mercredi 31 août 2011

Résistance


Je voudrais signaler qu'à l'heure actuelle, les forces de l'OTAN, en tête les forces spéciales françaises et britanniques, sont en train de raser la ville de Syrte, bastion du Colonel Kadhafi. En langage orwellien répercuté par un journal proche de l'ultralibéralisme cher au président français Sarkozy (qui déshonore d'ores et déjà la France et son propre nom dans l'Histoire), cela donne un titre savoureux et déculpabilisant :
"Les rebelles montent à l'assaut de Syrte"
avec pour sous-titre accommodant :
"Dotés d'armes lourdes, les insurgés venus de l'Est promettent d'engager la bataille finale samedi prochain".
http://www.lefigaro.fr/international/2011/08/30/01003-20110830ARTFIG00572-les-rebelles-montent-a-l-assaut-de-syrte.php
La tactique atlantiste consiste à faire passer une entreprise de colonisation caractérisée pour une légitime rébellion intérieure menée par la majorité de la population (quelques milliers de mercenaires payés par les atlantistes et leurs alliés des monarchies pétrolières d'Arabie saoudite, du Qatar et des alentours). Ce massacre de Syrte répond au massacre de Fallouja en Irak (2004), lorsque sous couvert d'arrêter les forces d'al Quaeda (!), on avait rasé la cité des mosquées. Le destin de l'Irak démembré et tribalisé devrait faire réfléchir les citoyens occidentaux qui approuvent cette intervention colonialiste au nom du droit d'ingérence démocratique. Il ne s'agit pas d'être favorable au Colonel Kadhafi et à son régime (bien plus positif cependant qu'on ne veut bien le signifier par ces temps de propagande journalistique aiguë), mais le martyr des civils libyens est la plus haute ignominie actuelle que je connaisse. On a détruit un pays prospère, semé le chaos et attisé les luttes tribales pour mettre la main sur les richesses et plonger un pays en développement économique remarquable (depuis quarante ans) dans la désintégration financière. Par un curieux renversement stratégique, on en est même venu à cautionner l'aide d'islamistes, certains proches d'al Quaeda, les ennemis des atlantistes depuis le 911, singulièrement en Afghanistan et en Irak (où leur présence relève toujours de la génération spontanée, du moins depuis que les forces britanniques et américaines y ont mis les pieds). Ouvrons les yeux : maintenant que l'OTAN et les forces britanniques sont sur le pied de guerre en Libye, al Quadea réapparaît, cette fois en allié explicite des atlantistes, petit pantin instrumentalisé par des maîtres cyniques et malhonnêtes. Le massacre de Syrte indique la nature de l'intervention de l'OTAN : non pas une ingérence démocratique contre un dictateur fou s'en prenant à sa population, mais le prétexte de l'ingérence démocratique (au demeurant contradictoire et inopérant) pour légitimer une classique et nauséabonde intervention coloniale. Dans ces conditions, de la même manière que l'on rappelle les hauts faits de la Résistance française contre les forces nazies et le gouvernement de Pétain (avec notamment le programme du CNR en plein Occupation); de même doit-on encourager le peuple libyen à mettre sur pied une résistance active et efficace qui boute hors du pays l'occupant atlantiste et son faux nez du CNT. Résistez à l'occupant atlantiste comme les résistants français résistèrent à l'occupant nazi. Faites de la Libye un Vietnam s'il le faut - en espérant que le destin de la Résistance libyenne soit le même que celui de la Résistance française, couverte de gloire et d'honneur par les historiens occidentaux.
Reste la véritable question : quels sont les régimes qui lancent de pareilles opérations colonialistes et impérialistes? Sommes-nous entrés dans le fascisme orwellien? Ce qui arrive au peuple libyen risque de nous revenir d'ici peu, avec la terrible crise financière qui frappe le monde et dont l'Occident n'est plus exclu. Faisons en sorte que cette crise financière ne soit pas avant tout une terrible crise culturelle - que nous ayons les moyens de résister nous aussi, sans quoi nous disparaîtrons en tant que civilisation passée et nous laisserons la place à des successeurs qui loueront nos réalisations et rejetteront nos terribles fautes présentes. Je forme un voeu : que le peuple libyen parvienne à former un Etat-nation au-delà de cette fédération intertribale. Ce sera un bienfait que la politique du chaos mondialiste aura apporté au peuple libyen.

lundi 29 août 2011

L'an pire

Beaucoup de gens en Occident ont compris les symptômes (mensonges, propagande et impérialisme); il leur reste à comprendre le processus d'ensemble.

