jeudi 9 juin 2011

A quoi bon?

De la méontologie (suite).

"Peut-on connaître?" est la question qui départage l'opposition entre l'ontologie et le nihilisme. Le monisme de Parménide serait : on peut connaître intégralement. De fait, la connaissance est malaisée, voire tortueuse ("ce qui n'est pas n'est pas" est une formule qui laisse apparaître plusieurs contradictions dans la question de la possibilité de la connaissance). Du coup, Gorgias oppose au monisme ontologique son "monisme nihiliste" (antimonisme) : on ne peut pas connaître (intégralement). La loi du plus fort, que Platon dénoncera chez les sophistes comme chez de nombreux partisans politiques ou cultivés de cette option, se trouve renforcée par l'impossibilité de la connaissance.
Tel est peut-être le point de départ de la scission entre nihilistes (premiers) et transcendantalistes (seconds). La question de la connaissance est la portée pratique de la question plus théorique et fondamentale du réel. Gorgias pourrait être pris en flagrant délit de contradiction, même s'il ne respecte pas le principe de non contradiction qui se trouvera énoncé peu de temps après par Aristote : tel n'est pas le cas, car Gorgias prend l'être comme un principe existant, mais inférieur; comme il le dit lui-même : un étant, non pas l'être ou l'Etre.
On comprend que chez Gorgias, la science soit inintéressante, alors que la rhétorique devient un objectif compatible avec le projet nihiliste de type moniste. Car le langage est un étant qui n'a pas besoin du critère de connaissance; quand la science ne peut que poursuivre le critère de connaissance. Démocrite était un scientifique de premier plan. Aristote développera sans cesse la physique, la science en général, au point qu'il lancera une nouvelle discipline concurrente de l'ontologie : la métaphysique (passant improprement pour un terme assez voisin, voire plus précis). La différence entre science et rhétorique au sein du nihilisme tient à la question de l'être, sans majuscule. Tous les nihilistes ne peuvent admettre l'Etre, notamment défini par Parménide.
Si tous les nihilistes se partagent sur l'appellation à fournir pour le non-être (non-étant ou non-être?), cette question est peut-être assez oiseuse, vu que le non-être est irrationnel, indéfini et indicible. Toute la question revient à savoir si l'être existe - ou s'il n'existe qu'à l'état éclaté et hétéroclite d'une myriade de non-étants. Les tenants de l'être ne sont pas toujours d'accord entre eux; mais ils se rejoignent sur l'idée d'une unité de l'être. L'unité de Démocrite se fonde sur les atomes, qui sont inégaux (contrairement aux épicuriens), mais qui présentent le substrat de l'atome.
L'unité chez Aristote s'associe à la multiplicité, mais la différence entre Aristote et Démocrite, c'est que le système philosophique de Démocrite est logiquement incohérent puisqu'il se veut logique ou en tout cas qu'il se soumet au critère de la logique (et échoue au nom de cette logique); tandis qu'Aristote utilise un expédient en justifiant toute irrationalité fondamentale dans le refuge ou la poubelle du non-être, qui permet de se débarrasser de tous les problèmes logiques et philosophiques. Aristote exprime plus que jamais la caractéristique du nihilisme atavique : exprimer le réel de manière unie, stable et claire. Cette clarté de la définition de l'être implique l'indéfinition irrationaliste du non-être, soit de la nécessité d'un système nihiliste de type antagoniste et contradictoire.
L'opposition de Gorgias aux nihilistes scientifiques passe par l'idée que l'être se dissout dans le non-être et n'est pas un état stable (alors que Démocrite pense que les atomes sont éternels et que le réel est stable). Du coup, la science en cherchant un état est une erreur séduisante; tandis que le langage permet de rendre compte du caractère fuyant et évanescent de l'être, soit de sa dissolubilité dans le non-être. Pour insister sur cette caractéristique moniste nihiliste, Gorgias parle de non-étant et d'étants, mais il est contraint de reprendre l'unité paradoxale du non-étant, que Démocrite exprime en termes physiques avec le vide - et qu'Aristote renforcera avec la multiplicité du non-être.
