jeudi 16 juin 2011

L'aloi du plus faible

Les plus forts seront les plus faibles.

La loi du plus fort passe trop souvent pour l'expression minoritaire du comportement humain. Pourtant, la loi du plus fort caractérise notre manière la plus spontanée, immédiate et irréfléchie d'agir. Quand on observe le comportement d'un groupe, il est souvent mû par des principes fort peu rationnels et fort mimétiques. Raison pour laquelle on se montre si souvent étonné par la violence dont fait preuve le groupe quand il se comporte en masse, sans esprit critique ni distance.
La loi du plus fort est tellement l'apanage de la majorité qu'un Platon y consacre beaucoup de temps. Si cette manière violente et destructrice de se comporter était l'apanage de quelques salauds ou de minorités assez marginales, jamais un Platon n'y aurait attribué tant d'influence. Mais il sait que la loi du plus fort reflète bien plus qu'une certaine fascination pour la violence ou pour la destruction. Le plus effrayant dans la loi du plus fort, c'est qu'elle est la loi majoritaire au sens où elle se révèle la plus immédiate. Dans nos comportements, la première loi qui nous régit est la loi du plus fort. Encore convient-il de préciser qu'il ne s'agit pas d'une loi, au sens où la loi renvoie au principe rationnel et réfléchi, mais à une conception pulsionnelle, irréfléchie, irrationnelle, inconsciente et refusant le langage.
La loi du plus fort rappelle que c'est la violence qui régit tout ce qui se présente comme principe et qui est mû par l'anti-principe ou l'infrarationnel. Le principe édicte la faculté de la raison à instituer une continuité dans l'action. Le propre du plus fort est de réfuter la continuité rationnelle, comme l'illustre Calliclès. Le critère de la réfutation se tient dans le langage, plus particulièrement dans le dialogue. La dialectique originelle s'oppose ainsi au monologue (de valeur solipsiste). La loi du plus fort est infrarationnelle au sens où elle promeut la discontinuité. Elle repose sur l'émotion.
Mais la fascination dont elle jouit de manière aussi scandaleuse que répétée dans l'histoire s'explique parce que le pseudo-principe qui meut la loi du plus fort est le principe majoritaire, non un principe marginal et scandaleux. Les lynchages que la foule perpètre contre le bouc émissaire, parfois totalement innocent, parfois en partie coupable, sont l'exemple le plus représentatif de ce qui meut la loi du plus fort. Si le principe exprime le rationnel, la loi du plus fort suit l'impulsion antirationnelle.
L'impulsion contre le principe. La violence contre le rationnel. A y bien regarder, je doute que le rationnel soit fondamentalement le principe qui s'oppose à la loi du plus fort. Bien quePlaton et la tradition ontologique aient institué la raison comme leur étendard contre la violence (la folie maniaque ou dionysiaque), le langage dialectique dont ils se réclament ne reprend la rationalité que comme un élément certes prédominant, mais secondaire - je veux dire non fondamental. Car la raison n'est pas exclusivement reprise par les tenants du principe contre les partisans du plus fort ou de la violence; mais elle est brandie par les deux camps, ce qui indique qu'il existe deux usages contradictoires et antithétiques de la raison et que la raison mimétique existe autant que la raison des ontologues.
La raison ontologique repose en fait non sur la raison, mais sur ce que j'ai appelé la réflection, qui est un néologisme exprimant la rencontre fructueuse entre la réflexion et le reflet. La raison réflexive en ce sens engendre la créativité et se meut dans l'infini; tandis que la raison mimétique est fixiste et oppose à la créativité l'érudition ou le savoir. Dans la doctrined'Aristote, doctrine contradictoire, le Premier Moteur abolit la création dans l'univers physique. Le péripatéticien (disciple d'Aristote) est un savant de grande érudition, mais dont la particularité est qu'il ne crée pas.
Il faudrait opposer la raison créatrice à la raison mimétique, ou plus exactement la réflectionau mimétisme. Dans cette opposition fondamentale s'explique que les deux camps se réclament de la raison. Les nihilistes sont d'autant plus rationalistes que leur raison est la raison de la science, de la technique, de la répétition au sens large; les transcendantalistes se réclament de la raison créatrice dans les mêmes domaines, mais avec une optique fondamentale de changement et d'infini. Le principe s'oppose à la loi du plus fort en ce que cette loi n'est pascodifiable à l'écrit (a fortiori en tant que lecture).