La libération de DSK est un signe que l'oligarchie galopante (et terminale) s'est emparée de la société. Notre brillant directeur du FMI s'est trouvé libéré parce que l'accusation ne pouvait (d'après elle) établir le viol dont se plaignait Nafissatou. Donc il s'agit d'un témoignage contre un témoignage - parole contre parole. C'est faux : le rapport médico-légal corrobore les dires de la jeune femme et incrimine de manière grave DSK. Verdict médical : viol. Ce n'est pas parole contre parole, mais parole d'oligarque contre parole d'immigrée (africaine, la coupe est pleine). Cette justice oligarchique ne discrédite pas seulement la justice américaine (qui n'en est pas à son premier coup en matière de manipulation politique), pas davantage que la Justice démocratique d'Occident. Elle est une preuve éclatante de la justice oligarchique, selon laquelle un pauvre Noir accusé de viol aurait été séance tenante emprisonné pour le restant de ses jours, quand un riche Blanc français, sioniste et haut placé dans le monde de la finance se trouve libéré malgré sa culpabilité évidente (sauf pour les gens de mauvaise foi qui refusent de se renseigner). Le contrepoint de cette affaire sordide réside dans l'observation de l'oligarchie en tant que milieu de requins : nos caïmans ne s'entendent entre eux que pour dominer la majorité; dès qu'ils ont des conflits entre pairs, ils s'entre-déchirent. DSK a été la victime des factions du monde financier qui sont opposées au renflouement des institutions financières par les peuples. Pas du fait de son comportement répréhensible pénalement à l'encontre des femmes qui lui résistent, mais du fait de sa politique oligarchique.