Quant à la différence entre Gorgias et Protagoras, à l'intérieur du courant sophiste, on pourrait estimer que Gorgias se montre plus radical dans le nihilisme que Protagoras en proposant unTraité du non-étant, mais le silence de Protagoras montre au contraire qui est le plus radical. Le courant sophiste incarne une radicalisation par rapport au nihilisme atavique, que personnifie bien un Démocrite. Protagoras est encore plus radical que Gorgias, car s'il ne prend pas la peine de développer sa vision nihiliste, comme ce paradoxal antimonisme, c'est qu'il estime que l'exercice de la définition est impropre.
Ce dont on ne peut parler, il faut le taire : devise de Protagoras avant Wittgenstein, à ceci près que Protagoras l'a vraiment incarnée, puisqu'il s'est tellement bien tu qu'il n'a laissé aucune trace écrite ou orale (connue) concernant cette impossibilité de définir quoi que ce soit. Dire qu'on ne peut dire, c'est quand même considérer qu'on peut encore communiquer d'une certaine manière (secondaire?). Alors que chez Protagoras, la communication est impossible. Ce qui fait qu'il ne sert à rien de poser les trois axiomes initiaux de Gorgias et que Protagoras gagne à énoncer ses deux sentences lapidaires (qui nous sont demeurées).
De sorte qu'on pourrait estimer que la production théorique de Gorgias n'est pas seulement paradoxale ou ludique, mais qu'elle obéit à une logique de clarification/théorisation par rapport à Protagoras dans le courant des sophistes. Gorgias aurait tenu à clarifié son point de vue en prétendant devenir le héraut des sophistes; tandis que Protagoras est resté inflexible, plus radical encore, en se taisant jusqu'au bout. Gorgias encore d'accéder à une certaine permanence, tandis que Protagoras en nihiliste jusqu'au-boutiste tient cette pour dérisoire et inutile.
Celui qui défend le plus le refus de la théorisation est le plus radical dans le radicalisme nihiliste qu'est la sophistique. C'est Protagoras qui joue ce jeu intellectuel. D'autant qu'en venant du même centre intellectuel et culturel perse que Démocrite d'Abdère, il montre une autre option que celle que choisit Démocrite (et son mystérieux maître Leucippe) : le nihilisme atavique à portée scientifique. Protagoras a réellement choisi de produire une conception philosophique qui soit innovante par rapport à la tradition, quand Démocrite s'appuie sur cette tradition, en essayant de lui apporter une certaine cohérence (en sus de son érudition impressionnante).
Le mouvement des sophistes reste assez mystérieux. Il a cherché à produire une cohérence innovante dans le nihilisme et c'est la raison pour laquelle Platon l'a combattu avec une telle acuité et une telle obstination. Pourquoi en vouloir tant aux sophistes et ne même pas prendre la peine d'aborder le courant nihiliste plus ancien de Démocrite? Parce que Démocrite est incohérent, quand les sophistes présentent le danger d'être tenus pour cohérents. Platon ne pouvait pas mesurer leur danger de nihilisme, lui qui consacre un dialogue à Gorgias - le seul sophiste à avoir produit une traité théorique pour récuser la théorie.
Platon est bloqué par un problème théorique - justement. Il a réussi à intégrer le non-être dans sa théorie de l'Etre, mais sans parvenir à expliquer pourquoi l'Etre demeure indéfinissable - malgré cette réussite indubitable. Le silence de Gorgias à l'encontre de Platon peut être interprété de deux manières : soit Gorgias a peur de se mesurer à Platon d'un point de vue philosophique (en particulier à propos du principe de cohérence); soit il sait que Platon présente une faiblesse dans sa cuirasse, un talon d'Achille ontologique (l'indéfinition de l'Etre)... Dans tous les cas, Protagoras pourrait être tenu pour le sophiste le plus radical et le moins enclin à la contestation.