La loi renvoie à ce qui est écrit, en particulier à ce qui peut se lire (tradition présente notamment chez les Romains). L'écrit est la barrière entre le langage oral qui donne libre cours au plus fort et la codification écrite qui démasque la violence contradictoire et la contrainte toujours changeante (versatile). L'écrit est le critère d'apparition du principe. La lecture renforce le principe de la vérification écrite : se trouve explicitement mentionné le critère de la vérification écrite qui par la lecture est amplifié et répété de manière potentiellement infinie (au moins indéfinie).
L'appellation de loi du plus fort est un oxymore. Platon, dont on méconnaît la valeur satirique et polémique, a sans doute intentionnellement baptisé le plus fort sous le terme antinomique de loi du plus fort aux fins de le ridiculiser en le prenant dans les rets de la contradiction. Car la loi par le principe qu'elle porte comme par le critère de vérification qu'elle soutient n'est pas compatible avec le plus fort. L'immédiateté qui spécifie l'attrait pour la loi du plus fort recoupe la lecture de l'écrit : l'immédiat prédomine au sens où l'on réfute le critère de la vérification, soit l'idée que le réel possède une continuité causale qui traduit la dimension perdurante du réel.
L'immédiateté consiste à réfuter que le réel permane et à opposer à cette réalité l'écume évanescente et éphémère de la surface. La loi du plus fort serait la loi de l'éphémère, ce qui contredit le propre de la loi, qui est de s'opposer à l'éphémère et de chercher de la continuité dans le réel. La structure du réel perdure de manière continue au sens où elle repose sur le quelque chose. La seule nécessité, c'est qu'il y ait quelque chose (d'où la mauvaise compréhension de la nécessité par les nihilistes de tous bords). L'éphémère instaure de manière absurde qu'il pourrait fort bien y avoir rien plutôt que quelque chose - pour parodierLeibniz, la question nihiliste serait : pourquoi y a-t-il rien plus que quelque chose?
Sauf chez les provocateurs comme Gorgias, l'antimoniste des sophistes, on ne peut opposer à l'affirmation ontologique de la totalité du quelque chose l'affirmation inverse de la totalité du rien. Dans la théorie contradictoire nihiliste, il faut forcément que l'être coexiste avec le non-être, sans doute avec une certaine prédominance du non-être, mais pas forcément. ChezAristote le plus grand nihiliste antique, le non-être prédomine sur l'être au sens où l'être viendrait (de manière incohérente) du non-être.
Si l'être est le quelque chose exclusif, le réel/quelque chose permet l'approfondissement et le critère de la vérification. A l'aune de ce critère antinihiliste, la loi du plus fort s'autodétruit, et c'est le résultat que souhaitait Platon en voulant confondre les partisans de la loi du plus fort, dont il désigne derrière l'emporté Calliclès les sophistes les plus éminents (comme Gorgias et ses disciples). Si Platon (et tant d'autres par la suite) reproche son incohérence violente à la loi du plus fort c'est que cette loi est majoritaire dans la plupart des époques historiques et des comportements humains.
Le risque archétypal et répandu auquel mène la loi du plus fort, c'est le lynchage. Non qu'il faille verser dans le pessimisme, mais considérer que la loi du plus fort est le comportement majoritaire humain au sens où c'est le comportement majoritaire à l'intérieur d'une définition finie. Si l'on reprend la définition de la plateforme ou du niveau (notamment énoncée parLaRouche), l'idée est que l'infini n'est pas donné de suite, mais qu'il se définit au contraire par la succession des paliers finis. De ce point de vue, la conception du réel fini exprime sans doute une dégénérescence de la pensée, comme le nihilisme théorisé serait une dégénérescence de la théorie transcendantaliste (la primauté du nihilisme sur le transcendantalisme est une évidence, à condition de préciser que le nihilisme premier exprime le sentiment de cynisme et de révolte brute, nullement l'idée mûrement réfléchie et théorisée).
L'explication au caractère majoritaire du plus fort tient à la confusion que procure l'immédiateté : le plus fort s'épanouit dans un niveau donné, en une certaine plate-forme. La loi du plus fort est majoritaire dans le réel tronqué, dépecé, délimité de manière réductrice et parcellaire. Dès qu'on rétablit que le réel repose sur des principes, le plus fort comme loi absurde et contradictoire se volatilise. D'ailleurs, qu'est-ce que la force au sens physique? C'est une donnée assez étrange, puisque la force littérale désigne une définition dont il n'est pas aisé de produire un sens clair et immédiat.
La force serait à la fois force musculaire et vertu courageuse, c'est-à-dire qu'on se trouve contraint d'associer un état mécanique pur (le muscle) avec une vertu morale, tant il appert que la seule définition physique se révèle lacunaire. Le sens est lacunaire s'il est seulement physique. C'est aussi ce que note Leibniz, selon lequel la définition atomiste de la force n'est pas viable : la force est fixiste engendre une déperdition qui la rendrait nulle (tout comme l'univers mécaniste devrait être tôt ou tard remonté et ne peut se résumer à un pur ensemble stable de répétitions, aussi nombreuses soient-elles).
