mardi 28 juin 2011

Réchauffement politique

Suite à l'intervention chez Ruquier (ONPC du 18 juin 2011) du maire de Sèvres et conseiller général en Seine-Saint-Denis Gategnon, notre ancien communiste, rallié au parti écolo-malthusien emmené par Cohn-Bendit & Co. Europe Ecologie, prône la légalisation du cannabis en France, dans un livre-manifeste intitulé Pour en finir avec les dealers. Sans doute cherche-t-il à faire progressiste de cette manière ultralibérale et hollandaise. La légalisation consiste à admettre que l'on a perdu la partie, pas une partie des plus importantes, pas sur le seul pan moral, juridique ou social, mais sur le plan fondamental ontologique : l'effondrement du niveau (au sens le plus général) auquel est parvenu l'homme dans son système actuel est irréversible. Face à cet effondrement, deux attitudes sont à l'oeuvre :
- ceux qui proposent un changement vertueux, consistant à casser l'anti-dynamique perverse de la décroissance;
- ceux qui au nom du progressisme le plus dévoyé et pervers entérinent la décroissance - et l'adoubent même.
Gategnon appartient à la deuxième catégorie et, par la stratégie qu'il propose, montre pourquoi il a rejoint les écologistes gauchistes et malthusiens après avoir milité dans les rangs du communisme sociétal privé de sa substance marxiste historique. Dorénavant, on sait pour qui roule ce genre de soi-disants gauchistes écolos et bobos, dans la digne lignée d'un Cohn-Bendit autoproclamé libéral-libertaire après avoir tâté du trotskisme soixante-huitard : ces idéologues néo-malthusiens, relookés en défenseurs courageux et avant-gardistes du Bien et de l'écologie, travaillent, sciemment ou inconsciemment, pour les intérêts financiers dérivés de la City de Londres. Le plus comique (malgré leurs dénégations effarouchées) sera de les retrouver sur la même ligne qu'un Soros, spéculateur amoral qui se réclame lui aussi du progressisme (il a financé Obama aux dernières élections présidentielles américaines) et qui, fait des plus troublants, est un des principaux promoteurs de la légalisation de la drogue dans le monde (via notamment son Quantum Fund basé dans les Antilles hollandaises).
Le spectacle de Gategnon positionné en coco vert aux ordres des financiers mondialistes (et pas du tout en écologiste respectable, incompris et avant-gardiste) ne sera une surprise que pour ceux qui n'ont pas compris que les principaux bénéficiaires de l'argent (colossal) de la drogue ne sont pas quelques mafieux traqués et illégaux à la Escobar en Colombie - mais que de respectables banquiers, passant de conseils d'administration en réunions interbancaires dans leur impeccable costard-cravate, recyclent et blanchissent l'argent de la drogue - et n'en ont sans doute jamais vu (encore moins consommé). Les rapports d'Antonio Mario Costa, directeur général de l’Office des Nations unies à Vienne et directeur exécutif de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (entre 2002 et 2010), représentent de précieux témoignages sur l'identité et la structure des trafics de drogue, qui depuis belle lurette augurent de ce à quoi aspire la finance mondialiste : passer au-dessus des États et des luttes anti-drogues étatiques.
La position d'un Gategnon en matière de drogue est représentative de ce que sont les Verts sur l'échiquier politique mondial en pleine déconfiture : une force (farce?) politique qui sous couvert de militer en faveur de vertueux préceptes (la sainte défense de l'environnement menacé) travaille en réalité pour le progressisme perverti au service de la décroissance libérale. Les serviteurs progressistes de l'ultralibéralisme sont ces écolos qui passent pour des gauchistes impeccables à même de séduire les dépolitisés des démocraties occidentales dans la mesure où leur discours ne serait plus tout à fait politique, allant jusqu'à se présenter comme insidieusement supérieur au politique.
On mesure ce que l'idéologie financiariste a apporté à la gauche emmenée par des personnages comme Cohn-Bendit le libéral-libertaire assumé en France, en Allemagne et en Europe ultralibérale et en faillite : une écologie au service de la finance folle mondiale, ce dont, après tout, Dany le rouge-vert-brun (ses acolytes plus ou moins directement) se réclame quand on se souvient de son évolution pragmatique de député européen au service explicite des intérêts monétaristes supranationaux de la BCE (sous le contrôle inavouable et finalement drolatique de la City de Londres).
Les écologistes sont le cheval de Troie des ultralibéraux dans le camp progressiste, avec pour mission perverse de faire passer des mesures draconiennes d'austérité malthusienne qu'aucun gouvernement ultralibéral déclaré (chez les conservateurs) ne se risquerait à assumer - comme Mitterrand le synarchiste socialiste lança la campagne de privatisations en lieu et place du camp libéral conservateur; ou que DSK repeignit le FMI en rose pour infliger les mêmes précédentes politiques antisocialistes aux peuples et en faveur des oligarchies, avant son arrestation très politique et médiatisée pour viol sur une femme de ménage étrangère africaine - tout un symbole.
Les ultralibéraux ont compris que le libéralisme sous sa forme convenable (la liberté, la démocratie, la pérennité) était mort et que désormais l'oligarchie avançait à visage découvert (la domination, la violence, le chaos). Du coup, ils subventionnent des partis progressistes qui confèrent le visage du progressisme décroissant à la gauche, en remplacement d'un socialisme libéral arrivé en fin de course - et des idéaux collectivistes moribonds qui historiquement occupaient la place du progressisme. Le vert de l'écologie malthusienne non seulement recouvre de son influence financière l'écologie dans son intégralité (alors que l'écologie n'est pas malthusienne ni de gauche), mais surtout le rouge du communisme et le rose du socialisme.
Dans une configuration d'effondrement systémique, la décroissance est progressiste au sens où elle légitime l'adaptation au déclin et à l'idée effrayante selon laquelle on n'a pas d'autre choix que d'accepter les mesures d'austérité oligarchiques (définition politique de la nécessité). Les défenseurs des renflouements des peuples en faveur des factions mondialistes expliquent que la mesure est terrible, mais inévitable; même rengaine avec les écologistes qui au nom du réchauffement climatique anthropique, et autres théories hystériques et irrationnelles, vous démontrent que l'homme n'a d'autre choix que la décroissance (la décroissance est le masque gauchiste de l'ultralibéralisme).
Cette décroissance, promue par les néo-maltusiens depuis le Club de Rome, en particulier le WWF (fort justement attaqué ces derniers jours suite à un reportage diffusé en Allemagne par la chaîne de télévision publique ARD), ne recoupe pas forcément le mouvement politique de la décroissance officielle et militante, qui désignerait l'expression virulente et assumée de l'écologie politique, malthusienne, caractérisée par l'adhésion à l'entropie "philosophique".Prudent (au sens aristotélicien) moyen de laisser entendre que l'écologie ne serait ni décroissante, ni malthusienne, mais simplement et honnêtement nécessaire (donc plus que superficiellement politique)!
En réalité, l'écologie confisquée par le malthusianisme progressiste perverti (néo-malthusianisme) est forcément décroissante, au sens où elle entérine et légitime l'effondrement financier. Comment s'adapter à un monde en décroissance? Par l'adhésion aux préceptes faux et fous de l'écologie néo-malthusienne, que l'emblématique WWF se charge de promouvoir au nom de la City de Londres et de la monarchie britannique. La décroissance définit l'ensemble de l'écologie politique de l'heure, d'obédience néo-mathusienne, et pas seulement les membres conscients et reconnus des partis militant pour la décroissance. Comme dans tous les mouvements d'idées, il existe plusieurs lignes d'engagement au sein de l'écologie, certaines plus radicales que d'autres, mais toutes ont pour point commun de souscrire à un degré ou à un autre à la décroissance en tant que concept philosophique.
Si la démagogie désigne la dégénérescence des formes de démocratie, comme les Anciens le redoutaient, l'écologie néo-malthusienne avec son apologie plus ou moins implicite de la décroissance exprime cette démagogie aux accents de préservation (le mythe de la pureté abrite le poison de la destruction mortifère). Comme si le fait de préserver la Nature revenait à entériner la dégénérescence sociale, culturelle et systémique qui découle de l'entropie ontologique (dont le physique n'est qu'une émanation). La Nature, dès Spinoza et chez les malthusiens de tous bords (dont les décroissants au sens large qui recoupent les néo-malthusiens), est une conception finie du réel (immanente); à ce titre, l'inscription de l'écologie dans les idéologies de gauche est justifiée : les idées idéologiques revendiquent cette finitude, comme l'exprime l'idéologie la plus célèbre, le marxisme (et son substrat théorique le matérialisme marxien).
La nature écologique promeut une vision finie et statique du réel, un état fixe psuedo-réaliste par rapport auquel il est légitime de toujours s'adapter. La vision politique d'un Vert comme Gategnon suinte le pragmatisme, consistant à s'ajuster à l'entropie de la Nature, puisque cette Nature quasi divinisée (comme les adeptes de Gaïa) agit d'une manière totalement étrangère et extérieure à l'action humaine. Le rôle du politique consiste non pas à changer l'extérieur, mais à servir de courroie de transmission zélée (cas de Gategnon) consentant aux changements extérieurs, face auxquels l'homme se trouve démuni de tout pouvoir.
Et peu importe que l'entropie aboutisse de manière plus qu'inquiétante à l'annihilation et à la disparition de l'homme dans la conception décroissante au sens large : la Nature étant bienfaisante et divinisée, elle ne saurait être critiquée, bien que sa promotion irrationnelle laisse entrevoir des fondements pour le moins incohérents (comme la négation immanentiste de l'infini et l'affirmation de sa complétude). La confiance que l'écologiste accorde à la Nature est suicidaire, puisque cette Nature entropique et anti-anthropique débouche sur la disparition de l'homme.
L'écologie exprime moins l'adaptation de l'homme à l'effondrement que la légitimation du suicide (plus du réel que de l'homme). Comme si le progressisme consistait moins à croître qu'à accepter la décroissance, à l'instar de la bête qui, sur le point d'avoir le cou tranché, se laisse faire, fataliste et considérant (inconsciemment et avec anthropomorphisme) que mieux vaut mourir sans souffrance que d'y ajouter des tourments superflus. Il y aurait deux attitudes face à l'inévitable entropie qui affecte le réel plus profondément encore que la société humaine : soit la poursuite aveugle et sourde d'un comportement anti-entropique d'intérêt et de profit qui accélère le processus; soit l'acceptation de la nécessité entropique qui permet d'atténuer les douleurs jusqu'à (peut-être) laisser espérer une disparition douce et quasi euthanasique. Serait-ce que l'écologie malthusienne incarne le visage terminal du nihilisme avant sa disparition contemporaine (sous sa forme de l'immanentisme)?