Gorgias a proposé son traité nihiliste parce qu'il estime que son travail théorique, aussi radical et lapidaire soit-il, tiendra la route; quand Protagoras s'est enfermé dans le silence théorique parce qu'il estime que c'est la meilleure défense des sophistes face aux ontologues. D'ailleurs, chez Platon, Calliclès finit par s'énerver contre Socrate au point de refuser de lui répondre et de choisir le silence. C'était peut-être un parti "philosophique" dans cette période troublée et effervescente de la Grèce : ceux qui réfutaient le critère d'évaluation des idées par le dialogue et lui préféraient le silence irrationaliste. Nietzsche ne dira pas autre chose quand il dressera l'apologie du refus de l'argumentation dans la présentation des idées.
Ce qui est solide ne s'argumente pas. Protagoras se tiendrait sur cette ligne encore plus radicale que la ligne de Gorgias, puisque pour lui le principe du non-étant (selon le langage de Gorgias) interdit la théorisation. Théoriser n'est possible qu'avec un minimum d'être. Or l'être n'existe pas. Le jeu de Gorgias est une démarche moins radicale que le silence de Protagoras. Dans son dialogue consacré à Protagoras, Platon montre ce qu'est un sophiste avec le personnage tutélaire de Protagoras (qui en toute modestie s'affirme comme le meilleur) : c'est un extraordinaire virtuose du langage doublé d'un érudit magistral. Mais jamais Protagoras ne théorise quoi que ce soit.
Il discourt de manière infrathéorique (ou antithéorique), en restant rivé au refus du fondamental, des questions dernières. Protagoras excelle dans le langage parce qu'il s'y confine et refuse l'examen au-delà. C'est la raison pour laquelle il se lasse et se fâche des questions de Socrate, qu'il tient pour spécieuses et inutiles. Selon lui le savoir ne peut jamais aller jusqu'à la connaissance. C'est pour lui un fait acquis. Protagoras détient un savoir prodigieux, et à partir de ce savoir prodigieux il s'en tient au seul domaine qui permet d'éviter soigneusement la connaissance : le langage.
Le langage fait référence à la bouche ou la langue. L'adhésion ultime et irrationaliste de Protagoras au langage (la rhétorique) se comprend comme l'adhésion à une partie de l'homme. Pas l'homme en tant qu'unité ou tout - même partiel. Une partie - toujours. Dans un univers qui est dominé par le non-être, le tout n'existe pas, seules des parties éparses surnagent, qui même agrégées provisoirement demeurent soumises au délitement et à la disparition (thème de Rosset dans Logique du pire). La virtuosité du langage indique qu'on ne peut isoler un état, un donné, quelque chose de stable, qu'au prix de son inféodation au non-être, au néant, au chaos. Virtuosité = tout est inféodé au néant. De ce point de vue, la conception de Protagoras obéit à un nihilisme qui est encore plus radical que celle de Gorgias et qu'on retrouve dans une des deux maximes qui nous restent de ce grand érudit :
"Pour ce qui est des dieux, je ne peux savoir ni qu’ils sont ni qu’ils ne sont pas, ni quel est leur aspect. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d’abord l’absence d’indications à ce propos, ensuite la brièveté de la vie humaine."
Remplaçons les dieux en tant que summum explicatif du réel par la connaissance ou l'explication :
"Pour ce qui est de la connaissance, je ne peux savoir ni qui elle est ni qui elle n' est pas, ni quel est son aspect. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d’abord l’absence d’indications à ce propos, ensuite la brièveté de la vie humaine."
