mardi 12 juillet 2011

Le crime complet

Sade voudrait que le crime fût plaisant. L'hédonisme oscille entre cette justification du mal par le plaisir et le plaisir moraliste et impossible qui en deviendrait acceptable et cohérent; alors que l'hédonisme présente comme faiblesse d'aboutir à l'insatisfaction et à l'illusion. L'hédonisme mène à la déprime, voire la dépression sévère, quand on se rend compte que ce qu'on tient pour le plaisir est vain, perte de temps - débouche sur la tristesse (insatisfaction et frustration). L'escroquerie de Sade : faire croire que la positivité du crime se mesure à l'aune du plaisir qu'il reçoit - le crime gratifié. Cette précipitation n'est pas seulement superficielle au sens où elle élude et simplifie la question (problématique) de la structure du réel; elle est de surcroît empiriquement fausse au sens où elle n'aboutit pas au résultat promis et escompté.
L'hédonisme moral est tout aussi fallacieux : essayant de redonner de la profondeur à la doctrine du plaisir, il produit un magnifique oxymore, qui range l'hédonisme d'obédience morale dans la catégorie des pensée promises à la disparition et au peu de valeur. Cas de La Mothe Le Vayer au Grand Siècle; cas de son disciple Onfray de nos jours. Si l'on se moque assez vite de l'hédonisme moral comme d'une alliance impossible et promise à l'écartèlement, on s'avise assez peu de la prose plus répétitive et vite insipide de Sade que de son style flamboyant si souvent vanté.
La lecture de Sade devient ennuyeuse, presque autant que le visionnage d'un film porno, mécaniste, tout à fait prévisible. On cherche à trouver Sade intéressant et transgressif (d'autant plus intéressant que transgressif) parce qu'il correspond à la mentalité de l'époque, qui estime qu'en passant du critère classique du divin à l'affirmation de la complétude de son désir, elle a gagné en affirmation de soi et en liberté. La promotion de la transgression évite autant le moralisme gauchiste d'un Onfray que le conservatisme exacerbé d'un littéralisme à la Sade (que pourraient défendre certains cyrénaïques échauffés, partouzeurs déclarés, comme on en dénombre parmi les philosophes médiatiques et creux d'aujourd'hui).
Il s'agit de se prononcer en faveur de l'intellectualisme du désir, qu'un Spinoza fondateur, puis le courant de l'immanentisme ont célébré sans verser dans les énormités plus comiques que monstrueuses de la perversité sadienne. Ce que la contemporanéité qui célèbre son Sade intellectualiste dans sa transgression promeut, ce n'est pas la banalisation des pratiques sexuelles violentes - ou des perversions érotico-criminelles, tant s'en faut; plutôt l'idée que se décèlerait la transgression intellectualiste derrière la transgression sexuelle, quelque chose comme un code derrière la description crue et scandaleuse.
C'est ce thème qui conférerait à la littérature de Sade une portée philosophique et une profondeur artistique que ne saurait posséder la pornographie, n'en déplaisent à certains de ses zélateurs, au moins aveuglés par le charme d'une certaine transgression récente, mineure - autoproclamée libertaire. La principale objection contre la portée philosophique de la transgression sexuelle viendrait de la même raison pour laquelle on n'a jamais vu d'oeuvre pornographique majeure : on ne saurait faire du sens avec du sexuel, soit avec du sensible pur et réduit d'un cran.
Le sens suppose la jonction du sensible avec la partie du réel qui n'est pas sensible, soit qui dépasse les sens pour évoquer le réel de l'intelligence : l'infini caché. Le sens dépasse les sens. L'essence du sens déborde les sens. Le sexuel exprime la réduction du sensible à une sensation fort limitée, le plaisir sexuel, essentiellement de l'ordre du toucher. Raison pour laquelle on ne peut atteindre à l'artistique en passant par de la description sexuelle. Raison pour laquelle on fait de la littérature en suggérant le sexe - on fait du pornographique antilittéraire et antiartistique (antiphilosophique également). Démenti cuisant contre ces acteurs pornographiques recyclés dans l'érotisme psycul, qui entendent faire de leur exhibition pornographique de l'Art, avec une prétention ne dépassant pas la décennie en tapage et balivernes.
Mais surtout démenti contre les projets intellectualistes, philosophiques, artistiques et culturels visant à faire du marquis de Sade un grand artiste au motif qu'il aurait utilisé le sexe dans la pornographie la plus violente (voire criminelle) pour faire passer un message philosophique. Impossible. Le projet littéraire de Sade possède au moins le mérite de nous montre vers quoi aboutit la légitimation de l'entreprise pornographique : l'apologie du crime. Ce que l'époque voudrait célébrer en Sade, derrière cette impossibilité théorique majeure de faire sens à partir du sexe cru, pornographique, c'est l'immanentisme qui dépasse le cadre de l'hédonisme et du plaisir.
