisme, en un oxymore aussi imbécile qu'impossible. La période que nous vivons n'est pas le retour inexorable et indéfini de l'impérialisme, avec les discours mensongers qui fleurissent autour du caractère inexorable des oligarchies, discours dispensés par des experts au service des oligarques; mais le dépérissement prévisible et nécessaire d'un certain palier quand il arrive en phase terminale.
Si l'impérialisme et l'oligarchie se manifestent avec une telle virulence, c'est que nous nous situons en période intermédiaire et chahutée de changement. Nous passons d'un palier à un autre. Nous sommes ballotés entre le palier précédent et le palier suivant. L'époque postmoderne, terme qui ne veut rien dire et qui n'a jamais été défini que négativement (: la modernité après), désigne sans doute, du fait de son caractère vague et confus, comme la prose des philosophes postmodernes (Deleuze, Derrida, le mauvais Foucault et les autres), cette phase terminale de notre palier. Effectivement, dans une mentalité immanentiste comme l'exprime le spinozisme des postmodernes affublé en nietzschéisme risible de gauche, on ne peut concevoir qu'un domaine ontologique fini puisse se poursuivre en un palier supérieur.
Enseignement précieux sur la structure du réel : pour contacter l'infini, l'homme ne prolonge pas vers une extériorité au domaine qui serait la suite de ce domaine, mais est contraint de contacter le palier supérieur. Le transcendantalisme comporte une contradiction dans sa théorie, énoncée par exemple chez Platon l'emblème de la philosophie : d'à la fois proposer letrasncendement tout en ne l'envisageant que d'un point de vue supérieur de prolongement.
(Quant à l'Aufhebung proposée par Hegel comme résolution médian entre Aristote et Platon, avec Descartes en sus et contre Kant l'inférieur), le transcendantalisme immanentiste constitue une aberration en ce que la résolution se trouve intégrée au plan d'immanence. Démenti cuisant dans la dialectique platonicienne, dont la dialectique hégélienne constitue une subversion et un contresens évidents, et dans l'observation historique des paliers ou plateformes que l'homme franchit régulièrement pour s'adapter et ne pas disparaître).
La critique qui pourrait être adressée au transcendantalisme, c'est qu'il envisage le prolongement certes en termes de transcendant, mais jamais en intégrant au transcendant l'hétérogénéité. Le réel a besoin de passer d'un palier à un autre supérieur parce qu'il n'est pas modelé sur le critère de l'homogénéité. Le procédé du palier set le moyen pour le réel de subsister à son hétérogénéité. L'erreur du transcendantalisme est d'associer le transcendant avec l'homogène.
Quant au pessimisme, il véhicule une conception dégénérée du réel, selon laquelle le réel n'est pas seulement purement homogène, mais statique, fixe et immobile. C'est seulement dans ce type de réel que l'on peut envisager une nécessité légitimant la conception pessimiste. Bien entendu, c'est un moyen paresseux et médiocre de rendre légitime l'impérialisme et le nihilisme. On comprend sans doute le soutien indiqué dans ce sondage (relatif et contestable) des populations occidentales envers un impérialisme qui ne saurait en aucun cas se révéler légitime : ce serait le signe, non qu'elles soutiennent l'impérialisme, mais qu'elles se montrent imprégnées par la mentalité du pessimisme - du suivisme lâche et accommodant.