La colonisation (antonyme de libération) de la Libye par l'Occident (qui agit militairement par l'entremise de l'OTAN) est un deuxième signe de l'oligarchie qui s'empare des esprits (fascination en Occident, mais aussi dans le restant du monde). Comment croire une seconde à la propagande déversée par l'OTAN, qui nous explique que des rebelles inexpérimentés auraient pris la Libye contre l'armée régulière? Kadhafi paye certes son refus de passer d'une fédération-État intertribaliste (nommée Jamahiryia) à un Etat-nation (dont la cohérence et les résultats seraient supérieurs). Quelles que soient les critiques que l'on puisse intenter au modèle libyen et à son fondateur le Colonel Kadhafi, nous assistons à la preuve éclatante de la propagande antidémocratique que nous infligent les médias d'Occident (désinformation militaro-jounalistique); et des procédés coloniaux que l'Occident inflige à ses colonies selon la loi du double standard - et qui se trouvent inspirés par la loi du plus fort. Les mensonges et les manipulations médiatiques, en discréditant la déontologie des journalistes, indiquent que l'Occident vit dans un monde de fascisme orwellien (qui se retournera contre lui et finira comme en Libye dans le chaos).
Tous ces symptômes peuvent dégénérer en dérivatifs quand l'on oublie qu'ils émaillent le processus d'oligarchisation, dont la forme essentielle (déniée, quoique patente) tient à la faillite financière (monétariste) de l'Empire britannique. DSK est un oligarque classique qui dirigeait le FMI et qui servait notamment à renflouer les banques sur le dos des peuples. DSK est une courroie de transmission bureaucratique non élue entre les pouvoirs financiers et les peuples. Quand il a nui aux intérêts des factions financières défavorables aux renflouements, il a sauté : on lui a collé son accusation de viol pour mieux le blanchir injustement ensuite (c'est cela la justice de la loi du plus fort). S'il avait été innocenté, que ne récupère-t-il son poste de directeur du FMI?
Kadhafi est un satrape de l'Empire britannique qui fricotait récemment avec des représentants comme Blair, sir Allen ou lord Jacob Rothschild, mais qui leur a nui en prétendant fonder les limbes du panafricanisme. Ces milieux d'affaires (louches) de la City et de Wall Street (l'oligarchie efficiente qui sert l'aristocratie historique, notamment britannique) se sont débarrassés de lui comme d'un vulgaire pantin. Dans ces deux histoires rances, on en revient toujours, si l'on cherche fondamentalement, à l'Empire britannique, soit aux factions financières qui le composent depuis la décolonisation politique et son remplacement par un néo-colonialisme qui ne dit pas son nom - ou qui a pour nom le NOM.
Ne pas se focaliser sur le scandale DSK (sa libération) ou la barbarie libyenne importée par l'OTAN (colonisation pure et dure), pire encore, sur la réduction du cas libyen au cas Kadhafi, c'est comprendre qu'on ne peut résoudre les injustices oligarchiques patentes et révoltantes que par la résolution du fondement du problème. Le problème de DSK, c'est que la justice américaine en est arrivée à une telle oligarchisation rampante et croissante qu'elle peut désormais commencer par inculper de viol un puissant, puis abandonner les poursuites criminelles sans pour autant l'innocenter. Le deux poids deux mesures est arrivé à son comble et risque d'être la goutte d'eau qui fera déborder le vase.
Idem avec l'OTAN qui sous couvert d'intervenir dans les pays pour établir la démocratie s'emparer de ce prétexte pour justifier ses guerres coloniales. On a vu le résultat précédemment, en Afghanistan ou en Irak (même principe), maintenant c'est au tour de la Libye de subir la politique de démantèlement et de chaos. Quand arrêtera-t-on de prendre des vessies pour des lanternes? Il y a ceux qui en Occident cautionnent, par aveuglement le plus souvent, plus rarement par collaboration active, les agissements impérialistes; et puis il y a ceux qui sous couvert de lutter contre l'impérialisme réduisent le problème impérialiste à des phénomènes morcelés, qui ne sont au mieux que des éruptions ou des phénomènes pris séparément, isolés, sectionnés, camouflant quand on se focalise sur eux l'ensemble du phénomène, du processus, de la dynamique.
En l'occurrence, DSK ou la Libye sont des symptômes, aussi révoltant soient-ils, d'un phénomène qui les produit et les excède de loin : c'est l'impérialisme de taille mondialiste (souvent présenté à tort comme l'Empire américain ou américano-sioniste). Et cet impérialisme comporte une particularité actuelle notoire : il est en effondrement, en désintégration. Pour s'ajuster à sa perte d'influence et de puissance (de domination), il n'a d'autre choix que de semer le chaos, la zizanie, la destruction, la mort. C'est exactement ce qui se produit en Libye, où le satrape Kadhafi est tombé, à force de croire qu'il pouvait s'en sortir en jouant double jeu ou en établissant une paix intertribaliste sur la force et non sur le principe de la raison.
Mais si l'on veut lutter en se focalisant seulement contre quelques phénomènes épars de la désintégration impérialiste, l'on s'égarera sur des fausses ombres dissimulant la caverne, soit sur les pièces détachées d'une dynamique, la partie d'un ensemble - soit la synecdoque. Alors que si l'on parvient à identifier l'intégralité de la manifestation, l'on pourra seulement prétendre résoudre les phénomènes particuliers qui tels des effets découlent toujours de la cause. Ceux qui à l'heure actuelle croient aiguiser leur esprit critique et manifester leur anti-impérialisme en tempêtant et vitupérant contre les injustices (flagrantes) de l'affaire DSK ou de l'affaire libyenne s'égarent au sens où ils prennent des phénomènes isolés pour le tout, alors que s'ils reliaient ces phénomènes morcelés au processus, qui n'est pas le tout, mais qui constitue l'ensemble et la cause du problème, ils pourraient faire montre d'efficacité. En l'occurrence, il convient d'affronter théoriquement et politiquement l'Empire britannique, soit la forme véritable et vérifiable de l'impérialisme dominant, dont les manifestations sont multiples et l'existence précaire - voire agonisante.

vendredi 26 août 2011

La perversion nihiliste chez Nietzsche (et chez les penseurs nihilistes)

A propos du lien avec Taine et Burckhardt :
"Nous sommes profondément liés, écrit-il, comme le peuvent être trois hommes radicalement nihilistes, quoique pour mon compte, tu le devines peut-être, je persiste à ne pas désespérer de trouver le trou qui mène à quelque chose."
Lettre à Rohde, mars 1888.

"Ce nihilisme radical, et pourtant teinté d'espérance, est singulièrement nuancé." (Halévy, p. 425).