dimanche 26 juin 2011

Le chargement du changement

* Le changement est superficiel; le fondamental produit le changement. Chez les nihilistes, le fondement est le néant. D'où la mentalité accélérée du superficiel en changement incessant - et sans principe.
* La répétition est une dégénérescence nihiliste du Même, car le nihiliste ne peut comprendre le Même. La suprématie du changement chez le nihiliste (la différence) se fait sous le prisme scientifique, avec une inflexion physique. Le nihiliste promeut le changement tout en accréditant plus fondamentalement le fixisme, au sens où il se place au-dessus du changement, il se perçoit comme le maître du changement, y compris avec l'idée qu'il peut de lui-même impulser les conditions du changement.
La différence de vocabulaire entre Autre, changement et différence implique une opération algébrique entre ce qui est et ce qui n'est pas.

vendredi 24 juin 2011

Honte

Ce qui se passe en Libye dépasse l'entendement : les puissances occidentales ont provoqué des troubles dans le pays et les médias occidentaux, qui sont des caisses de résonance propagandiste en faveur des régimes atlantistes, présentent ces insurrections animées par les militaires occidentaux et les services secrets à leur solde comme des soulèvements populaires au nom de la démocratie. L'intellectuel propagandiste et atlantiste BHL, l'ami bien connu de Massoud, de la veuve de Richard Pearl, voire de Botul, coordonnerait certaines des actions occidentalistes autour du fief de Benghazi, qui n'est pas un gouvernement démocratique soutenu par le peuple libyen tyrannisé, mais une entité fantoche et illégitime, armée, financée et soutenue par les régimes impérialistes occidentaux.
Il ne s'agit nullement de soutenir le régime de Kadhafi, qui est au pouvoir depuis trop longtemps et qui a déjà versé dans le népotisme, le tribalisme et certaines compromissions avec l'Empire britannique (demandez à Blair, lord Jacob Rothschild ou sir Mark Allen), mais qui est aussi un dictateur éclairé ayant construit son pays, redistribué une grande part de la manne des richesses naturelles et oeuvrant de manière reconnue et sincère pour l'Afrique. Ce que font les Occidentaux en Libye relève de l'entreprise de destruction caractérisée contre le développement du peuple de Libye, comme ce qui s'est produit en Irak à une échelle plus importante et ce qui se produit de manière voisine en Syrie, dans les pays autour de l'Arabie saoudite ou en Afrique noire (Soudan, Tchad, Côte d'Ivoire...).
En tant que Français, j'ai honte de l'action de mon gouvernement, honte de la complicité des autres gouvernements occidentaux, honte de la passivité médiocre des citoyens d'Occident qui soutiennent moins l'impérialisme dénié de leurs régimes politiques qu'ils préfèrent se taire devant l'inacceptable et profiter de plus en plus chichement, à la manière d'un suicide à l'alcool ou de grenouilles lentement cuites et endormies dans une marmite d'eau. La colère m'anime, confronté à un tel spectacle criminel et consternant.
Tout citoyen croyant de manière rationnelle, consciente et réfléchie dans la démocratie et les Droits de l'homme a le devoir de se montrer en colère face à l'ignorance et la médiocrité complices de la plupart de ses concitoyens et de ressentir cette honte intimement mêlée au sentiment de la trahison. Les Occidentaux ont trahi les hommes d'Occident qui ont construit leur pays et les ont élevés vers la liberté, la prospérité et la culture. Ma plus grande honte est infligée par l'humiliation constante que subissent les Palestiniens depuis un demi siècle. Alors que les Israéliens complices de l'Occident les martyrisant sans jamais recevoir de rétorsions de la part de l'Occident, les Palestiniens sont le symbole de ce qu'est la victime de l'impérialisme.
Les Israéliens représentent quant à eux le symbole de l'impérialisme occidental de par le monde. Personne ne peut soutenir le régime sanguinaire et désaxé d'Israël, notamment depuis les massacres de la "guerre" baptisée Opération plomb durci (décembre 2008-janvier 2009), nantie d'un bilan éloquent : 1315 Palestiniens assassinés, dont 410 enfants et plus de 100 femmes. A la lecture d'un tel bilan, il n'est pas possible de se taire. Pas possible de retenir sa colère. L'impérialisme est rentré dans la phase terminale de son existence autodestructrice autant que destructrice. Les citoyens dépolitisés occidentaux sont prévenus : tant qu'ils se tairont devant l'inacceptable, ils seront coupables de laisser faire l'impérialisme.
Tant qu'ils accepteront la mort des innocents de l'impérialisme, ils seront coupables. Coupables de lâcheté. Coupables de trahison. Coupables de médiocrité. L'horreur que l'on accepte pour les Palestiniens, qui sont lâchement massacrés par les Israéliens, est le symbole de l'horreur que l'impérialisme occidental mène dans des "guerres" punitives, prédatrices et coloniales. Quand je dis "guerres", il faudrait employer plutôt le terme de "massacres" pour qualifier des attaques inégales et disproportionnées, qu'aucun droit dans le monde ne peut légitimer, sauf à verser dans la loi du plus fort.
Tel est le résultat de l'impérialisme : le massacre; et tel devrait être au bas mot le sentiment face au massacre : la honte. Honte du manque d'honneur et d'honnêteté des impérialistes qui se réclament de valeurs nobles comme la démocratie pour légitimer leurs entreprises de destruction selon la loi du plus fort. Honte devant la violence perpétrée contre d'autres êtres humains. La honte décrit le sentiment d'impuissance face à la violence commise contre d'autres êtres humains. Il n'est pas possible de cautionner l'impérialisme occidental chaotique et terminal. Tel le boomerang, il s'est déjà retourné contre l'Occident.
Les peuples de Grèce, d'Irlande ou du Portugal en savent quelque chose. Les Islandais ont su pour le moment s'opposer à cet impérialisme financier. Les Espagnols commencent à sentir le vent du boulet. C'est l'ensemble de l'Occident qui se trouve condamné d'ici peu de temps s'il poursuit dans la voie terroriste cet impérialisme suicidaire et jusqu'au-boutiste. C'est l'ensemble du monde globalisé et interconnecté (mondialisé) qui se trouve menacé par le chaos et l'oligarchie la plus virulente si rien n'est fait pour arrêter la politique du pire, de la violence et de la guerre.
Les Palestiniens n'ont pas peur de résister de façons disproportionnée contre la violence technologique et militaire israélienne. Ils n'ont pas peur parce qu'ils n'ont pas le choix. Les Occidentaux sont devenus des individualistes consuméristes et dégénérés qui pour la plupart ne pensent qu'à amuser, à s'abrutir l'esprit et ne se comportent pas comme des citoyens responsables de démocraties. Pourtant, ils n'ont pas le choix : comme durant la Seconde guerre mondiale, ils sont contraints d'entrer en résistance pour ne pas finir en moutons (complices) ou pire encore en porcs (collaborateurs). La grandeur de l'homme provient de sa faculté à vivre pour des principes, y compris jusque dans la mort. C'est l'exemple que nous ont montrés les deux fondateurs symboliques de l'Occident dans ce qu'il comporte de grand et d'admirable : Jésus et Socrate.
Mais à présent, nous nous vautrons dans la fange et, trahissant la philosophie de Socrate ou l'enseignement monothéiste de Jésus, nous adorons l'argent et nous tolérons les pires crimes pour obtenir un peu de répit, quelques plaisirs minuscules, vite périmés. Nous sommes devenus des êtres veules et déconstruits, qui méritons les malédictions des prophètes de la Bible, comme cette sentence amère et sévère de Jérémie : "Je vous couvrirai d’un opprobre éternel, d’une honte éternelle qu’on n’oubliera jamais".
La honte cerne et définit l'homme niant son intelligence et sacrifiant sa liberté et sa conscience pour s'abrutir dans les plaisirs minuscules et vulgaires. Cela commence par la trahison et la lâcheté, cela finit par la destruction, la guerre et la dictature. Tout citoyen libre et honnête a le devoir en cette période tragique de lancer un appel à la résistance du peuple contre l'impérialisme, de soutenir les peuples martyrisés par cet impérialisme et de s'engager dans la résistance morale, politique et culturelle. C'est en particulier pour les citoyens occidentaux le seul moyen d'échapper aux crimes commis par leurs dirigeants, comme de Gaulle sut opposer à la compromission du fasciste Pétain l'image de la France courageuse, grande et forte.
Nous avons le devoir au nom des plus belles actions de nos ancêtres de nous démarquer de l'actuelle infamie de nos dirigeants, de nous réunir dans des collectifs politiques et culturels anti-impérialistes et républicains et de lutter sans relâche pour que la tentation oligarchique ne plonge pas notre humanité mondialisée dans un chaos durable qui sera perçu par les historiens de demain comme une période aiguë de troubles et de ténèbres. Pour finir cet appel urgent face à la situation catastrophique dans laquelle nous nous débattons, voire ébattons - et à l'effondrement imminent vers le chaos de nos systèmes libéraux, je tiens à citer cette remarque d'un des pères de l'histoire et de la démocratie modernes, qui résonne à nos oreilles avec une acuité douloureuse et lucide :
"Voilà la réponse juste qu'il faut faire et qui convient à notre cité. Mais il faut savoir aussi que nous n'échapperons pas à la guerre; plus nous la ferons volontiers, moins nous serons accablés par nos adversaires." (Thucydide, Guerre du Péloponèse).

