vendredi 1 juillet 2011

Politique du polythéisme

De la méontologie (suite).

Avant d'entrer en détail dans l'analyse de l'ontologie platonicienne, je commencerai par constater que Platon survient lors d'un moment critique de l'histoire du transcendantalisme : en pleine crise religieuse. Un peu comme de nos jours - en moins grave cependant. Son maîtreSocrate est condamné à mort sous l'accusation de pervertir la jeunesse et surtout de nier les dieux de sa cité (au point d'introduire comme divinité nouvelle son démon personnel et mystérieux). Platon est le philosophe qui donne à l'ontologie sa cohérence. Il est à ce titre le plus grand ontologue de l'Antiquité. Son nom reste aussi comme le philosophe le plus inventif de l'Antiquité (de loin).
Platon survient en tant qu'ontologue dans la crise. L'usage de la philosophie est fixé avec le personnage récurrent et emblématique de Platon Socrate (bien différent du Socrated'Aristophane, lui-même différent du Socrate de Xénophon). Socrate était peut-être le maître de Platon, mais difficile de savoir qui fut vraiment le Socrate historique débarrassé de la projection théâtrale de Platon. Socrate en dit plus long sur Platon que sur Socrate lui-même. Le Socrate de Platon reste le Socrate reconnu par l'histoire de la philosophie. La philosophie s'impose comme l'ontologie cohérente selon les codes de Platon, et depuis lors comme le discours rationaliste amorçant la résolution de la crise du polythéisme.
Qu'est-ce que la philosophie, cette pensée rationaliste (de ce fait originale) qui survient pendant la crise polythéiste et qui advient au moment où point progressivement le monothéisme? La philosophie présente la particularité du rationalisme (d'une complexité présente chez Platon et croissante depuis lors, avec l'acmé dans la métaphysique allemande d'un Hegel deux millénaires environ plus tard). Mais elle accompagne de manière saisissante l'édification progressive du monothéisme, puis sa crise, au point qu'on peut considérer que le monothéisme est autant en crise que la philosophie actuelle (oscillant entre le simplisme et l'histoire de la philosophie).
La crise du polythéisme ne renverse pas le transcendantalisme, mais le polythéisme. Letranscendantalisme mute en monothéisme. Le monothéisme est une progression dutranscendantalisme, au sens où la caducité historique (antique) du polythéisme s'explique par son ancrage dans un monde de l'homme restreint à un certain moment immobiliste - tribaliste. Le monothéisme prend acte de l'envol de l'homme vers la maîtrise de l'espace terrien, que l'on appelle aujourd'hui le processus de globalisation (mondialisation).
L'ontologie entérine ce que signe le monothéisme par rapport au polythéisme : la fin du religieux total, soit l'émergence d'une conception où le religieux relève partiellement de la raison. Le monothéisme appartient plus à l'homme que le polythéisme. L'expression prophétique du monothéisme demeure ancrée dans la révélation du divin, au fond si étrangère à l'homme en tant qu'universel qu'elle conserve cette part constitutive du transcendantalisme(davantage marquée dans le polythéisme), consistant à rendre le religieux étranger à l'homme (apporté à l'homme en offrande gracieuse par une divinité oscillant entre la toute-puissancetoute-autre et le secours généreux et gratuit); mais le monothéisme, contrairement au polythéisme, accorde un grand prix à l'usage de la raison, qui permet à l'homme de comprendre de manière imparfaite la révélation divine.
La raison joue le rôle d'intermédiaire et de courroie de transmission entre le divin et l'homme - entre le réel et l'homme, la partie et le tout. A partir du monothéisme, l'humanisation du religieux se révèle plus forte que dans le polythéisme - c'est la principale raison pour laquelle le polythéisme se trouvait en crise et devait être remplacé par le monothéisme : parce que l'homme avait besoin d'un lien entre lui et le divin qui correspondait à la raison. L'ontologie occupe le versant rationaliste du monothéisme religieux : le prophétisme rationaliste demeure incomplet; il doit être complété par le rationalisme humain (ontologique). Comme si le passage du polythéisme au monothéisme avec le rôle-clé de la raison avait engendré une carence religieuse bizarre et incomprise, y compris pour le monothéisme, qu'occupe l'ontologie.
Carence rationaliste au sens où le religieux est en devenir rationaliste inachevé et progressiste - où l'ontologie exprime cette évolution en s'imposant au fil du temps à l'intérieur du monothéisme. Le lien entre le platonisme, le néo-platonisme et le christianisme est évident, au point qu'un immanentiste terminal et dégénéré comme Nietzsche l'a diagnostiqué en fin connaisseur de la philologie, en particulier hellène. L'ontologie occupe la place du rationalisme venant de l'homme au sein de la révolution monothéiste. Ce rationalisme monothéiste est encore tronqué au sens où la philosophie n'a pas vocation à être l'expression minoritaire et radicale (purement rationaliste) du monothéisme, mais l'expression du religieux à part entière qui succède au monothéisme et qui explique la crise terrible que nous endurons et traversons : cette fois, c'est, plus que le monothéisme, le transcendantalisme dans son ensemble qui s'effondre - ce que j'ai appelé le néanthéisme.
