lundi 4 juillet 2011

Au nom de la cause

L'affaire Nafissatou Diallo démontre l'oligarchisation des esprits, puisque selon les critères des médias et des dirigeants politiques, il relèverait presque du normal de recevoir l'acquitement après avoir violé une femme de ménage noire et africaine quand on sait que l'Africaine trafiquerait dans la drogue, voire la prostitution. "Shame on you", pourrait-on lancer à ces bonimenteurs oligarchisants qui ne se rendent pas compte qu'en permettant à un puissant de se réclamer de lois d'exception, ils sont en train de précipiter la dictature politique et le fascisme. Le traitement de l'affaire DSK est exemplaire de l'état délabré et lugubre de notre société mondialisée et oligarchique en phase terminale, dans laquelle on ne traite pas de la même manière un directeur du FMI ultralibéral et sioniste - et un balayeur noir du Texas.
J'aurais aimé considérer les commentaires qui se seraient appliqués à commenter une sordide affaire de viol accusant un pauvre Noir du Texas balayeur et illettré de viol. Le violeur (présumé, hein) aurait violenté une riche et célèbre économiste blanche et protestante de Yale venue donner une conférence grassement rémunérée à l'université locale. Qui aurait osé défendre ce pauvre type - insinuer que son alcoolisme débilitant ou sa consommation compulsive de haschich le rendaient perméables à des comportements monstrueux? Qui aurait osé contre-attaquer notre riche économiste blanche et protestante - en rappelant qu'elle fréquentait un dealer de marijuana sur son campus et qu'elle était réputée pour allumer les étudiants avec sa poitrine opulente et ses couettes ingénues?
Vous mesurez le racisme à l'aune du critère de mauvaise foi définissant la loi du plus fort : ce qui est admissible pour DSK devient inadmissible pour le balayeur noir texan; Nafissatou est une dealeuse doublée d'une pute, qui a (finalement et avec usure) bien mérité de se faire broyer le vagin, démonter l'épaule et éjaculer dans la bouche pour tous ses vices, dont le pire est d'avoir essayé de soutirer du fric à DSK le balèze du conglomérat de photocopies FMI (Fuck, Money & Investment), le pépère de Harvard, le présidentiable socialiste français à la sauce ultralibérale et anglo-saxonne. Au fait, pourrait-on oser que l'abréviation PS suggère moins désormais la filiation socialiste que la formule - Parti des Suceurs?
On pourrait gloser sur le jeu du deux poids deux mesures, ou sur l'oligarchie qui en appliquant sa terrible stratégie du lynchage contre le plus faible (DSK bien entendu) se tire une balle dans le pied sur le terme (déclenchant chez les peuples une aversion durable et un sentiment de colère menant à la révolte légitime); mais je retiendrai le déferlement irrationaliste qu'a charrié cette affaire sordide où l'on mesure un autre effet catastrophique de l'oligarchie - la privatisation du public. Nafissatou serait-elle dealeuse, camée, prostituée, voire proxénète (que sais-je dans ce vaudeville passionnant dévoilant les arcanes de la justice-spectacle américaine aux ordres des stratégies politiques et des luttes d'influences financières)? Mais la vraie question demeure pourtant : notre sale Black de ménage sans méninge a-t-elle été violée - oui ou non? Comment peut-on à ce point dissocier la cause et l'effet au point de nous divertir avec de fausses causes faisant disparaître l'effet?
Genre du sophisme : DSK n'a pas violé Nafissatou parce qu'elle s'adonnait au trafic de chanvre, qu'elle monnayait ses services sexuels... Et puis quoi - encore? Comment peut-on à ce point basculer dans un raisonnement irrationaliste qui légitime les raisonnements illogiques et absurdes au point de faire disparaître la notion de causalisme? Que la cause soit multiple et le plus souvent complexe, je veux bien (on en subit un cas avec cette affaire privée qui ne nous intéresse que peu, bien que les sévices sexuels assénés par un des hommes les plus prestigieux de la planète nous soient déversés tels des ordures putrides sur la place médiatique mondiale). Mais comment peut-on à ce point manifester un mépris cynique et sinistre pour la relation de cause à effet?