Selon les deux premières citations, issues de la biographie de Halévy, Nietzsche se déclare nihiliste - et fier des avancées que selon lui le nihilisme apporte. Il continue dans la première citation à proposer la confusion pathologique entre le nihilisme destructeur que manifesterait ces deux amis brillants, mais seulement consensuels; et son nihilisme à lui qui lui ouvrirait des horizons insoupçonnés et novateurs - constante confusionnelle très récurrente à la fin de sa vie consciente.
Seul problème : les horizons novateurs deviennent seulement "le trou qui mène à quelque chose". Multiples contradictions dans cette déclaration :
- un trou ne peut mener à quelque chose (association oxymorique du vide et du quelque chose);
- définir l'horizon comme un trou revient à nier l'innovation, sauf à considérer que le vide (le rien) soit novateur;
- l'imprécision du mot trou fait que l'on ne sait pas bien à quelle innovation nihiliste Nietzsche fait référence, le nihilisme antique du vide démocritéen, le rien dénié d'un Spinoza (recouvert par l'indéfinissable incréé immanent) ou la sophistique qui reconnaît sans ambage l'existence ultime du non-être;
- la formule singulièrement réservée et circonspecte de Nietzsche ("je persiste à ne pas désespérer") explique pourquoi deux ans environ plus tard Nietzsche sombre dans la folie : s'il persiste à croire dans son innovation nihiliste contradictoire, au fond, il s'est assombri et il sait que son nihilisme n'est pas tenable, qu'il est dénué de tout contenu positif et que sa force philosophique (sa négativité) est aussi sa faiblesse (son incomplétude flagrante et rédhibitoire à définir positivement le nihilisme).
Nietzsche a failli : le but qu'il s'était fixé était trop haut, trop démesuré au sens d'impossible (remplacer Dieu par le surhumain/surhomme, instaurer le surhomme créateur de ses propres valeurs, établir un programme qui détrône le Christ au point de fixer un nouveau calendrier à partir de Nietzsche lui-même...). La philosophie de Nietzsche, si pétaradante et affirmatrice au départ, finit dans le fiasco. Nietzsche perd la boule, se met à signer ses missives de noms précieux et mégalomanes comme Dionysos... La folie (mania) n'est pas insaisissable. Nietzsche est devenu fou parce qu'il a compris qu'il s'était fourvoyé dans le nihilisme et que son projet était à l'eau (de Nice?). Son projet imposant (mégalomane dans sa pathologie croissante) : instaurer une nouvelle forme de religieux, qui ne soit pas religion au sens classique (transcendantaliste) et qui s'oppose au christianisme (au platonisme) en tant que le nihilisme est une forme rationaliste qui se substitue au religieux classique et qui chasse toute forme ontologique de la philosophie (au point que les nihilistes purs et durs réfutent l'entreprise métaphysique comme encore trop authentiquement imprégnée d'ontologie - le point de départ de l'immanentisme, en rupture de ban avec la métaphysique moderne, par radicalisme). Le surhumain et la volonté de puissance : Nietzsche entend fonder une religion pour les hommes élus - une religion sans transcendance (rationnelle).
Nietzsche avait pour projet de fonder la forme ultime et enfin viable du nihilisme, l'immanentisme tardif et dégénéré, correction de l'immanentisme seulement classique (et lui-même encore imparfait) de Spinoza. Malheureusement, Nietzsche n'a pas réussi dans sa phase positive à proposer un contenu à son nihilisme ravageur et outrancier. Il comprend qu'il n'y est pas arrivé et (pis) qu'il n'y arrivera pas. Quant au projet, il est démesuré au sens que les Anciens accordaient à ce terme : la démesure consiste à remplacer les dieux (Dieu est mort) par l'homme.
L'alternative Dionysos (plus rarement Zarathoustra) au Crucifié ou au Christ (voire Socrate, Platon et ce genre de figure tutélaires de l'Occident classique) n'est pas la production d'un dieu classique, mais d'un dieu très humain (pas trop?), qui est pour Nietzsche l'illustration de ce à quoi l'homme doit parvenir (dans son projet passablement confus et peu explicité de surhomme/surhumain). Las, Nietzsche ne sera pas le fondateur de l'immanentisme tardif et dégénéré comme alternative nihiliste viable au religieux classique. Il voudrait tant ne pas être fondateur de religion au sens classique, son souhait sera exaucé, mais pas comme il l'entendait (triomphe du nihilisme et début d'une nouvelle ère). Loin de prétendre au statut d'Antéchrist/Dionysos, Nietzsche ne sera qu'un philosophe notable parmi d'autres. Pas au-dessus de Spinoza et sans avoir réussi à déboulonner Socrate et Platon - encore moins le rival Christ. De dépit, Nietzsche s'effondre et n'a plus qu'à embrasser un cheval à Turin (selon la légende?).

"Ce nihilisme radical, et pourtant teinté d'espérance, est singulièrement nuancé." (Halévy, p. 425).