mercredi 22 juin 2011

La régulation de la dérégulation


A écouter Marc Roche le 9 juin, honorable correspondant pour le journal français ultralibéral de gauche Le Monde, les financiers qui dirigent le monde (maintenant que l'oukase est devenue criante) tourneraient de manière fixe et identifiée autour de la banque d'affaires américaine Goldmann Sachs. On tient le méchant de service (le journaliste dit carrément : le Dark Vador de la crise). Peut-être est-ce dû à un article retentissant dans le Rolling Stones de 2010 - ou à la faillite de la Grèce. Peut-être à d'autres magouilles de cette banque, notamment dans les successives administrations américaines des deux bords politiques démocrate ou républicain.
Toujours est-il que Marc Roche joue le rôle des financiers de la City de Londres en adoptant la stratégie après tout atavique du bouc émissaire en partie coupable : l'incrimination fondamentale et finaliste de Goldmann Sachs réhabilite le vieux préjugé de l'impérialisme américain via l'impérialisme financier de Wall Street (voire de Chicago). Habile stratégie pour divertir l'auditoire avec un bouc émissaire complaisamment offert en pâture, alors qu'une analyse irréfutable indique que le centre de la finance mondialiste se situe non à Wall Street mais à la City de Londres. Goldmann Sachs y tient d'ailleurs des bureaux fort importants, à tel point qu'on a pu entendre l'intervention sur France Inter d'un certain Yoël Zaoui, directeur de de Goldmann Sachs Europe de son état, élu en 2008 "meilleur banquier de l'année" par la communauté française de Londres. Roche préfère incriminer la perfidie nominale du trader français Fabrice Toure, alors qu'elle n'est que représentative et métonymique de l'ensemble du fonctionnement des banques internationales (pas seulement les banques d'affaires).
Le mérite principal de Roche est de dédouaner la City en culpabilisant Wall Street - oubliant le principal enseignement de la mascarade : que les agissements de Wall Street découlent de manière subordonnée des stratégies ourdies par la City et ses déclinaisons off-shores. Roche travaille ainsi pour les intérêts de la City en incriminant la banque d'affaires américaine Goldmann Sachs de tous les maux et par ricochet la place financière (au demeurant fort puissante) de Wall Street (oubliant les liens de subordination que Goldmann Sachs entretient avec les banques londoniennes).
La réduction du réel s'accompagne de l'accroissement du niveau ultime de ce qui a été réduit, par compensation et dédouanement. Le dernier niveau réduit étant tel qu'il est inférieur à l'espace manquant produit par l'opération de réduction, il convient pour combler le manque d'accroître le dernier niveau réduit de telle sorte que l'opération de maquillage deviendra crédible pour la plupart de ceux qui préfèrent toujours s'en tenir au plus immédiat que de creuser derrière la surface et de s'enquérir que l'iceberg est plus important sous l'eau qu'au-dessus. Idem avec le réel : ce qui est caché (au sens d'involontairement caché, soit d'inconnu) est de loin supérieur à ce qui est connu, la connaissance de ce qui est connu fût-elle en agrandissement incontestable au fil des millénaires.
Mais le discours propagandiste au sens de réducteur que tient Roche reprend les poncifs visant à conforter le système financier oligarchique au prétexte qu'on en dresse une critique qui se veut courageuse et pugnace, alors qu'elle est fausse et partiale :
1) l'argutie de la faillite impossible de certains organismes financiers, qui seraient trop gros pour disparaître : commode moyen de rendre théoriquement impensable ce qui émarge au rayon du bon sens, comme si le fondement financier actuel transatlantique appartenait au fondement ontologique et ne pouvait être changé, voire liquidé, sans que le réel change de texture, voire de couleur. C'est bien entendu une vision terroriste du problème (empêcher de penser au problème en le rendant inextricable), qui au surplus n'empêchera pas la faillite programmée de ces intérêts soi-disant intouchables, mais qui la rendra bien plus douloureuse, voire chaotique.
2) Poursuivant avec le raisonnement selon lequel la finance folle internationale est dirigée par des établissements financiers trop gros, Roche reprend l'idée de casser ces établissements pour les rendre de taille plus humaine. C'est un argument typique lancé par certains stratèges de la City aux fins de poursuivre leur prédation financière en faisant mine de moraliser les marchés. Roche travaille ici pour les établissements financiers de la City contre les dérives notamment perçues à Wall Street sans préciser que les dérives de Wall Street sont étroitement surveillées par la City et que le véritable démantèlement passe par la mise en faillite générale du système transatlantique, y compris celui fondamental de la City, pas par la réduction des banques "too big to fail". Au moins le réductionnisme échevelé de Roche devient-il explicite avec cet appel au morcellement, dont on voit mal en quoi il encouragerait des pratiques plus morales dans un système qui d'essence est immoral.
3) La proposition reprise ici par Roche de diminuer la taille des banques d'affaires permet de laisser entendre que ce serait une mesure pérenne pour résoudre le problème de la spéculation folle qui mène les pays à la faillite. C'est un bobard grossier, qui permet de recouvrir la véritable proposition du Glass-Steagall lancée par Roosevelt par cette mesurette qui est encore pire que la mesure prise par Obama (c'est peu dire). Obama et ses conseillers à la solde des financiers de Wall Street (c'est dire le progressisme échevelé de ces politiciens véreux) ont proposé sous la conduite de Volcker (un ancien de la FED) un faux Glass Steagall qui en gros encourage la spéculation financière sous prétexte de la canaliser, en empêchant des mécanismes superficielles au lieu de réguler le fonctionnement structurel et fondamental. On ne divise pas les banques universelles en banques de dépôt et banques de spéculation, mais on établit cette différence à l'intérieur des mêmes organismes, légitimant le modèle immoral et prédateur de la banque universelle. Ce modèle aboutit à une surenchère spéculative et n'est que de la poudre aux yeux.
4) Pour finir, Roche en bon apôtre de la City diagnostique une reprise de l'économie mondiale sous l'égide de la spéculation financière coordonnée par la City. Malheureusement, notre vaillant pharisien se trompe. Il n'y aura pas de reprise et tant que l'économie demeurera gouvernée par le spectre myope du libéralisme monétariste, elle s'effondrera dans le chaos jusqu'à la disparition. Le seul moyen est d'en sortir en mettant en faillite les intérêts financiers et en reprenant de bonnes vieilles méthodes de gestion comme le Glass-Steagall. Les financiers utilisent comme stratégie de diversion et de propagande deux principales techniques reprises par le porte-parole journalistique Roche :
a) le bouc émissaire réducteur comme Goldmann Sachs ou en filigrane l'impérialisme américain;
b) le faux Glass-Steagall, soit la fausse régulation bancaire qui loin de réguler les spéculations folles conduit à les accroître en rendant la régulation interne, soit en la confiant au bon vouloir des banquiers. Autant compter sur la bonté du criminel, de l'empoisonneur ou de l'esclavagiste. Quelques jours après cette intervention télévisée de Roche, le 15 juin (preuve que Roche répète les stratégies auxquelles il assiste en spectateur privilégié à la City), le ministre des Finances britannique Osborne a proposé le modèle du pseudo Glass-Steagall à la sauce Volcker (séparation interne entre spéculation et dépôt) lors d'un discours à la City de Londres.
Roche a commenté cette mesurette capitale (en ce qu'elle prend la place du vrai Glass-Steagall) avec sa soif de la fausse critique légitimant sa fascination prononcée pour les oligarques de la finance et véritables maîtres de la finance mondialiste que sont les Lords de la City (et non les parvenus arrivistes de Wall Street) : "Le lobby de la City se frotte les mains. A ses yeux, [cette] solution évite le scénario cauchemar : l’éclatement des grandes enseignes universelles comme ce fut le cas avec le Glass-Steagall Act aux Etats-Unis dans les années 1930". Roche approuve la stratégie de la City et se pose comme l'un de ses propagateurs principaux en France.

lundi 20 juin 2011

Tous indifférents

"On est tous différents" : il a sans doute échappé aux esprits décervelés ce que cette phrase signifie et signe, qui déculpabilise et redonne une valeur (immédiate) à ceux qui ont raté leurs études et qui endurent une mauvaise image de leur valeur identitaire propre. Au départ, ceux qui professent cette estimation simpliste sont les mêmes qui ont raté leur scolarité et/ou leur vie sociale et qui ont trouvé comme légitimation et excuse (assez improbables et incohérentes) cet égalitarisme qui nivèle par le bas plus qu'il ne résout le problème de la différence et de l'égalité. Il s'agit d'une perversion et d'une subversion de la question honnête et noble du progressisme et de l'égalitarisme.
Politiquement et socialement, si "on est tous différents", cette situation a pour tendance inavouable de figer le problème, de le scléroser, ce qui implique que ceux qui revendiquent cette différence égalitariste impossible travaillent contre leurs intérêts d'opprimés - en faveur des intérêts oligarchiques qui les désavantagent. Le slogan inavouable serait plutôt du genre : "On est tous inégaux". La manipulation de l'opprimé au nom de sa différence masque de l'inégalitarisme indique à quel point il est aisé de laisser croire les pires billevesées à un opprimé à condition qu'il se sente reconnu, avantagé et soutenu.
L'opprimé est sans doute opprimé parce qu'il manque le plus de logique et de recul critique : comme si la condition d'opprimé allait de pair avec la destruction de la réflexion, ce qui implique que l'opprimé satisfait de son sort d'opprimé ne vive pas dans le paradoxe parce que la situation de paradoxe se situe à un niveau qu'il ne maîtrise pas et auquel il refuse d'avoir accès. S'il serait sans doute cruel d'imputer l'intégralité de la faute (plus intellectuelle que sociale) à l'opprimé, qui consent à son sort par une facilité immédiate pitoyable, la condition d'oppression résulte plus de la faiblesse intellectuelle de l'opprimé que de la cruauté (au demeurant effective) de l'oppresseur.
On pourrait en dire autant avec l'injustice flagrante qui frappe les Africains, ce d'autant plus qu'ils profitent de richesses naturelles opulentes et bienfaisantes : les Africains ne pourront sortir de leur oppression qu'en prenant leur destin en main, pas en comptant sur la générosité désintéressées de leurs oppresseurs néo-coloniaux (dont les fondements sont étrangers, bien qu'il s'agisse d'un système complexe impliquant la collaboration transversale d'élites autochtones légitimant leurs prédations par l'inégalitarisme à leur avantage). Les Africains occupent la place métonymique des opprimés en général : pour s'en sortir, non seulement les opprimés ne doivent pas compter sur l'aide de leurs oppresseurs; mais encore ils doivent s'en prendre avant tout à leur propre faiblesse et leur propre acceptation pour briser le cercle vicieux de leur oppression parfois séculaire (cas des esclaves de l'Antiquité, des serfs du Moyen-Age ou des Africains depuis l'esclavage et le colonialisme).
L'accession à la critique s'opère à partir du moment où l'esprit relie l'intérieur et l'extérieur. La conscience devient alors véritablement opérante. L'opprimé est victime d'une mauvaise connexion, voire d'une fracture entre l'intérieur et l'extérieur. Pour rétablir le lien intérieur/extérieur, il convient d'en prendre conscience. L'action est alors très simple, quoique souvent meurtrière mains inéluctable. Malgré leur supériorité militaire, technique et financière, les oppresseurs ne peuvent rien contre les révoltes d'opprimés à partir du moment où ces révoltes s'appuient sur l'identification du mécanisme de l'oppression (et non sur des revendications alimentaires au fond assez esclavagistes et inconséquentes).
Cette impuissance des oppresseurs s'explique au fond pour la même raison que la prise de conscience inéluctable des opprimés : dans les deux cas, il s'agit d'accéder à l'idée que les conditions de transformation du réel ne se situent pas à l'extérieur, mais en soi. L'opprimé accepte sa condition injuste et injustifiable tant qu'il l'explique par des éléments extérieurs à son action potentielle; le dominateur légitime sa domination au fond tout aussi injuste et injustifiable pour la propre estime qu'il entretient de soi par ces mêmes conditions extérieures et au fond irréfragables, données une bonne fois pour toutes (de mauvaise foi sans doute).
Le changement s'opère par la jonction de l'intérieur et de l'extérieur - et par la prise de conscience que cette jonction repose sur une décision du sujet au fond simple et qui devient malaisée du fait de la difficulté que le changement implique (y compris la mort assez fréquente dans les cas de grand changement). La prise de conscience existe déjà dans la conscience. Son seul obstacle réside dans la difficulté qu'elle implique, en particulier dans les possibilités de destruction qui entourent l'horizon de la création.
Cette difficulté se retrouve dans le slogan : "On est tous différents". Pour commencer, l'usage du pronom indéfini on qui remplace le nous. Cela fait plus populaire, mais surtout plus anonyme et adolescent. Je retiendrai surtout derrière la puérilité le fait que le sujet devient anonyme et n'est plus capable de s'identifier tant singulièrement que collectivement (nous). Cette mauvaise identification personnelle initiale aboutit à une mauvaise compréhension de l'identité collective supérieure. Mais où l'on atteint le comique c'est dans l'association proprement oxymorique du "tous différents".
D'un point de vue fort simpliste, on croit résoudre le problème de l'unité et de l'inégalité avec l'assemblage de ces deux éléments. Loin de parvenir à créer une quelconque explication plausible au problème de la différence et de l'unité (la communauté), on se contente d'accoler les deux objets en espérant vaguement que leur addition hétéroclite, voire hétérogène produira de l'unité.
Le drolatique intervient avec le "tous différents" qui indique que cette assemblage est plus que dissonant : plutôt - destructeur. Car la différence pure crée des décalages, pas de l'unité. La référence au "tous" renvoie à l'unité. Chez Platon, l'autre (appellation plus profonde que la différence en référence à l'infini) est compris dans l'Etre. Dans ce raisonnement soi-disant tolérant et fédérateur, en réalité profondément simpliste et inégalitariste (au détriment des thuriféraires), l'unité se dissout dans un nihilisme qui n'est pas exprimé mais qui est implicitement inévitable : car si l'unité n'est pas quelque chose de supérieur, elle devient forcément rien. Nivèlement par le bas, encore que l'irrationalisme de la proposition empêche véritablement de s'enquérir de ce qu'est ce rien oscillant entre le non-dit et le simplisme.
Le nihilisme mérite d'être spécifié en ce qu'il s'agit d'un slogan qui légitime l'oppression du côté paradoxal des opprimés. Les oligarques qui dominent à l'intérieur d'un système inégalitariste et élitiste encouragent cette mentalité sans la partager et afin de mieux poursuivre et accroître leur domination. Quant à ceux qui acquiescent à la domination dont ils sont victimes, ils oscillent entre deux sentiments : l'aveuglement et l'indifférence. Aveuglement : mieux vaut oublier qu'on est réduit à l'état d'esclave (ou peu s'en faut) instrumentalisé et satisfait de son sort; indifférence : rien de tel pour oublier qu'on set ravalé à l'état d'esclave consentant que de n'y pas penser et de se dérider avec des dérivés comme la fête, le plaisir et autres occupations dont le point commun est de ressortir du pur privé inoffensif et complaisant.