Tout est dit dans ce ton lapidaire, qui consiste à ne pas perdre de temps à théoriser alors qu'il est impossible de théoriser. L'argument que Protagoras choisit est le plus pragmatique et expérimental : la brièveté humaine. Quant au premier argument, l'absence d'indications, il est vite relégué aux oubliettes en tant qu'il pourrait engendrer une perte de temps théorique. Protagoras est un virtuose du langage d'autant plus qu'il refuse la théorie. Théorie = positivité antinihiliste. Quant la question de comprendre pourquoi Protagoras se fiche à ce point de sa postérité, le sophiste du point de vue de Protagoras n'est pas quelqu'un qui peut transmettre, car son érudition est toujours confrontée au non-être.
Transmettre, comme le fera Platon, c'est considérer que l'être demeure, voire qu'il prédomine (l'Etre de Parménide perfectionné par Platon). Mais quand on considère que tout retournera au néant, la question de la transmission est des plus oiseuses. Protagoras à ce sujet montre qu'il allie sa conception pragmatique à sa pratique rhétorique, puisqu'il ne laisse rien que des jeux de langage et qu'il est possible qu'il l'ait su/voulu de son vivant. A quoi bon se fatiguer à transmettre alors que seuls comptent l'instant, la sensation, etc.? Protagoras est lui aussi l'auteur d'une oeuvre abondante et perdue, à l'exception de quelques fragments, dont sa plus célèbre maxime rapportée par Platon (l'homme mesure de toutes choses). Mais cette oeuvre, Protagoras l'a sans doute écrite pour son enseignement direct - pour quelques élèves fortunés.
L'important, c'est que cette oeuvre n'était pas destinée à un but même scientifique ou épistémologique, mais à un but rhétorique. Protagoras n'est pas contre la science; mais il l'inféode au langage. La primauté du langage dans l'étant humain est de loin très inférieure à l'omniprésence et l'omnipotence du non-être. Le geste, même ludique, de Gorgias pour produire un traité théorique contredit l'engagement sophistique ultime de Protagoras. Car Gorgias cherche à instaurer une postérité à la sophistique tout en jouant sur les deux tableaux avec sa manie de la contradiction : si son traité ne passe pas à la postérité, ce n'est pas grave, en tant que sophiste, il s'en moque.
Du coup, Gorgias disparaît pour s'être moqué du monde. Quant à Protagoras, il disparaît en ayant voulu disparaître. Pour un nihiliste, c'est un acte de conséquence : si tout doit disparaître, à quoi bon laisser une trace posthume, littéraire, philosophique ou pédagogique? Le rhéteur conséquent sait que sa trace sera effacée de la page du temps comme le sable recouvert par les flots. C'est je crois la réponse la plus solide que l'Antiquité apporte à l'ontologie du point de vue du nihilisme pur : Protagoras se montre plus conséquent dans l'inconséquence que Gorgias, en souhaitant disparaître et briller le temps fugace de son existence, par l'usage virtuose du discours, tel que Platon nous le transmet.
Au passage, Platon a certainement appris beaucoup des nihilistes et des sophistes, car quand on attaque quelqu'un avec continuité, c'est qu'on lui doit beaucoup. Platon doit beaucoup aux nihilistes, ne serait-ce que parce qu'il est le plus grand styliste de l'histoire de la philosophie (connue) et peut-être le plus grand styliste grec (ce qui ne serait pas peu dire quand on sait que la Grèce compte des tragédiens de la carrure de Sophocle ou Eschyle). Peut-être faudrait-il opposer Protagoras à Platon plus encore qu'à Gorgias. Platon lance l'ontologie au-delà de la Grèce antique et lui donne les outils pour subsister à l'attaque métaphysique orchestrée par Aristote et les successeurs au sein de la philosophie (des néoplatoniciens à Leibniz en passant par Cues ou Saint-Augustin). Protagoras montre véritablement le visage du nihilisme en acceptant que son geste philosophique soit réduit à néant et ne se déploie que dans l'immédiateté bientôt réduite - à néant.

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