Si on ne se rend pas compte que la lame de fond de cette affaire contribuera à décupler la colère des peuples contre les folies prédatrices des oligarques, la négation du causalisme indique plus encore que notre époque est promise à la disparition - pour la décadence, c'est engagé et irréversible. Le propre de l'oligarchie est de détruire la possibilité du raisonnement intellectuel, qui se fonde sur le processus. Un processus suppose que l'on soit capable d'émettre un raisonnement (prédictif notamment) conjecturant d'effets à partir des causes connues. Le mécanisme est possible, à condition de prendre en compte les causes des phénomènes et surtout leur complexité. Le processus est hypothétique, puisque la texture du réel repose sur l'hétérogénéité, sorte d'incomplétude malléable et hétérodoxe qui s'oppose à la complétude homogène, tout en rendant pleine la réalité du quelque chose.
En faisant disparaître le processus, la mentalité oligarchique permet la domination des oligarques sur la masse décérébrée, puisque les opprimés n'ont plus les moyens de s'y opposer, incapables d'identifier la supercherie entre un effet et une mauvaise ou bonne cause; et pire, ne sachant même pas qu'un phénomène est toujours inséré dans un processus (relation de cause à effet). Du coup, l'instant est pris pour l'intégralité du réel évanescent et incompréhensible. Les penseurs favorables à l'oligarchie favorisent ce mode de pensée, avec une hypocrisie notable puisque l'adhésion des soumis à l'instant se fait au nom du plaisir; quand la méfiance et l'éloignement des élites autorisent l'appel à l'augmentation de la domination.
Le principal destructeur dans l'époque moderne de la causalité est Hume, un historien et penseur au service de l'Empire britannique et de son idéologie de propagande, le libéralisme. Hume décrète que rien ne permet d'inférer d'un phénomène à un autre qu'ils sont reliés par le principe de causalité. Aucun argument empirique ne vient étayer le causalisme, ce qui est un argument réducteur et mal posé (indémontrable), puisque c'est au niveau théorique que se joue la solution, pas au niveau empirique. Hume voit dans le reél une succession d'événements que rien ne permet de relier par une théorie autre que des impressions instinctives, oscillant entre habitudes et nerfs.
La théorie de Hume est bien entendu partie intégrante de l'immanentisme, mais il s'agit d'un sous-courant particulier à l'immanentisme, particulièrement virulent et réducteur, tendant à détruire tout type de réflexion dynamique pour ne conserver que le savoir le plus figé. L'intelligence se tient au service de l'impression chaotique, pas du processus théorique et théorisable. Hume aurait sans doute apprécié que la philosophie après son intervention se commue en une sorte de méthode historienne - et on comprend qu'il soit un point de référence pour le libéralisme et l'idéologie impérialiste et oligarchique qui découle de l'immanentisme. L'immanentisme originel de Spinoza essaye encore de produire une théorie dans l'immanence, quand Hume va plus loin dans le projet de destruction de la théorie en proposant que l'intelligence ne se fixe qu'à partir de nos sens et des effets intellectuels qu'ils produisent (comme les impressions).
Hume n'expliquera jamais ce qu'il y a d'autre que l'expérience et que pourtant l'expérience atteste. Il part plutôt du principe selon lequel tout ce qui n'est pas réductible à l'expérience n'existe pas - tant pis pour le risque de passer à côté de choses plus importantes que l'expérience. Hume décrète en gros que le seul réel qui vaille est le réel de domination, le réel chaotique, le réel oligarchique. Et son coup de force contre le réel consiste à décréter que n'est réel que le réel empirique. Quant à l'intervention de Kant dans ce débat faisandé et caviardé, elle n'est pas du tout la réponse du partisan antiempirique et idéaliste au sens platonicien du terme, quelque chose comme un ontologue qui répondrait que c'est par la théorie qu'on élabore le réel - et que l'empirisme ne peut qu'aboutir à la réduction la plus drastique et violente du réel.