vendredi 17 juin 2011

Nouvel Espace Mondial

Une bonne plaisanterie : j'entends à la radio que le Premier ministre grec Georges Papandreou compterait sur les énergies renouvelables pour que la Grèce se refasse une santé économique. Je sais bien que Papandreou le "socialiste" se tient sur la ligne libérale qui encourage la folie des énergies renouvelables, commanditée par diverses factions de la City (qui loin de tout souci écologique véritable entendent créer des spéculations vertes permettant de relancer le processus monétariste à l'agonie).
On comprend pourquoi la Grèce est devenue le symbole de la faillite des Etats-nations, de la révolte des peuples et du mauvais contrôle des dépenses : après s'être fait voler par les financiers-escrocs de Goldmann Sachs, voilà que pour se refaire et se renflouer, notre représentant grec reprend les pires méthodes des arnaqueurs. Afin de fournir quelques gages à leurs créanciers-voleurs, nos endettés irrémédiables ont-ils décidé d'amadouer l'ogre en faisant son jeu? Comment peut-on relancer une économie moribonde avec des produits plus coûteux que productifs?
C'est le cas des énergies alternatives qui proposent l'exploit de manière métonymique de coûter plus qu'elles ne produisent. Métonymie que ces moulins de Don Quichotte à la sauce contemporaine qui expriment la démarche du monétarisme : détruire le physique en prétendant le remplacer par de la spéculation totalement fictive, déconnectée du réel et véritablement vicieuse. Les Grecs ont pu s'en rendre compte, eux qui ont commencé par faire faillite en suivant les recommandations des spéculateurs monétaristes, puis qui entendent y remédier en écoutant les anciens empoisonneurs, entre-temps recyclés (de manière bio-dégradable?) en médecins.
Que proposent nos guérisseurs-destructeurs et virulents? Guérir le mal par le mal, soit accroître l'empoisonnement pour guérir du poison premier. C'est ici qu'interviennent les fameux "produits verts" qui sont des produits spéculatifs plus encore que les produits dérivés classiques. On se sauve de la faillite par l'accroissement de la faillite. Je ne sais au juste si c'est le socialisme qui fait perdre la raison au libéral Papandreou - ou si c'est à cause de l'effondrement terminal et définitif du libéralisme que ses thuriféraires les plus modérés commencent à perdre la tête; mais on ne peut que rire d'une proposition folle et profondément drolatique : toujours plus détruire pour mieux reconstruire.
Nous arrivons à un stade de folie si manifeste dans l'effondrement systémique que le principe de non-contradiction n'est plus suivi et que le raisonnement qui domine les mentalités échauffées pourrait se résumer comme suit : le négatif produit du positif. Ou encore : le chaos produit de l'ordre. C'est après tout ce que propose le slogan atavique ordo ab chao. Slogan entonné dans la modernité par un Nietzsche (qui finit maniaque), un Schumpeter et plus récemment les néo-conservateurs avides d'enfantements douloureux. Slogan qui inverse la logique et la raison en apologie de la mania antique et de la destruction. La fin est prévisible : c'est la disparition - ou le changement.
Il est saisissant, à la limite du surnaturel, d'un point de vue historique et culturel, que, dans une sorte d'éternel retour stoïcien, ce soit la Grèce contemporaine qui voit sur son sol refleurir l'opposition radicale et virulente entre les partisans de la république et les thuriféraires de l'oligarchie - et sur un plan plus fondamental entre les nihilistes et les ontologues. Socrate et Platon ne sont plus là pour affronter la Tyrannie des Trente à Athènes, l'Empire perse ou l'influence culturelle des sophistes - mais l'Empire britannique mondialiste a succédé à l'Empire perse méditerranéen, les logiciens sont les sophistes d'aujourd'hui et les technocrates de l'UE ont remplacé les oligarques d'Athènes. Restent les successeurs des ontologues : ils se recruteront dans le grand changement religieux que j'ai baptisé néanthéisme et qui promet des bouleversements pour le millénaire à venir, à partir de la Grèce jusque dans le reste du monde - le nouvel espace n'est plus mondial.

jeudi 16 juin 2011

L'aloi du plus faible

Les plus forts seront les plus faibles.