La loi du plus fort aimerait bien incarner une loi immorale, mais existante et supérieure, alors qu'elle est en réalité une impulsion immédiate et réductrice de semblants contradictoires. La loi du plus fort présente une insigne faiblesse : elle agrège des ensembles de réalité immédiats et contradictoires qui sont destinés à s'entre-détruire. La loi du plus fort n'est pas viable au sens où elle est auto-destructrice. La loi du plus fort est faiblesse insurmontable et pathétique. Derrière la toute-puissance trompeuse qui présente la loi du plus fort comme puissante, c'est une force atomiste et fixiste au sens où elle est auto-destructrice, tant elle s'avère remplie de contradictions.
De même que la théorie atomistes est physiquement faible, au sens de la démonstrationleibnizienne, de même la théorie morale apparentée de la loi du plus fort n'est pas une loi et se trouve frappée du même coefficient de faiblesse. Le principe (archè) permet d'instaurer de la force en reliant les états fixes et finis entre eux. Mais les plateformes prises pour des totalités rétablissent la loi du plus fort seulement comme incompréhension de ce qui est - piètre et lâche analyse. La loi du plus fort est faible en ce qu'elle dénature le réel dans son originalité fondamentale : l'infini. Le secret du réel est qu'il ne se donne pas d'un coup dans son infinité, mais que son infinité se manifeste de manière décomposée et kaléidoscopique dans une succession d'états qui pris spécifiquement s'épuiseraient et qui perdurent du fait qu'ils sont reliés et qu'on passe d'un état donné (et inférieur) à un état supérieur (d'où la dynamique).
La loi est le principe qui permet ce passage anti-entropique. Le plus fort serait la loi au sens où la loi serait constitutive d'un état donné et immuable. Le plus fort est bien la loi qui caractérise un état, ce qui explique la prédominance de la loi du plus fort à l'intérieur de tout état fixiste - à ceci près que cette présentation repose sur la réduction étriquée de l'idée de loi. La faiblesse de la loi du plus fort va de pair avec sa prédominance à l'intérieur de tout donné. Le plus fort est le plus faible. Le moins fiable.
Les moralistes nihilistes français comme La Fontaine ne s'y trompèrent pas, eux qui n'hésitent pas à déclarer, derrière le masque d'un animal : "La raison du plus fort est toujours la meilleure." Sentant sans doute poindre les reproches, La Fontaine a remplacé loi par raison. C'est que la raison désigne la possibilité d'inclusion dans le champ fini, ainsi que le fait volontiers et avec des résultats scientifique probants (pour son temps) Aristote. La loi aurait signifié que La Fontaine sort du champ fini du réel selon sa conception et adoube la critique deLeibniz à propos de l'hypothèse physique des atomistes.
L'épuisement de toute force mécaniste au sens atomiste ruine le champ métaphysique plus encore que physique du raisonnement nihiliste. Et ce n'est pas Démocrite seul qui se trouve condamné par ce raisonnement impeccable. Aristote, les sophistes et d'autres doctrines se trouvent contaminés au nom de leur adhésion différenciée au nihilisme dénié ou recouvert par d'autres appellations étriquées (la métaphysique, l'hédonisme ou la rhétorique...). La faiblesse de la force n'est pas son plus mince paradoxe. Outre que la loi du plus fort n'est pas une loi au sens strict, il se trouve que le plus fort est le plus faible, pour ne pas satisfaire aux règles de la dynamique (passage d'une plate-forme à une autre).

Une application concrète de cette véritable nature de la loi du plus fort : le plus fort étant très faible, comme le montre l'affaire sordide DSK, roi des rois du FMI, puis Grand Pervers Violeur (de femme de ménage immigrée), la peur d'agir face aux plus forts est une illusion, car les plus forts sont les plus faibles à partir du moment où ils s'installent dans une position fixiste. C'est exactement le cas actuellement avec les oligarques financiers, qui ne sont pas tout-puissants, mais dans un état de faiblesse désespérée. Cette faiblesse explique la versatilité de tout système d'oligarchie : la loi du plus fort implique la toute-faiblesse de l'identité, en particulier des dominateurs, et du pouvoir. Le système oligarchique n'est pas un système fixe dans lequel on retrouverait toujours les mêmes familles, les mêmes dynasties, un pouvoir pyramidale aussi fixe que secret, mais un marigot instable et versatile, où les caïmans ne cessent de se combattre et de s'entre-dévorer entre eux.

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