Kant intervient dans le débat contre l'immanentisme, et la forme la plus virulente de l'immanentisme de l'époque, l'empirisme (dont sont issues des formes encore plus virulentes et réductrices, comme les formes de logique bornée), à partir d'une position qui sous couvert de sortir du dogmatisme consiste à aller pus loin encore dans les dérives issues de l'aristotélisme. Le dogmatisme que critique Kant est la scolastique aristotélicienne et ses dérivés. Kant entend critiquer la métaphysique avant lui, au sens où il viendrait corriger les erreurs de la métaphysique et expliquer pourquoi la métaphysique erre depuis tant de siècles.
Kant corrige Aristote et ses successeurs métaphysiciens. Dès le départ, il ne tient pas compte de la position de Platon et de l'histoire de l'ontologie. Peut-être ne la connaît-il pas vraiment. En tout cas, il suit un raisonnement des plus curieux : répondre à Hume implique chez lui que l'on prenne en compte le point de vue de Hume et que l'on opère un compromis en réduisant encore plus la métaphysique à des bornes qui initialement (avant Kant et depuis Aristote) se révélaient fort réduites. Si l'on récapitule la position d'Aristote (sans entrer dans le jargon assez repoussant et rébarbatif de ses linéaments ténébreux plus encore que complexes), elle consiste à définir le réel comme le fini et à expliquer que l'être multiple vient du non-être multiple.
La faille d'Aristote se situait en particulier à ce point du raisonnement : d'être incapable d'expliquer en quoi l'être vient du non-être. L'irrationalisme consiste à refuser à un moment le raisonnement et à lui substituer la violence. Cas d'un Calliclès chez Platon. Hume se situe dans cet irrationalisme, lui qui creuse toute théorisation et qui propose d'appliquer l'intelligence à l'immédiateté des sensations empiriques. Mais Aristote exprimait le parti plus conséquent du nihilisme théorique ou idéaliste (si l'on peut dire), c'est-à-dire qu'il rendait la théorie nécessaire à l'intérieur de l'espace fini de l'être et que du coup il reconnaissait la possibilité d'un processus fini (son fameux finalisme, qui implique que la fin soit vraiment la fin du processus). Tandis que Hume détruit le processus fini d'Aristote et rend impossible toute théorisation au nom du chaos fondamental et ultime, qui empêche d'aller au-delà de l'événement et de chercher la cause théorique.
La réponse d'Aristote à Hume rappelle que le courant nihiliste n'est pas homogène, mais traversé par des querelles de chapelles, des dissensions, des désaccords et des incompréhensions. Quant à l'intervention de Kant, elle se situe dans le giron d'Aristote, ce qui suffit à montrer que Kant n'est pas cet adversaire de Hume noble et généreux qui essayerait de comprendre le parti de son opposant; mais qu'il se situe à l'intérieur du même courant que Hume, sauf qu'il en exprime un point de vue nettement moins radical et virulent (plus théorique et moins empirique/empiriste).
Si l'on voulait tenter une cartographie du vaste courant nihiliste, Kant se situerait entre Aristote et Hume, ce qui suffit à montrer que Kant n'est pas du tout un idéaliste platonicien et qu'il fait montre d'une réalité qui fonctionne parce que l'immanentisme a infesté notre époque moderne de son empreinte destructrice. Il faudra bien, après l'effondrement de l'immanentisme auquel nous assistons, que tous ces immanentistes rentrent dans leur boîte et qu'on n'évoque leur grandeur philosophique qu'à partir de leur positionnement d'immanentistes.
Kant prétend réhabiliter la métaphysique en expliquant que son erreur ne consiste pas à faire du réel le fini, mais à faire de ce champ fini un domaine d'exploration et de connaissance encore trop vaste. Kant se situe du côté d'Aristote par sa volonté de sauvegarder la possibilité de connaissance à l'intérieur du fini. On peut faire de la théorie finie; mais à une condition selon Kant : réduire encore le domaine du réel. Le processus nihiliste théorique consiste à réduire toujours plus le champ d'exploration à mesure que le réel reconnu comme tel s'amenuise (détruit par le consumérisme nihiliste fini) au profit de ce que le nihilisme nomme le non-être (ou termes synonymes) et qui désigne de facto le réel non soumis à la loi humaine, en gros le réel inconnu et contradictoire pour l'homme.