La loi du plus fort passe trop souvent pour l'expression minoritaire du comportement humain. Pourtant, la loi du plus fort caractérise notre manière la plus spontanée, immédiate et irréfléchie d'agir. Quand on observe le comportement d'un groupe, il est souvent mû par des principes fort peu rationnels et fort mimétiques. Raison pour laquelle on se montre si souvent étonné par la violence dont fait preuve le groupe quand il se comporte en masse, sans esprit critique ni distance.
La loi du plus fort est tellement l'apanage de la majorité qu'un Platon y consacre beaucoup de temps. Si cette manière violente et destructrice de se comporter était l'apanage de quelques salauds ou de minorités assez marginales, jamais un Platon n'y aurait attribué tant d'influence. Mais il sait que la loi du plus fort reflète bien plus qu'une certaine fascination pour la violence ou pour la destruction. Le plus effrayant dans la loi du plus fort, c'est qu'elle est la loi majoritaire au sens où elle se révèle la plus immédiate. Dans nos comportements, la première loi qui nous régit est la loi du plus fort. Encore convient-il de préciser qu'il ne s'agit pas d'une loi, au sens où la loi renvoie au principe rationnel et réfléchi, mais à une conception pulsionnelle, irréfléchie, irrationnelle, inconsciente et refusant le langage.
La loi du plus fort rappelle que c'est la violence qui régit tout ce qui se présente comme principe et qui est mû par l'anti-principe ou l'infrarationnel. Le principe édicte la faculté de la raison à instituer une continuité dans l'action. Le propre du plus fort est de réfuter la continuité rationnelle, comme l'illustre Calliclès. Le critère de la réfutation se tient dans le langage, plus particulièrement dans le dialogue. La dialectique originelle s'oppose ainsi au monologue (de valeur solipsiste). La loi du plus fort est infrarationnelle au sens où elle promeut la discontinuité. Elle repose sur l'émotion.
Mais la fascination dont elle jouit de manière aussi scandaleuse que répétée dans l'histoire s'explique parce que le pseudo-principe qui meut la loi du plus fort est le principe majoritaire, non un principe marginal et scandaleux. Les lynchages que la foule perpètre contre le bouc émissaire, parfois totalement innocent, parfois en partie coupable, sont l'exemple le plus représentatif de ce qui meut la loi du plus fort. Si le principe exprime le rationnel, la loi du plus fort suit l'impulsion antirationnelle.
L'impulsion contre le principe. La violence contre le rationnel. A y bien regarder, je doute que le rationnel soit fondamentalement le principe qui s'oppose à la loi du plus fort. Bien quePlaton et la tradition ontologique aient institué la raison comme leur étendard contre la violence (la folie maniaque ou dionysiaque), le langage dialectique dont ils se réclament ne reprend la rationalité que comme un élément certes prédominant, mais secondaire - je veux dire non fondamental. Car la raison n'est pas exclusivement reprise par les tenants du principe contre les partisans du plus fort ou de la violence; mais elle est brandie par les deux camps, ce qui indique qu'il existe deux usages contradictoires et antithétiques de la raison et que la raison mimétique existe autant que la raison des ontologues.
La raison ontologique repose en fait non sur la raison, mais sur ce que j'ai appelé la réflection, qui est un néologisme exprimant la rencontre fructueuse entre la réflexion et le reflet. La raison réflexive en ce sens engendre la créativité et se meut dans l'infini; tandis que la raison mimétique est fixiste et oppose à la créativité l'érudition ou le savoir. Dans la doctrined'Aristote, doctrine contradictoire, le Premier Moteur abolit la création dans l'univers physique. Le péripatéticien (disciple d'Aristote) est un savant de grande érudition, mais dont la particularité est qu'il ne crée pas.
Il faudrait opposer la raison créatrice à la raison mimétique, ou plus exactement la réflectionau mimétisme. Dans cette opposition fondamentale s'explique que les deux camps se réclament de la raison. Les nihilistes sont d'autant plus rationalistes que leur raison est la raison de la science, de la technique, de la répétition au sens large; les transcendantalistes se réclament de la raison créatrice dans les mêmes domaines, mais avec une optique fondamentale de changement et d'infini. Le principe s'oppose à la loi du plus fort en ce que cette loi n'est pascodifiable à l'écrit (a fortiori en tant que lecture).
La loi renvoie à ce qui est écrit, en particulier à ce qui peut se lire (tradition présente notamment chez les Romains). L'écrit est la barrière entre le langage oral qui donne libre cours au plus fort et la codification écrite qui démasque la violence contradictoire et la contrainte toujours changeante (versatile). L'écrit est le critère d'apparition du principe. La lecture renforce le principe de la vérification écrite : se trouve explicitement mentionné le critère de la vérification écrite qui par la lecture est amplifié et répété de manière potentiellement infinie (au moins indéfinie).
L'appellation de loi du plus fort est un oxymore. Platon, dont on méconnaît la valeur satirique et polémique, a sans doute intentionnellement baptisé le plus fort sous le terme antinomique de loi du plus fort aux fins de le ridiculiser en le prenant dans les rets de la contradiction. Car la loi par le principe qu'elle porte comme par le critère de vérification qu'elle soutient n'est pas compatible avec le plus fort. L'immédiateté qui spécifie l'attrait pour la loi du plus fort recoupe la lecture de l'écrit : l'immédiat prédomine au sens où l'on réfute le critère de la vérification, soit l'idée que le réel possède une continuité causale qui traduit la dimension perdurante du réel.
L'immédiateté consiste à réfuter que le réel permane et à opposer à cette réalité l'écume évanescente et éphémère de la surface. La loi du plus fort serait la loi de l'éphémère, ce qui contredit le propre de la loi, qui est de s'opposer à l'éphémère et de chercher de la continuité dans le réel. La structure du réel perdure de manière continue au sens où elle repose sur le quelque chose. La seule nécessité, c'est qu'il y ait quelque chose (d'où la mauvaise compréhension de la nécessité par les nihilistes de tous bords). L'éphémère instaure de manière absurde qu'il pourrait fort bien y avoir rien plutôt que quelque chose - pour parodierLeibniz, la question nihiliste serait : pourquoi y a-t-il rien plus que quelque chose?
Sauf chez les provocateurs comme Gorgias, l'antimoniste des sophistes, on ne peut opposer à l'affirmation ontologique de la totalité du quelque chose l'affirmation inverse de la totalité du rien. Dans la théorie contradictoire nihiliste, il faut forcément que l'être coexiste avec le non-être, sans doute avec une certaine prédominance du non-être, mais pas forcément. ChezAristote le plus grand nihiliste antique, le non-être prédomine sur l'être au sens où l'être viendrait (de manière incohérente) du non-être.
Si l'être est le quelque chose exclusif, le réel/quelque chose permet l'approfondissement et le critère de la vérification. A l'aune de ce critère antinihiliste, la loi du plus fort s'autodétruit, et c'est le résultat que souhaitait Platon en voulant confondre les partisans de la loi du plus fort, dont il désigne derrière l'emporté Calliclès les sophistes les plus éminents (comme Gorgias et ses disciples). Si Platon (et tant d'autres par la suite) reproche son incohérence violente à la loi du plus fort c'est que cette loi est majoritaire dans la plupart des époques historiques et des comportements humains.
Le risque archétypal et répandu auquel mène la loi du plus fort, c'est le lynchage. Non qu'il faille verser dans le pessimisme, mais considérer que la loi du plus fort est le comportement majoritaire humain au sens où c'est le comportement majoritaire à l'intérieur d'une définition finie. Si l'on reprend la définition de la plateforme ou du niveau (notamment énoncée parLaRouche), l'idée est que l'infini n'est pas donné de suite, mais qu'il se définit au contraire par la succession des paliers finis. De ce point de vue, la conception du réel fini exprime sans doute une dégénérescence de la pensée, comme le nihilisme théorisé serait une dégénérescence de la théorie transcendantaliste (la primauté du nihilisme sur le transcendantalisme est une évidence, à condition de préciser que le nihilisme premier exprime le sentiment de cynisme et de révolte brute, nullement l'idée mûrement réfléchie et théorisée).
L'explication au caractère majoritaire du plus fort tient à la confusion que procure l'immédiateté : le plus fort s'épanouit dans un niveau donné, en une certaine plate-forme. La loi du plus fort est majoritaire dans le réel tronqué, dépecé, délimité de manière réductrice et parcellaire. Dès qu'on rétablit que le réel repose sur des principes, le plus fort comme loi absurde et contradictoire se volatilise. D'ailleurs, qu'est-ce que la force au sens physique? C'est une donnée assez étrange, puisque la force littérale désigne une définition dont il n'est pas aisé de produire un sens clair et immédiat.
La force serait à la fois force musculaire et vertu courageuse, c'est-à-dire qu'on se trouve contraint d'associer un état mécanique pur (le muscle) avec une vertu morale, tant il appert que la seule définition physique se révèle lacunaire. Le sens est lacunaire s'il est seulement physique. C'est aussi ce que note Leibniz, selon lequel la définition atomiste de la force n'est pas viable : la force est fixiste engendre une déperdition qui la rendrait nulle (tout comme l'univers mécaniste devrait être tôt ou tard remonté et ne peut se résumer à un pur ensemble stable de répétitions, aussi nombreuses soient-elles).
La loi du plus fort aimerait bien incarner une loi immorale, mais existante et supérieure, alors qu'elle est en réalité une impulsion immédiate et réductrice de semblants contradictoires. La loi du plus fort présente une insigne faiblesse : elle agrège des ensembles de réalité immédiats et contradictoires qui sont destinés à s'entre-détruire. La loi du plus fort n'est pas viable au sens où elle est auto-destructrice. La loi du plus fort est faiblesse insurmontable et pathétique. Derrière la toute-puissance trompeuse qui présente la loi du plus fort comme puissante, c'est une force atomiste et fixiste au sens où elle est auto-destructrice, tant elle s'avère remplie de contradictions.
De même que la théorie atomistes est physiquement faible, au sens de la démonstrationleibnizienne, de même la théorie morale apparentée de la loi du plus fort n'est pas une loi et se trouve frappée du même coefficient de faiblesse. Le principe (archè) permet d'instaurer de la force en reliant les états fixes et finis entre eux. Mais les plateformes prises pour des totalités rétablissent la loi du plus fort seulement comme incompréhension de ce qui est - piètre et lâche analyse. La loi du plus fort est faible en ce qu'elle dénature le réel dans son originalité fondamentale : l'infini. Le secret du réel est qu'il ne se donne pas d'un coup dans son infinité, mais que son infinité se manifeste de manière décomposée et kaléidoscopique dans une succession d'états qui pris spécifiquement s'épuiseraient et qui perdurent du fait qu'ils sont reliés et qu'on passe d'un état donné (et inférieur) à un état supérieur (d'où la dynamique).
La loi est le principe qui permet ce passage anti-entropique. Le plus fort serait la loi au sens où la loi serait constitutive d'un état donné et immuable. Le plus fort est bien la loi qui caractérise un état, ce qui explique la prédominance de la loi du plus fort à l'intérieur de tout état fixiste - à ceci près que cette présentation repose sur la réduction étriquée de l'idée de loi. La faiblesse de la loi du plus fort va de pair avec sa prédominance à l'intérieur de tout donné. Le plus fort est le plus faible. Le moins fiable.
Les moralistes nihilistes français comme La Fontaine ne s'y trompèrent pas, eux qui n'hésitent pas à déclarer, derrière le masque d'un animal : "La raison du plus fort est toujours la meilleure." Sentant sans doute poindre les reproches, La Fontaine a remplacé loi par raison. C'est que la raison désigne la possibilité d'inclusion dans le champ fini, ainsi que le fait volontiers et avec des résultats scientifique probants (pour son temps) Aristote. La loi aurait signifié que La Fontaine sort du champ fini du réel selon sa conception et adoube la critique deLeibniz à propos de l'hypothèse physique des atomistes.
L'épuisement de toute force mécaniste au sens atomiste ruine le champ métaphysique plus encore que physique du raisonnement nihiliste. Et ce n'est pas Démocrite seul qui se trouve condamné par ce raisonnement impeccable. Aristote, les sophistes et d'autres doctrines se trouvent contaminés au nom de leur adhésion différenciée au nihilisme dénié ou recouvert par d'autres appellations étriquées (la métaphysique, l'hédonisme ou la rhétorique...). La faiblesse de la force n'est pas son plus mince paradoxe. Outre que la loi du plus fort n'est pas une loi au sens strict, il se trouve que le plus fort est le plus faible, pour ne pas satisfaire aux règles de la dynamique (passage d'une plate-forme à une autre).

Une application concrète de cette véritable nature de la loi du plus fort : le plus fort étant très faible, comme le montre l'affaire sordide DSK, roi des rois du FMI, puis Grand Pervers Violeur (de femme de ménage immigrée), la peur d'agir face aux plus forts est une illusion, car les plus forts sont les plus faibles à partir du moment où ils s'installent dans une position fixiste. C'est exactement le cas actuellement avec les oligarques financiers, qui ne sont pas tout-puissants, mais dans un état de faiblesse désespérée. Cette faiblesse explique la versatilité de tout système d'oligarchie : la loi du plus fort implique la toute-faiblesse de l'identité, en particulier des dominateurs, et du pouvoir. Le système oligarchique n'est pas un système fixe dans lequel on retrouverait toujours les mêmes familles, les mêmes dynasties, un pouvoir pyramidale aussi fixe que secret, mais un marigot instable et versatile, où les caïmans ne cessent de se combattre et de s'entre-dévorer entre eux.