On a vu que la tentation de moraliser l'hédonisme était trop inconséquente et superficielle pour durer au-delà de certaines modes, comme Onfray aujourd'hui, modes qui s'expliquent essentiellement par la tentation de rendre acceptable socialement (pour les bobos de gauche) l'hédonisme qui brut aboutit à l'apologie sordide du crime. L'immanentisme englobe de loin le projet hédoniste. Il ne s'agit plus seulement de rechercher comme Aristippe (inspirateur d'Onfray, quoiqu'Aristippe se montre plus profond et conséquent dans sa légitimation du plaisir réservé au seul sage qu'Onfray et ses balourdises bobo-égalitaristes) le plaisir, mais de fonder le désir.
D'une certaine manière, les hédonistes constitueraient des radicaux et des extrémistes de l'immanentisme, au sens où le plaisir radicalise le désir. L'immanentisme se définit par la complétude du désir. La fin de cette complétude ne tient pas au plaisir, mais à l'accroissement de la puissance, soit la légitimation de la loi du plus fort. Il est extraordinaire que les commentateurs transis de Spinoza ne remarquent pas que Spinoza reprend en la radicalisant et en la rendant philosophiquement acceptable la loi du plus fort telle qu'elle se trouve dénoncée par Platon.
Un des plus illustres commentateurs de Spinoza du moment en France, un certain Misrahi, se distingue par sa proximité idéologique avec les néo-conservateurs les plus radicaux - on comprend que le zélateur du plus fort en politique ne remarque pas les implications de la définition de la liberté selon Spinoza. La tentation de domination se trouve présente dès les limbes de l'immanentisme. L'hédonisme (antérieur) est une forme virulente de nihilisme qui entend que les meilleurs reçoivent le plaisir, les autres étant leurs esclaves (peut-être sexuels). Le thème de l'accroissement de la puissance définissant la liberté implique l'inégalitarisme de la liberté.
On ne peut être libre que si l'on domine. La liberté ne saurait être partagée; et surtout, la liberté est envisagée dans un univers stable et fixe, qui pour être complet interdit la possibilité de changement, d'expansion, d'accroissement. Avec l'immanentisme, le désir est reconnu comme ce qui ne peut accéder à la complétude qu'en dominant. L'inégalitarisme du désir vient moins du désir en tant que faculté que de sa finitude. C'est le mythe de la complétude du désir qu'il conviendrait de remettre en question. Pourquoi le modèle de réel fini et fixe engendre-t-il la domination et l'inégalitarisme?
Pourquoi ne parvient-on jamais à rendre un espace fini et fixe également partagé entre des membres en nombre calculé et raisonnable? La complétude n'est pas l'espace possible et envisageable de l'harmonie, mais le lieu de la destruction, d'une part parce que la complétude crée l'extériorité - la destruction externe; d'autre part parce que la structure du réel isolé comme complet crée la destruction. La complétude implique que le réel ne résulte pas de l'action de surmonter les contraires. En déniant cette contradiction fondamentale, ce chaos constitutif, on le crée avec usure.
Mais comment fait l'animal pour subsister dans un univers fixe et fini - quand l'homme n'y parvient qu'au prix de la destruction (après parfois un passage premier éphémère)? La fixité de l'animal, que d'aucuns admirent en ce moment, se fait au prix de la très grande fragilité de l'animal, qui ne parvient à instaurer la fixité qu'en augmentant la destruction - interne et externe. L'homme de ce point de vue propose une plus grande solidité (même si la fonction de l'homme dans l'espace est de participer à la transformation de l'espace, bien qu'il n'en soit pas le seul instigateur, ni le principal).
Où l'on voit que la stabilité et la fixité ne sont pas des avantages par rapport au changement, mais des vices, qui peuvent sembler des qualités enviables seulement pour un certain donné et un certain terme. Mais ces qualités apparentes figent le réel dans une sclérose qui dégénèrent vite en anéantissement, parce que l'ensemble du réel change et que la partie figée et sclérosée ne suit plus le mouvement général, s'en détache et se trouve condamnée à disparaître de ce fait. Règle du réel : ce qui ne change pas est détruit. La destruction caractérise l'immobilisme. A cette aune ontologique, la destruction n'est pas quelque chose de voulu ou de décidé, mais la dimension du changement qui frappe la partie réelle qui refuserait le changement.
La destruction n'est pas un châtiment, au sens d'une punition décrétée sciemment et consciemment par une puissance surnaturelle supérieure à l'homme (et invisible pour ces raisons). La destruction est l'effet face au refus du changement, qui indique que les parties du réel sont libres de leur décision, mais que cette liberté est inférieure à la nécessité pour le réel de continuer à être par le changement. Le changement n'est autre que le moyen anti-entropique pour l'homme de perpétuer le réel et de rendre le réel plus résistant qu'un simple modèle de fixité. Dans cette grille de lecture, le sadisme acquiert son sens fort en légitimant une destruction qui a au moins l'avantage de procurer du plaisir. Et tant pis si le plaisir va de pair avec le KO.

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