La démarche de Kant est une démarche où il réduit la métaphysique à la représentation de la subjectivité, rendant étrangers, non seulement l'infini, mais désormais le réel extérieur et la notion d'objectivité. La destruction de la vérité est en germe (depuis Spinoza) dans l'ultramétaphysique de Kant par rapport à la simple et originelle métaphysique d'Aristote. On pourrait d'un point de vue psychologique diagnostiquer dans cette approche métaphysique une dimension psychotique (le réel devient morcelé, voire dénié par morceaux); on pourrait tout aussi bien relier cette démarche d'exclusion du réel extérieur devenu intolérable (caduc) avec la démarche profondément raciste de Kant, qui veut bien satisfaire à l'universalisme des Lumières pourvu que l'homme universel corresponde au Blanc/Occidental.
Derrière la polémique DSK/Diallo, DSK tentant d'échapper à la condamnation judiciaire (pour la condamnation populaire, il a perdu avec usure), Diallo de récolter quelques dédommagements judiciaires, voire pécuniaires, le fond de l'affaire ne tient pas dans ce mélodrame sordide, où quoi qu'il arrive l'opinion mondiale a fait son choix et réprouvera DSK de plus en plus avec la prise de conscience qu'il incarne dans sa vie privée comme publique les travers du dominateur prédateur et destructeur et qu'il usurpe presque totalement l'image de progressiste socialiste - même libéral.
L'important dans ce retournement des accusations est qu'aucune d'entre elles pour l'instant ne remet en question l'accusation, qui porte sur la possibilité que la jeune femme ait été violée et que l'accusation s'établit à partir de preuves médico-légales irréfutables. Le restant témoigne de l'oligarchisation des mentalités, tant dans le monde judiciaire (avec la justice-spectacle et médiatique) que chez les peuples, qui se taisent, moutonniers et consuméristes. L'oligarchisation n'est possible que parce que la capacité à voir en termes de processus a été détruite; singulièrement, le causalisme, soit la faculté à relier le phénomène incriminé à une cause plurielle et complexe, mais adéquate. C'est typiquement ce qui fait défaut dans le retournement des accusations, où l'on accuse la jeune femme de fautes peut-être vraies, mais qui en aucune façon ne sauraient entacher l'accusation de viol.
Cette destruction de la causalité est plus importante que la dynamique du processus, qui n'a jamais vraiment été répandue de manière majoritaire, seulement appliquée par certains esprits éclairés. La disparition du causalisme n'est pas une première dans l'histoire, puisqu'elle surgit lors de toutes les crises d'importance. Ce qui la caractérise cette fois, c'est qu'elle se manifeste lors de la crise du plus grand changement qu'ait connu l'humanité depuis son apparition (sans doute progressive et bien plus ancienne que ce que les paléontologues aujourd'hui de plus en plus incertains livraient comme estimations probables il y a encore une décennie).
Et la question du causalisme se pose par rapport à ce grand changement qui renouvellera la définition et la conception de la causalité. Nous avions vu que la cause une était multiple, c'est-à-dire que l'unité du réel signifie que l'ensemble des parties du réel sont interconnectées les unes aux autres; mais la multiplicité du réel signifie aussi que le processus se façonne de manière plus solide et tenace avec plusieurs causes (racines) qu'avec un monocausalisme qui rendrait la dynamique des plus incertaines. Où l'on voit d'ailleurs que l'unicité de la nécessité signe plus l'affaiblissement de la régénération dynamique que sa bonne santé pérenne et égale.
Cette multiplicité est étroitement liée à un autre facteur de la causalité : on mesure la validité d'un processus dynamique (et non un faux processus entropique) au fait qu'il permet la croissance d'une plate-forme à une autre. Si le causalisme exprime le processus dont la causalité est un rouage, tout processus authentiquement dynamique ne peut que réaliser l'antientropie ou croissance. Arrêtons notre enquête sur le causalisme ici, oublions Nafissatou et le coup tordu (au cube) du Sofitel et retenons que dans cette affaire le fait qu'on ne reconnaisse plus bine un processus causal élémentaire signifie que nous vivons une période de mutation profonde.

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