mardi 14 juin 2011

Le délire de désir

Dans ce lien
http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/06/07/04016-20110607ARTFIG00566-obama-redevient-impopulaire-dans-une-amerique-qui-doute.php
on apprend selon un article d'un grand quotidien conservateur français qu'Obama serait impopulaire dans une Amérique qui doute. L'histoire retiendra que ce Président fantoche, marionnette des milieux financiers de Wall Street et de la City, fut celui qui cautionna sous prétexte qu'il était Noir (préjugé en plus faux) le renflouement scandaleux des déficits financiers par la caution du peuple américain. Mais le plus intéressant dans cet article pour le mieux daté est sa mauvaise foi quant aux chiffres de destruction d'emplois occasionnés par la crise : l'administration Obama revendiquerait 2 millions de création d'empois (elle n'en est pas à un mensonge près) alors que selon les auteurs de l'article la crise de 2008-2009 en aurait détruit 9.
Premier mensonge : cette manière irritante de laisser entendre que la crise serait passée, terminée, surmontée, même imparfaitement, comme c'est le cas avec l'administration Obama - alors que selon de nombreux analystes de haut niveau, l'on sait très bien que le pire de la crise est encore à venir et que le moment où il faudra passer à la caisse (pour ne pas dire la casse) n'est pas encore venu (derrière les feux de paille de reprise gronde l'orage des déficits abyssaux, se chiffrant en milliers de milliards d'euros).
Deuxième mensonge, plus grave : pourquoi se fier aux chiffres propagandistes et intéressés de l'administration Obama, alors que l'on dispose d'estimations nettement plus poussées et indépendantes émanant de la Commission Angelides, qui plus est menée par un élu américain du Congrès, un démocrate incarnant le parti contestataire contre le monétarisme d'Obama à l'intérieur du parti démocrate (enfin une réaction de type Roosevelt pour contrecarrer la faction soumise à Wall Street)? Aurait-on peur dans les rangs du libéralisme conservateur que le peuple américain (en particulier ses classes moyennes) découvre que les libéraux progressistes sont sous la botte idéologique et affairiste des cercles financiers?
D'après la Commission Angelides, la crise n'a pas détruit 9 millions d'emplois, ce qui serait déjà considérable, mais plus de 26, ce qui est colossal. La précarisation du travail vient s'ajouter au problème de la perte totale de l'emploi ou des statistiques biaisées (notamment parce que certains demandeurs d'emplois arrêtent de chercher du travail). La Commission Angelides affronte le problème des fausses reprises qui sont des feux de paille et indique qu'il faudra au moins une génération pour surmonter cette crise, ce qui indique qu'elle n'est pas finie et surtout que pour l'enrayer il faudra de vraies mesures de remédiation, pas de faux remèdes prenant de surcroît mal en considération l'ampleur des dégâts. Surtout la commission Angelides rappelle que cette crise n'est pas une fatalité inéluctable, mais pouvait être évitée, à condition d'envisager certaines mesures de régulation, qui avaient été abolies sous l'ère Clinton (1999) avec le Financial Service Modernization Act (autrement nommé Gramm-Leach-Bliley Act) venant clôturer le Glass-Steagall.
Sans rentrer dans les chiffres, nous nous trouvons confrontés à une lutte médiatique entre une propagande qui cherche à faire croire que la crise libérale est passée et qu'elle ne fut qu'une douloureuse et nécessaire transition - et ceux qui plus lucides ou honnêtes rappellent que le libéralisme est mort et que le pire de la crise est à venir si l'on n'en prend pas la mesure exacte et vertigineuse (prendre acte du décès du libéralisme et proposer des alternatives existantes et déconsidérées à cette disparition unilatérale et hégémonique).
Au-delà de cette désinformation sidérante dont le but est de cautionner l'oligarchisation du monde sous couvert de prétendre que la crise financière est finie (et que tout repart comme si de rien n'était, yop'là boum!), il serait temps de comprendre que les différentes diversions masquent l'idée selon laquelle la représentation prime sur le réel. On savait depuis Kant et ses affabulations métaphysiques terminales qu'hors de la représentation subjective, le réel devenait une denrée spécieuse et incertaine. Nous affrontons ici la poursuite de cette curieuse mentalité consistant à estimer que le désir prime sur le réel, en particulier que le médiatique de la représentation kantienne prime sur la crise financière monétariste du réel extérieur.
Avant que de tenter de sauver des intérêts bien compromis, nos actuels dirigeants financiers, qui dominent le monde au point d'avoir fait des politiciens leurs sous-fifres, adhèrent surtout à une grille de lecture qui tend à évacuer le réel qu'ils ne contrôlent pas pour se concentrer (focaliser) sur la sphère de leurs désirs, sur laquelle ils ont l'emprise la plus dérisoire, mais effective. Ce qui attend l'homme dans cette crise globalisée et gravissime, ce ne sont pas quelques petites faillites plus importantes que prévues et une bonne fièvre mal diagnostiquée par les charlatans qui se donnent le beau rôle de docteurs; non, c'est le chaos, la violence et la folie. Rien que ça.
On comprend le besoin coûte que coûte de banaliser, voire de légitimer le processus d'oligarchisation terminale (de chaos) : il s'agit du résultat qui attend tout processus de déni dans lequel on dénie le réel, qu'on entend le supplanter par la représentation. Plus profondément encore dans ce fatras néo-kantien, c'est le désir immanentiste qui entend prendre la place du réel, tout comme on dit (très couramment et profondément) : prendre ses désirs pour des réalités. Hélas, nous en sommes à un point de confusion lacanienne où le désir et le désir se confondent de plus en plus et où l'on prend plus son délire que son désir pour la réalité (allez demander à DSK et son érotomanie grotesque, dans une parodie de ce qu'incarne la mentalité oligarchique dans le domaine sexuel).
Tout processus de lutte contradictoire implique le combat farouche et féroce entre deux grandes tentatives :
- soit de manière anti-entropique croître vers des niveaux de réalité supérieurs (LaRouche dirait : des plates-formes);
- soit forcer de manière vaine et désespérée le réel à en rester au niveau auquel il se trouve actuellement.
C'est le combat auquel se livrent les deux grandes factions en présence (et depuis des millénaires les mêmes mentalités perdurent), entre les progressistes de diverses obédiences qui essayent de lancer l'homme vers l'objectif spatial (développement sidéral en perspective) - et les conservateurs recroquevillés sur leur pré carré terrestre, qui entendent par tous les moyens, y compris les plus belliqueux, imposer leur idéologie mondialiste figeant l'homme aux perspectives sclérosantes et dérisoires de l'orbite planétaire. Derrière cette lute atavique, qui devait déjà exister à l'époque des premiers hommes sortis d'Afrique il y a environ deux millions d'années (selon les dernières théories cautionnées par le paléontologue Coppens), entre ceux voulant tenter leur chance au-delà de l'horizon et ceux déclarant avec assurance que c'est pure folie, on retrouve de nombreux mythes qui attestent de la prégnance de ces deux conceptions dans l'histoire (je pense à Babel).
Le problème, c'est que cette lutte est devenue hyperbolique au point qu'elle menace la survie de l'espèce humaine. Quand un Empire régional s'effondrait il y a quelques millénaires, les autres régions assuraient la continuité de la culture; mais avec l'universalisation historique nommée mondialisation (ou globalisation), l'enjeu de l'Empire mondialiste est terrifiant : si l'Empire s'effondre, l'homme se trouve menacé de chaos, voire de disparition. Une fois de plus, la seule échappatoire à cette alternative ne consistera pas à faire marche arrière, ce qui est impossible, et à en revenir prudemment (la vertu vicieuse d'Aristote) à des pays régionalistes; mais à aller de l'avant et à résoudre le problème provisoirement, en le dépassant.
Au-delà du constat navrant qu'en ces temps troublés, les médis démocratico-libéraux nous mentent, ils s'agit de comprendre que le vrai enjeu n'est pas de se rendre compte que nous courons à la catastrophe culturelle et immédiatement économique (hyperinflation, guerres...); mais que le seul moyen pour l'homme selon son fonctionnement créateur de se sortir d'un problème est précisément de le dépasser. Le problème aussi dramatique soit-il devient non plus un drame lacrymal, mais un extraordinaire moyen d'aller de l'avant : progresser et croître au lieu de stagner, voire décroître.