La philosophie ne peut devenir néanthéisme que si elle résout la carence de l'ontologie à définirl'Etre. L'erreur ontologique consiste à concevoir le réel en prolongement sur le mode : être/Etre. Mais l'indéfinition de l'Etre provient précisément du fait que le réel n'est pas formé en structure homogène (prolongement/englobement); mais qu'il propose une structure hétérogène en enversion. Tous les efforts des ontologues pour définir l'Etre échoueront car la définition de l'Etre n'est pas envisageable.
Quant au cas Heidegger, il peut nous servir pour comprendre ce qui se produit en fin de philosophie monothéiste, quand, après l'amorce de réconciliation lancée par la métaphysique allemande classique (Kant, Hegel, voire Schelling), Heidegger entend avec son Daseinréconcilier enfin et de manière définitive ontologie et métaphysique. Mais la métaphysique lancée par Aristote est une réaction nihiliste à l'ontologie platonicienne. L'ontologie reprend le schéma historique selon lequel le transcendantalisme répond au nihilisme premier - l'option du quelque chose est une réaction et une réponse par rapport à l'hypothèse originelle du rien (Nietzsche ne blague pas quand il taxe le platonisme et le christianisme de réactions, mais il oublie que la réaction n'est pas forcément négative et péjorative).
La métaphysique propose de résoudre la question de l'Etre en remplaçant l'Etre par le non-être et en ne se focalisant plus que sur la seule question qui vaille : la question de l'être (fini). La métaphysique fait mine de reprendre la même question que l'ontologie, sur l'Etre, sauf qu'il ne s'agit pas du tout du même Etre : Etre ontologique = infini; quand être fini = fini. Aristote fige la métaphysique avec ses investigations logiques : il fait de la philosophie l'expression religieuse du nihilisme. Il reprend la vieille tradition nihiliste proposée par Démocrite, les sophistes ou d'autres écoles plus mineures de la Grèce antique, qui confère à la philosophie une portée religieuse en en faisant l'expression privilégiée et adéquate du nihilisme.
Sous-entendu : la philosophie exprime le nihilisme, l'ontologie est la déviation philosophique faussée de la religion classique (le polythéisme mutant en monothéisme). Pour le nihilisme, l'expression philosophique (rationalisme) diffère de l'expression transcendantaliste (révélation prophétique). Platon avait l'espoir que la crise polythéiste serait résolue par la philosophie.Il voulait faire de la philosophie l'expression du renouveau transcendantaliste, qui passe par le monothéisme. Mais l'Un, le Bien, le Beau, et tous ces concepts qui indiquent que l'ontologie tend vers le monothéisme, ne sont pas compatibles avec la démarche prophétique qu'induit letranscendantalisme.
Raison principale pour laquelle les nihilistes confisquent la philosophie comme la démarche rationaliste qui serait l'apanage du nihilisme et qui encouragerait les velléités de promotion de la science en général, voire du langage. Le nihilisme entend que l'expression rationaliste spécifique de la philosophie ne serve pas le monothéisme balbutiant; la réponse de Platons'inscrit comme la tentative de s'opposer à la tentation nihiliste de confisquer l'expression rationaliste au profit de l'ennemi du transcendantalisme.
Platon parviendra à fonder la philosophie proche du transcendantalisme, mais n'éradiquera pas le nihilisme. Aristote, le plus conséquent des nihilistes antiques, sera contraint, pour installer le nihilisme dans la pérennité, d'opérer un compromis entre l'ontologie et le nihilisme en fondant la métaphysique. Reconnaissance que le nihilisme pur est invivable (anti-monisme deGorgias ou atomisme physique de Démocrite) et que le seul nihilisme qui vaille avance biaisé. Platon avait conscience de la profonde mutation religieuse que son temps vivait, mais il échouera à faire de l'ontologie l'expression privilégiée du monothéisme. Le monothéisme sera plutôt prophétique, la philosophie sera pour une large part métaphysique (donc en partie nihiliste).
Son intuition se heurte au problème cardinal de l'être : comment faire d'une idée indéfinie (et indéfinissable car fausse) le coeur de la philosophie? Pourquoi Platon a-t-il combattu le nihilisme sans jamais le nommer ni l'affronter frontalement? Platon connaissait les théories deGorgias ou de Démocrite, mais il les tenait pour si désaxées qu'il les avait marginalisées, choisissant de railler Gorgias et d'ignorer Démocrite. Platon ne prit pas au sérieux le nihilisme, considérant qu'il oscillait entre la contradiction manifeste et la provocation brillante. Pour lui, le nihilisme ne signifie pas tant la menace de la destruction que la provocation d'une hypothèse qui tient si peu la route qu'elle se trouve, chaque fois qu'elle surgit, avec trop d'insistance contrecarrée, tant elle se révèle absurde. Mais Platon se comporterait sans doute différemment s'il détenait un modèle alternatif au nihilisme (son ontologie) qui soit parfaitement défini. Platon ne prend pas le nihilisme au sérieux parce que son propre modèle d'opposition au nihilisme, le projet ontologique, comporte de graves carences.
