lundi 30 mai 2011

Vite du vide

On entend souvent ces derniers temps dans une maxime qui exprimerait le soulagement et déculpabiliserait enfin le manque de savoir tant décrié voire moqué que "le savoir ne fait pas l'intelligence". Remarque très juste - à condition de préciser le lieu d'où émane cette critique déculpabilisante : car être ignare est encore pire qu'être instruit. La haine ne saurait apporter de critique constructive, autre que celle grotesque débouchant sur l'obscurantisme (se flatter d'être ignare sous prétexte de critiquer le savoir).
Tout se passe comme si l'on voulait rendre conciliables, compatibles et synonymes (à la limite paronymes) l'intelligence et l'ignorance. Malheureusement, l'intelligence ne se développe pas sans savoir(s). L'intelligence est le moteur; le savoir le carburant : impossible de faire fonctionner le moteur sans carburant. L'intelligence est la bouteille, le savoir le liquide : impossible de remplir une bouteille sans liquide. Il convient d'éviter deux écueils en matière de connaissance et d'intelligence : soit confondre savoir et intelligence; soit par réaction inverse et stupide considérer que l'intelligence peut se développer sans savoir. Le savoir désigne un contenu fixe.
On sait toujours quelque chose de fini, quelle que soit l'étendue de ce savoir. Mais la connaissance indique que le propre du réel n'est pas d'être fixe et fini, mais dynamique et infini, ainsi que le proclamait Platon. Si le savoir n'est pas la connaissance, il n'est pas de connaissance sans savoir. La croyance souvent simpliste et déculpabilisante selon laquelle le savoir n'est pas la connaissance aboutit au fantasme selon lequel on pourrait connaître sans savoir : être ignare tout en étant intelligent.
Sans doute au fond les ignorants se sentent-ils bêtes et revendiquent-ils pour se valoriser un tant soit peu leur part d'intelligence dans l'ignorance. La confusion est entretenue autour de la différence entre savoir et connaissance. Dans le Ménon de Platon, le petit esclave de Ménon est capable de comprendre ce qu'il ignore malgré son statut d'esclave laissé dans l'ignorance. Autrement dit, il possède l'intelligence pour apprendre tout savoir - ce qui n'implique pas qu'il connaisse effectivement ces savoirs, à moins de procéder comme Perrette avec le pot de lait. Tout individu possède les moyens d'acquérir des savoirs en se trouvant doté d'intelligence. Sans doute les capacités intellectuelles ne sont-elles pas tout à fait les mêmes chez les différents individus, même s'il est des plus malaisés de distinguer entre l'éducation donnée dès le plus jeune âge et les facultés innées.
Sans renter dans ce débat entre inné et acquis, dans lequel je penche résolument en faveur de l'acquis qui façonne jusqu'à transformer l'inné, on pourrait ajouter à la suite de Platon que si l'intelligence (faculté de connaissance) se trouve présente chez (presque) tout individu, et plutôt plus que moins, la faculté d'intelligence n'est pas un donné stable et fixe qui existe chez tout individu de manière égale de sa naissance à sa mort. L'intelligence se rapportant au dynamique de l'infini signifie que la faculté peut tout aussi bien se développer que se scléroser.
Un régime qui pousse vers le savoir développe l'intelligence; tandis qu'une manière de vivre qui réfute le savoir débilite l'intelligence. On peut développer sa faculté de connaissance comme la réduire. Le critère réside dans l'effort : savoir demande des efforts; les activités dénuées d'effort tendent vers la sclérose de l'intelligence. On ne développe pas de la même manière son intelligence en lisant du Platon (avec les efforts inhérents) ou en jouant de manière intensive aux jeux vidéos (de préférence violents et répétitifs). Où l'on mesure que la critique du savoir ne peut émaner qu'à partir d'une déconnexion du savoir et de l'intelligence, qui implique que le savoir, aussi riche soit-il, s'ancre alors dans la bêtise.
L'intelligence a besoin du savoir pour se développer; tandis que l'ignorance sclérose la faculté de connaissance. Cette constatation discrédite la remarque selon laquelle le savoir n'est pas l'intelligence, si cette distinction tend à réhabiliter l'ignorance en en faisant un synonyme du savoir. Ce n'est pas la même chose de savoir et d'ignorer : dans un cas, on développe son intelligence; dans l'autre, on la détruit jusqu'à l'éradiquer. Je sais bien qu'il n'est pas facile d'admettre que l'on se détruit et que l'on fait montre de bêtise; tout comme il est plus facile d'utiliser son intelligence à des jeux passifs qu'à des efforts constructifs.
Tout l'enjeu n'est pas tant de critiquer l'ignorance que la volonté d'ignorance. Ce n'est pas le fait de ne pas savoir qui est à critiquer, mais le fait de préférer ne pas savoir. C'est alors signe de bêtise. Qu'est-ce que la volonté d'ignorance? C'est refuser la connaissance au sens où la connaissance déploie les savoirs finis dans le changement de paradigme, soit dans la dynamique de l'infini. La connaissance est ce qui permet de passer d'un donné figé à un donné supérieur - d'un état donné à un état supérieur, dans un processus d'anti-entropie se caractérisant par le saut qualitatif et non linéaire.
D'où l'effort que requiert le changement paradigmatique : c'est à ce prix que la connaissance s'acquiert. Le savoir ne se déploie que dans le fini, ce qui constitue l'infériorité du savoir par rapport à la connaissance : le savoir aussi étendu soit-il ne se déploie que dans le figé, ce qui explique l'attirance des nihilistes pour l'érudition (le grand savoir) : elle permet de dominer un certain état considéré comme le tout immuable et de facto abusif. Seule la connaissance permet de passer d'un état à un autre en changeant le paradigme régissant le savoir.
Mais l'action de la connaissance ne se peut exercer que si la connaissance se remplit du savoir. Sans savoir, l'action de la connaissance n'est pas possible. Une connaissance dénuée de savoir reviendrait à un organe débile qui à force d'inaction se meurt. Où l'on voit que l'intelligence véritable ne se déploie que dans l'infini et permet l'action dynamique d'antientropie; alors que l'intelligence dans le fini, pour authentique et vérifiable qu'elle soit, consiste à relier entre eux des éléments qui pour aussi riches qu'ils soient n'en demeurent pas moins figés et promis à la sclérose.

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