dimanche 12 juin 2011

Polysémie des nationalismes

A partir du commentaire que propose Oligarchie dans le post précédent, j'aimerais revenir sur un point capital pour comprendre l'histoire du libéralisme, histoire intégrale et non pas la propagande historiographique qui nous est livrée en lieu et place. A chaque fois que le libéralisme s'effondre dans sa jeune histoire monte le nationalisme, qui apparaît comme une alternative postlibérale, voire antilibérale au libéralisme. Pourtant, si l'on observe le programme nationaliste, il se caractérise par des mesures ultralibérales (ou apparentées) qui ne sauraient en aucun cas constituer une quelconque alternative au libéralisme, amis plutôt conforter de manière inavouable le libéralisme terminal en proposant un programme de fausse opposition et de vrai extrémisme.
Le nationalisme sanctionne la phase terminale du libéralisme par la production de propositions violentes, destructrices et instables. Le nationalisme constitue selon le mot de De Gaulle la haine des autres pays (quand le patriotisme exprimerait l'amour de son propre pays). Il s'agit de dominer, même si cette domination peut être la domination collégiale de plusieurs pays, l'entente alternationaliste entre plusieurs pays. Le propre du nationalisme est d'apparaître comme un processus idéologique qui revendique la domination au sens politique, avec cette particularité que le politique ici se trouve réduit à l'idéologique : il s'agit de dominer dans une optique politique finie et fixe, soit condamnée à l'échec.
Le libéralisme peut se présenter comme une doctrine idéologique (politique) saine et progressiste si l'on valide la viabilité de sa main invisible. Mais quand on s'avise que la main invisible repose sur la fumisterie irrationaliste, le libéralisme est une doctrine commerciale légitimant l'impérialisme (de la Compagnie des Indes britanniques) qui prétend devenir une idéologique sanctionnant le libéralisme Le libéralisme se produit historiquement dans un monde ordonné, ce qui revient à dire que le libéralisme exprime la possibilité de dominer dans un monde ordonné et viable. L'ultralibéralisme qui suit, qui se manifeste théoriquement chez Hayek & Cie. (et que d'aucuns font remonter à Walras), prend acte de l'effondrement du monde suite à la domination qui le désordonne, mais n'est pas une doctrine qui pervertirait le libéralisme et le renierait.
Au contraire, l'ultralibéralisme comme son nom l'indique est la gradation du libéralisme et peut tout à fait être revendiqué par certains penseurs libéraux dès les débuts du libéralisme. La tentation extrémiste à l'intérieur du libéralisme est inhérente au libéralisme. L'ultralibéralisme explicité de Hayek et de ses collègues de la Société du Mont-Pèlerin ne fait que prendre acte d'une tendance consubstantielle au libéralisme : la domination la plus débridée et virulente existe dans le libéralisme dès le départ. Elle se trouve tempérée par l'irrationalisme accommodant et spécieux de la main invisible, puis quand ce deux ex machina disparaît, l'ultralibéralisme exprime le visage le plus extrémiste du libéralisme : la domination sans fard et sans atténuation.
La proximité de l'ultralibéralisme et du nationalisme montre le visage du nationalisme : il survient non pas pour proposer une alternative viable au libéralisme exsangue et en phase terminale; mais pour promettre un prolongement qui est le prolongement du libéralisme sous couvert de lutte contre lui. C'est ce qu'on constate avec le fascisme italien sous Mussolini, qui est un allié explicite des cercles financiers italiens, notamment rassemblés autour de l'ancienne République de Venise. La promotion inconditionnelle et violente de la nation pourrait donner l'impression que le nationalisme se situe aux antipodes du libéralisme.
Il n'en est rien, car le libre-échange et le protectionnisme nationaliste sont les deux faces de la même médaille : il s'agit de manière complémentaire d'instaurer la domination d'élites qui dans le cadre strict du nationalisme sont des élites circonscrites à un pays (par exemple l'Italie); alors que dans le cas libéral, ces élites oligarchiques sont transnationales et aujourd'hui mondialistes. Mais dans le cas historique des fascismes, on constate une alliance de fait des élites des différents pays d'Occident par exemple, notamment entre les élites américaines, anglaises, françaises, allemandes et italiennes (avec d'autres ramifications), ce qui montre que le projet de l'alternationalisme, de proposer une alternative au mondialisme ultralibéral par des alliances nationalistes entre différents pays alliés, non seulement n'est pas du tout nouveau, mais est consubstantiel à tout projet nationaliste.
Le nationalisme diffère de l'ultralibéralisme en ce qu'il se présente comme défense de la domination, quand il existe encore une certaine inclination à l'expansion dans l'ultralibéralisme. Peut-être faudra-t-il proposer un schéma dans lequel plus le libéralisme sévit, plus il détruit; et plus il détruit, plus il penche vers des réponses croissantes et extrémistes. Du coup, l'ultralibéralisme au pluriel relève de ces catégories de réponse, quand le nationalisme bascule dans un état encore plus virulent et décroissant dans l'effondrement systémique : le nationalisme prend acte de la destruction de l'extérieur de son pays, et institue la domination à l'intérieur de ce qui reste avec une thématique de sauvegarde et de survie tout à fait particulière et pathologique (qui recouperait certains élans de l'écologie majoritaire néo-malthusienne).
La parenté extrémiste et terminale du nationalisme par rapport au processus libéral est une évidence qui est d'autant plus tue que le secret de cette omerta tient à l'angoisse de la disparition : il est inacceptable pour un esprit bien né en pays libéral de penser à la fin du libéralisme. A la rigueur, on veut bien faire semblant de sacrifier à cette question, à condition que l'on rétablisse in fine le libéralisme dans les fondements déniés, comme c'est le cas avec la théorie marxienne. Non seulement le nationalisme exprime la fin de l'entreprise libérale en tant que fin du rêve de domination, mais encore cette apothéose, loin de conduite au nirvana durable, signe immanquablement et sinistrement la disparition de la domination - en tant que tout processus de destruction conduit inévitablement à sa disparition.
C'est le constat que nous fournit le nationalisme : le nationalisme n'est en aucun cas une forme stable, donnant lieu à des expressions croissantes et pérennes. On vérifie que toute entreprise de destruction qu'occasionne la domination revient au final à l'autodestruction. Impossible de détruire sans s'autodétruire, du fait de l'unité du réel. Alors que les partisans de l'impérialisme et autres formes légitimées de destruction penchent en faveur de la multiplicité du réel, comme un Aristote durant l'Antiquité, c'est la preuve de l'unité fondamentale du réel, qui implique que toute action concerne autant son auteur que l'ensemble de ses bénéficiaires.
Dernière remarque : la polysémie du nationalisme. Car tout ce qui vient d'être dit de particulièrement sévère sur le nationalisme concerne l'alternative nationaliste dans un Etat-nation déjà fixé (et dans un état passablement délabré). Mais l'on trouve aussi le nationalisme antérieur à l'Etat-nation et exigeant son avènement. Cas d'hommes politiques comme Nacer, Abbas, Lumumba, Sankara en Afrique qui ont tous pour point commun de vouloir sortir du néo-colonialisme par la création d'un Etat-nation. Kadhafi paye sans doute aujourd'hui très cher le fait d'avoir différé cette mutation de la monarchie tribaliste et colonisée libyenne en une pseudo-démocratie encore rivée au tribalisme antinomique avec l'Etat-nation et par contre remarquablement compatible avec l'impérialisme colonialiste.
Le nationalisme anti-colonialiste ne doit pas être confondu et amalgamé avec le nationalisme exprimant l'impérialisme exacerbé et réfuté. Là encore, il s'agit d'une revendication politique qui est transitoire puisqu'il s'agit d'instaurer le passage d'un Etat colonisé vers un Etat-nation qui constitue à l'heure actuelle la forme la plus moderne et républicaine de la volonté générale. Peut-être est-ce la raison qui explique l'attrait persistant du nationalisme en période de troubles et de dangers politiques : la confusion entre le nationalisme vers l'Etat-nation et le nationalisme de pure domination à l'intérieur de l'Etat-nation permet de prêter (fort provisoirement) au nationalisme générique et indéfini une légitimité idéaliste (romantico-adolescente) qui à l'examen s'effondre.

samedi 11 juin 2011

L'hyperpublicité de la privatisation

Le plus important est de préciser la distinction public/privé, de telle manière que l'on mesure que cette distinction n'est jamais opérée pour l'heure dans l'espace de débat à prédominance libérale. La distinction n'est pas assez marquée parce que le libéralisme gomme la différence pour imposer deux possibilités :
- soit une hyperprivatisation du public, qui tend à détruire le public (modèle anglo-saxon);
- soit une distinction hypocrite (modérée), sous couvert de respecter le public, dans laquelle on conserve certes le domaine public, mais au prix de sa protection par le statut au-dessus de la loi (alégal) des crimes privés éventuellement commis par les représentants publics.
D'un point de vue théorique, la distinction en prolongement/englobement privé/public se révèle hypocrite puisqu'elle repose sur le caractère exceptionnel et complaisant du public par rapport au privé, un compromis proche de la compromission. Le public existe, seulement tenu pour un prolongement du privé, une entité supraprivée si l'on veut. C'est ce vice qui permet l'épanouissement au nom de la nécessité unique des pires expressions du libéralisme (l'ultralibéralisme, voire le nationalisme). Outre l'imposition de la nécessité faible, la privatisation du public présente pour conséquence fâcheuse de détruire à terme la légitimité de l'existence publique de caractère spécifique et sa supériorité par rapport à l'action privée (la volonté générale est supérieure au désir individuel) - ravalant le public à un superprivé plus privé que super.

jeudi 9 juin 2011

A quoi bon?

De la méontologie (suite).