Platon s'appuie sur un postulat qui est évident : il y a forcément quelque chose. Et il réfute l'opposition originale du nihilisme : il y a rien à côté de quelque chose. A partir de ce postulat, Platon est persuadé qu'il se trouve sur la bonne voie et que le nihilisme fait complète fausse route. Mais il ne prouvera jamais son modèle ontologique, s'appuyant sur des confirmations expérimentales qui tiennent valeur de preuves théoriques. Platon part du principe cohérent selon lequel seul quelque chose est - et il échafaude sa théorie ontologique avec le sentiment légitime d'avoir proposé à son époque la théorie ontologique la plus solide.
Elle l'était tellement qu'elle ne fut jamais véritablement changée en profondeur durant la suite de l'histoire de la philosophie. La principale innovation de Platon est d'intégrer le non-être dans l'Etre, sans définir jamais l'Etre. Platon est condamné à rater la critique que le nihilisme intente à l'ontologie. Il réfute le nihilisme en bloc parce qu'il ne peut admettre la carencefondamentale de la doctrine de l'Etre. Écouter le nihilisme (même sans en accord avec lui) reviendrait à un geste suicidaire, car si le nihilisme propose une doctrine fausse (le non-être à côté de l'être), il adresse surtout une critique inadmissible pour un ontologue : que l'ontologie n'est pas en mesure de définir l'Etre et qu'en conséquence la doctrine de l'ontologie est fausse.
Platon réfute en bloc cette critique, dressée notamment par Gorgias, qui s'emploie d'une manière rhétorique et ludique à pointer du doigt les faiblesses du discours sur l'Etre. Il aurait gagné à nuancer son refus de la critique et à comprendre que si l'ontologie avait raison de s'appuyer sur la nécessité du quelque chose - et l'inanité du rien, l'ontologie avait tort dans sa doctrine de l'Etre. Pour Platon, l'ontologie a forcément raison à partir du moment où elle pose les bases du quelque chose intégral et universel; le nihilisme a forcément tort à partir du moment où il admet l'existence impossible et contradictoire du rien.
Platon a raison sur le principe fondamental : le quelque chose seul peut être, comme l'énonçaLeibniz. Mais Platon a tort d'oublier les nuances qui lui auraient fait voir que sa doctrine del'Etre est fausse - et qu'on peut commettre des erreurs consécutives à partir d'un fondement juste. Ce n'est pas parce qu'on part du bon principe (le raisonnement à partir du quelque chose intégral) que les choix ultérieurs sont justes. Pis, on peut faire preuve d'ingéniosité dans des résolutions de controverse sans pour autant avoir raison.
Quand Platon résout le problème fort controversé du non-être qu'il définit comme l'autre et qu'il intègre dans l'Etre, son raisonnement se montre des plus ingénieux - pour autant, il ne peut pas avoir raison, au sens où le coeur de sa théorie ontologique, l'Etre, n'est ni défini, nidéfinissable. L'erreur est d'autant plus malaisée à déceler qu'elle se fonde sur l'ingéniosité et sur la résolution partielle - deux réconforts illusoires et illusionnistes. L'ingéniosité est ici seconde, puisqu'elle se fonde sur l'erreur plus fondamentale de l'Etre pour produire la résolution secondaire de l'autre/non-être; et la résolution est partielle au sens où elle résout le problème du non-être en l'intégrant dans l'Etre, qui lui n'est pas résolu en amont - et dont le problème est si dénié qu'il n'est pas tenu pour un problème.
L'erreur consiste moins à se tromper sciemment qu'à résoudre des problèmes secondaires pour mieux s'éloigner de l'erreur initiale, fondamentale et première. On se trompe à partir du moment où l'on préfère le pragmatique au théorique - où l'on met son intelligence au service del'infra-théorique qui est l'expérimental, le pragmatique et le concret purs. Du coup, Platon a produit une ontologie remarquable qui a pour mérite majeur de contribuer à l'évolution dutranscendantalisme vers le monothéisme et de contribuer aussi résoudre la crise polythéiste. Mais en refusant d'affronter le problème de l'indéfinition de l'Etre, il laisse vacant le principal problème du monothéisme : la faille dans laquelle s'engouffrera le nihilisme et qui commence dès Platon avec la contestation métaphysique d'Aristote - pour finir de nos jours en crise si grave qu'elle implique rien de moins que le changement du transcendantalisme rongé par le nihilisme et la confrontation avec le thème récurrent que le nihilisme pose sur la table depuis toujours : l'identité non identique du réel.

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