"Peut-on connaître?" est la question qui départage l'opposition entre l'ontologie et le nihilisme. Le monisme de Parménide serait : on peut connaître intégralement. De fait, la connaissance est malaisée, voire tortueuse ("ce qui n'est pas n'est pas" est une formule qui laisse apparaître plusieurs contradictions dans la question de la possibilité de la connaissance). Du coup, Gorgias oppose au monisme ontologique son "monisme nihiliste" (antimonisme) : on ne peut pas connaître (intégralement). La loi du plus fort, que Platon dénoncera chez les sophistes comme chez de nombreux partisans politiques ou cultivés de cette option, se trouve renforcée par l'impossibilité de la connaissance.
Tel est peut-être le point de départ de la scission entre nihilistes (premiers) et transcendantalistes (seconds). La question de la connaissance est la portée pratique de la question plus théorique et fondamentale du réel. Gorgias pourrait être pris en flagrant délit de contradiction, même s'il ne respecte pas le principe de non contradiction qui se trouvera énoncé peu de temps après par Aristote : tel n'est pas le cas, car Gorgias prend l'être comme un principe existant, mais inférieur; comme il le dit lui-même : un étant, non pas l'être ou l'Etre.
On comprend que chez Gorgias, la science soit inintéressante, alors que la rhétorique devient un objectif compatible avec le projet nihiliste de type moniste. Car le langage est un étant qui n'a pas besoin du critère de connaissance; quand la science ne peut que poursuivre le critère de connaissance. Démocrite était un scientifique de premier plan. Aristote développera sans cesse la physique, la science en général, au point qu'il lancera une nouvelle discipline concurrente de l'ontologie : la métaphysique (passant improprement pour un terme assez voisin, voire plus précis). La différence entre science et rhétorique au sein du nihilisme tient à la question de l'être, sans majuscule. Tous les nihilistes ne peuvent admettre l'Etre, notamment défini par Parménide.
Si tous les nihilistes se partagent sur l'appellation à fournir pour le non-être (non-étant ou non-être?), cette question est peut-être assez oiseuse, vu que le non-être est irrationnel, indéfini et indicible. Toute la question revient à savoir si l'être existe - ou s'il n'existe qu'à l'état éclaté et hétéroclite d'une myriade de non-étants. Les tenants de l'être ne sont pas toujours d'accord entre eux; mais ils se rejoignent sur l'idée d'une unité de l'être. L'unité de Démocrite se fonde sur les atomes, qui sont inégaux (contrairement aux épicuriens), mais qui présentent le substrat de l'atome.
L'unité chez Aristote s'associe à la multiplicité, mais la différence entre Aristote et Démocrite, c'est que le système philosophique de Démocrite est logiquement incohérent puisqu'il se veut logique ou en tout cas qu'il se soumet au critère de la logique (et échoue au nom de cette logique); tandis qu'Aristote utilise un expédient en justifiant toute irrationalité fondamentale dans le refuge ou la poubelle du non-être, qui permet de se débarrasser de tous les problèmes logiques et philosophiques. Aristote exprime plus que jamais la caractéristique du nihilisme atavique : exprimer le réel de manière unie, stable et claire. Cette clarté de la définition de l'être implique l'indéfinition irrationaliste du non-être, soit de la nécessité d'un système nihiliste de type antagoniste et contradictoire.
L'opposition de Gorgias aux nihilistes scientifiques passe par l'idée que l'être se dissout dans le non-être et n'est pas un état stable (alors que Démocrite pense que les atomes sont éternels et que le réel est stable). Du coup, la science en cherchant un état est une erreur séduisante; tandis que le langage permet de rendre compte du caractère fuyant et évanescent de l'être, soit de sa dissolubilité dans le non-être. Pour insister sur cette caractéristique moniste nihiliste, Gorgias parle de non-étant et d'étants, mais il est contraint de reprendre l'unité paradoxale du non-étant, que Démocrite exprime en termes physiques avec le vide - et qu'Aristote renforcera avec la multiplicité du non-être.
Quant à la différence entre Gorgias et Protagoras, à l'intérieur du courant sophiste, on pourrait estimer que Gorgias se montre plus radical dans le nihilisme que Protagoras en proposant unTraité du non-étant, mais le silence de Protagoras montre au contraire qui est le plus radical. Le courant sophiste incarne une radicalisation par rapport au nihilisme atavique, que personnifie bien un Démocrite. Protagoras est encore plus radical que Gorgias, car s'il ne prend pas la peine de développer sa vision nihiliste, comme ce paradoxal antimonisme, c'est qu'il estime que l'exercice de la définition est impropre.
Ce dont on ne peut parler, il faut le taire : devise de Protagoras avant Wittgenstein, à ceci près que Protagoras l'a vraiment incarnée, puisqu'il s'est tellement bien tu qu'il n'a laissé aucune trace écrite ou orale (connue) concernant cette impossibilité de définir quoi que ce soit. Dire qu'on ne peut dire, c'est quand même considérer qu'on peut encore communiquer d'une certaine manière (secondaire?). Alors que chez Protagoras, la communication est impossible. Ce qui fait qu'il ne sert à rien de poser les trois axiomes initiaux de Gorgias et que Protagoras gagne à énoncer ses deux sentences lapidaires (qui nous sont demeurées).
De sorte qu'on pourrait estimer que la production théorique de Gorgias n'est pas seulement paradoxale ou ludique, mais qu'elle obéit à une logique de clarification/théorisation par rapport à Protagoras dans le courant des sophistes. Gorgias aurait tenu à clarifié son point de vue en prétendant devenir le héraut des sophistes; tandis que Protagoras est resté inflexible, plus radical encore, en se taisant jusqu'au bout. Gorgias encore d'accéder à une certaine permanence, tandis que Protagoras en nihiliste jusqu'au-boutiste tient cette pour dérisoire et inutile.
Celui qui défend le plus le refus de la théorisation est le plus radical dans le radicalisme nihiliste qu'est la sophistique. C'est Protagoras qui joue ce jeu intellectuel. D'autant qu'en venant du même centre intellectuel et culturel perse que Démocrite d'Abdère, il montre une autre option que celle que choisit Démocrite (et son mystérieux maître Leucippe) : le nihilisme atavique à portée scientifique. Protagoras a réellement choisi de produire une conception philosophique qui soit innovante par rapport à la tradition, quand Démocrite s'appuie sur cette tradition, en essayant de lui apporter une certaine cohérence (en sus de son érudition impressionnante).
Le mouvement des sophistes reste assez mystérieux. Il a cherché à produire une cohérence innovante dans le nihilisme et c'est la raison pour laquelle Platon l'a combattu avec une telle acuité et une telle obstination. Pourquoi en vouloir tant aux sophistes et ne même pas prendre la peine d'aborder le courant nihiliste plus ancien de Démocrite? Parce que Démocrite est incohérent, quand les sophistes présentent le danger d'être tenus pour cohérents. Platon ne pouvait pas mesurer leur danger de nihilisme, lui qui consacre un dialogue à Gorgias - le seul sophiste à avoir produit une traité théorique pour récuser la théorie.
Platon est bloqué par un problème théorique - justement. Il a réussi à intégrer le non-être dans sa théorie de l'Etre, mais sans parvenir à expliquer pourquoi l'Etre demeure indéfinissable - malgré cette réussite indubitable. Le silence de Gorgias à l'encontre de Platon peut être interprété de deux manières : soit Gorgias a peur de se mesurer à Platon d'un point de vue philosophique (en particulier à propos du principe de cohérence); soit il sait que Platon présente une faiblesse dans sa cuirasse, un talon d'Achille ontologique (l'indéfinition de l'Etre)... Dans tous les cas, Protagoras pourrait être tenu pour le sophiste le plus radical et le moins enclin à la contestation.
Gorgias a proposé son traité nihiliste parce qu'il estime que son travail théorique, aussi radical et lapidaire soit-il, tiendra la route; quand Protagoras s'est enfermé dans le silence théorique parce qu'il estime que c'est la meilleure défense des sophistes face aux ontologues. D'ailleurs, chez Platon, Calliclès finit par s'énerver contre Socrate au point de refuser de lui répondre et de choisir le silence. C'était peut-être un parti "philosophique" dans cette période troublée et effervescente de la Grèce : ceux qui réfutaient le critère d'évaluation des idées par le dialogue et lui préféraient le silence irrationaliste. Nietzsche ne dira pas autre chose quand il dressera l'apologie du refus de l'argumentation dans la présentation des idées.
Ce qui est solide ne s'argumente pas. Protagoras se tiendrait sur cette ligne encore plus radicale que la ligne de Gorgias, puisque pour lui le principe du non-étant (selon le langage de Gorgias) interdit la théorisation. Théoriser n'est possible qu'avec un minimum d'être. Or l'être n'existe pas. Le jeu de Gorgias est une démarche moins radicale que le silence de Protagoras. Dans son dialogue consacré à Protagoras, Platon montre ce qu'est un sophiste avec le personnage tutélaire de Protagoras (qui en toute modestie s'affirme comme le meilleur) : c'est un extraordinaire virtuose du langage doublé d'un érudit magistral. Mais jamais Protagoras ne théorise quoi que ce soit.
Il discourt de manière infrathéorique (ou antithéorique), en restant rivé au refus du fondamental, des questions dernières. Protagoras excelle dans le langage parce qu'il s'y confine et refuse l'examen au-delà. C'est la raison pour laquelle il se lasse et se fâche des questions de Socrate, qu'il tient pour spécieuses et inutiles. Selon lui le savoir ne peut jamais aller jusqu'à la connaissance. C'est pour lui un fait acquis. Protagoras détient un savoir prodigieux, et à partir de ce savoir prodigieux il s'en tient au seul domaine qui permet d'éviter soigneusement la connaissance : le langage.
Le langage fait référence à la bouche ou la langue. L'adhésion ultime et irrationaliste de Protagoras au langage (la rhétorique) se comprend comme l'adhésion à une partie de l'homme. Pas l'homme en tant qu'unité ou tout - même partiel. Une partie - toujours. Dans un univers qui est dominé par le non-être, le tout n'existe pas, seules des parties éparses surnagent, qui même agrégées provisoirement demeurent soumises au délitement et à la disparition (thème de Rosset dans Logique du pire). La virtuosité du langage indique qu'on ne peut isoler un état, un donné, quelque chose de stable, qu'au prix de son inféodation au non-être, au néant, au chaos. Virtuosité = tout est inféodé au néant. De ce point de vue, la conception de Protagoras obéit à un nihilisme qui est encore plus radical que celle de Gorgias et qu'on retrouve dans une des deux maximes qui nous restent de ce grand érudit :
"Pour ce qui est des dieux, je ne peux savoir ni qu’ils sont ni qu’ils ne sont pas, ni quel est leur aspect. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d’abord l’absence d’indications à ce propos, ensuite la brièveté de la vie humaine."
Remplaçons les dieux en tant que summum explicatif du réel par la connaissance ou l'explication :
"Pour ce qui est de la connaissance, je ne peux savoir ni qui elle est ni qui elle n' est pas, ni quel est son aspect. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d’abord l’absence d’indications à ce propos, ensuite la brièveté de la vie humaine."
Tout est dit dans ce ton lapidaire, qui consiste à ne pas perdre de temps à théoriser alors qu'il est impossible de théoriser. L'argument que Protagoras choisit est le plus pragmatique et expérimental : la brièveté humaine. Quant au premier argument, l'absence d'indications, il est vite relégué aux oubliettes en tant qu'il pourrait engendrer une perte de temps théorique. Protagoras est un virtuose du langage d'autant plus qu'il refuse la théorie. Théorie = positivité antinihiliste. Quant la question de comprendre pourquoi Protagoras se fiche à ce point de sa postérité, le sophiste du point de vue de Protagoras n'est pas quelqu'un qui peut transmettre, car son érudition est toujours confrontée au non-être.
Transmettre, comme le fera Platon, c'est considérer que l'être demeure, voire qu'il prédomine (l'Etre de Parménide perfectionné par Platon). Mais quand on considère que tout retournera au néant, la question de la transmission est des plus oiseuses. Protagoras à ce sujet montre qu'il allie sa conception pragmatique à sa pratique rhétorique, puisqu'il ne laisse rien que des jeux de langage et qu'il est possible qu'il l'ait su/voulu de son vivant. A quoi bon se fatiguer à transmettre alors que seuls comptent l'instant, la sensation, etc.? Protagoras est lui aussi l'auteur d'une oeuvre abondante et perdue, à l'exception de quelques fragments, dont sa plus célèbre maxime rapportée par Platon (l'homme mesure de toutes choses). Mais cette oeuvre, Protagoras l'a sans doute écrite pour son enseignement direct - pour quelques élèves fortunés.
L'important, c'est que cette oeuvre n'était pas destinée à un but même scientifique ou épistémologique, mais à un but rhétorique. Protagoras n'est pas contre la science; mais il l'inféode au langage. La primauté du langage dans l'étant humain est de loin très inférieure à l'omniprésence et l'omnipotence du non-être. Le geste, même ludique, de Gorgias pour produire un traité théorique contredit l'engagement sophistique ultime de Protagoras. Car Gorgias cherche à instaurer une postérité à la sophistique tout en jouant sur les deux tableaux avec sa manie de la contradiction : si son traité ne passe pas à la postérité, ce n'est pas grave, en tant que sophiste, il s'en moque.
Du coup, Gorgias disparaît pour s'être moqué du monde. Quant à Protagoras, il disparaît en ayant voulu disparaître. Pour un nihiliste, c'est un acte de conséquence : si tout doit disparaître, à quoi bon laisser une trace posthume, littéraire, philosophique ou pédagogique? Le rhéteur conséquent sait que sa trace sera effacée de la page du temps comme le sable recouvert par les flots. C'est je crois la réponse la plus solide que l'Antiquité apporte à l'ontologie du point de vue du nihilisme pur : Protagoras se montre plus conséquent dans l'inconséquence que Gorgias, en souhaitant disparaître et briller le temps fugace de son existence, par l'usage virtuose du discours, tel que Platon nous le transmet.
Au passage, Platon a certainement appris beaucoup des nihilistes et des sophistes, car quand on attaque quelqu'un avec continuité, c'est qu'on lui doit beaucoup. Platon doit beaucoup aux nihilistes, ne serait-ce que parce qu'il est le plus grand styliste de l'histoire de la philosophie (connue) et peut-être le plus grand styliste grec (ce qui ne serait pas peu dire quand on sait que la Grèce compte des tragédiens de la carrure de Sophocle ou Eschyle). Peut-être faudrait-il opposer Protagoras à Platon plus encore qu'à Gorgias. Platon lance l'ontologie au-delà de la Grèce antique et lui donne les outils pour subsister à l'attaque métaphysique orchestrée par Aristote et les successeurs au sein de la philosophie (des néoplatoniciens à Leibniz en passant par Cues ou Saint-Augustin). Protagoras montre véritablement le visage du nihilisme en acceptant que son geste philosophique soit réduit à néant et ne se déploie que dans l'immédiateté bientôt réduite - à néant.