Pour la seconde citation (que je répète), bien qu'elle présente les mêmes symptômes que la première, elle se révèle porteuse d'un certain comique : non seulement le nihilisme ne contient aucune positivité, mais il est amusant d'entendre Nietzsche évoquer l'espérance, lui qui par principe la condamne au nom du réel qui selon lui se résume au sensible. L'espérance comporte certes une signification de réussite (le nihilisme trouverait enfin un sens parachevant son entreprise négative) plus marquée que lors de l'évocation assez contradictoire du trou (comme un aveu d'échec), mais cette espérance ne peut que mener à la folie, puisque sa particularité est de se révéler dénuée de tout élément de positivité effective - juste des puissances que l'on ne peut actualiser, pour s'exprimer comme le métaphysicien Aristote, l'ancêtre de l'immanentisme (la tradition dont se réclame Nietzsche est une gradation du nihilisme aristotélicien et de la métaphysique, dont le processus diffère de l'immanentisme au point que l'immanentisme tient la métaphysique pour idéaliste et propose une expression radicalisée du nihilisme).

Peut-être Nietzsche estime-t-il que la révolution du sens (des valeurs) passe par la trouvaille de cette polysémie qui présente comme caractéristique sa contradiction intrinsèque et qu'il nomme quant à lui sa nuance. La dernière citation montre que la contradiction va jusqu'à l'opposition des deux grands sens du nihilisme, nihilisme actif et nihilisme passif. Nihilisme positif et négatif. Le problème : Nietzsche juge que c'est pas cette contradiction qu'il peut parvenir à la création (l'invention) d'une idée supérieure alors qu'il ne peut y parvenir au moyen de cette méthode fausse. Théoriquement, Nietzsche s'égare - il le payera de sa folie. Cela rejoint sa conception de la domination oligarchique qui s'établit dans le même réel, le donné inchangé, immanent (l'immanentisme), alors que le moyen que le réel utilise pour parvenir au changement et à la supériorité antientropique consiste à passer d'un certain donné (un palier, une plateforme) à un palier supérieur.
Nietzsche comprend qu'il ne peut parvenir à créer quelque chose de nouveau dans un donné défini (au sens où Rosset explique que dans le matérialisme antique et cohérent, le changement dans le donné n'existe pas, puisque rien ne peut faire relief sur rien). Alors il décide de créer quelque chose de contradictoire pour faire nouveau. Telle est la perversion de Nietzsche, qui le mena à la folie (ce qui montre que la perversion repose elle-même sur des fondements nuisibles en premier lieu pour leur auteur). Telle est aussi le fondement de la loi du plus fort (mise en scène notamment dans les dialogues de Platon), où le plus fort finit faible et souvent détruit (assassiné par exemple) parce que le fondement de sa morale du plus fort repose sur la contradiction et la destruction. C'est ce qui arrive à tout oligarque, un Calliclès dans le domaine politique - dans le domaine intellectuel un Gorgias. Nietzsche n'échappera pas à cette règle impitoyable et nous offre l'occasion (kairos) de vérifier que même son oligarchie intellectuelle possède des racines antiques dont en bon philologue hellène il ne pouvait pas ne pas s'inspirer.

Note 15 : "Le nihilisme en tant que phénomène normal peut être un symptôme de force croissante ou de croissante faiblesse", note-t-il à l'automne 1887, après avoir distingué le "nihilisme actif", "signe de la puissance accrue de l'esprit" du "nihilisme passif", "déclin et régression de la puissance de l'esprit" (Fragments posthumes, Gai Savoir, 1881-82, §11, p. 41, 28)

lundi 22 août 2011

Le snobisme nihiliste de Nietzsche

"Une telle aristocratie, (Nietzsche) ne la voit existante en Europe que dans le corps des officiers prussiens ou dans la Saint-Pétersbourg des Grands Ducs. Notons que l'aristocratie britannique n'existe pas pour Nietzsche. Elle n'entre pas dans ses vues. Non davantage, d'ailleurs, l'ensemble des civilisations anglo-saxonnes. Nietzsche est un Européen continental, il ignore ceux qui négligent ou renient l'héritage de César et de Napoléon." (Halévy, p. 423).

Encore une citation de Halévy pour montrer l'aveuglement délirant qui étreint Nietzsche. Non content de prétendre soigner la maladie occidentale du nihilisme par le nihilisme (polysémique et contradictoire), Nietzsche entend résoudre le problème de l'esprit moutonnier par des considérations politiques dont le moins qu'on puisse constater est qu'elles sont totalement à côté de la plaque. Les commentateurs actuels de Nietzsche, entre autres manifestation de leur égarement, présentent Nietzsche comme un visionnaire politique qui serait doté et doué d'unehyperlucidité en matière de commentaire politique (et philosophique).
Eh bien, l'égarement de Nietzsche en matière de commentaire politique se révèle ici à peu près comparable à sa folie théorique quand il s'exprime fondamentalement sur le nihilisme ou sur son attente (très saine) de la destruction généralisée de l'humanité (suite un tremblement de terre de Nice). Nietzsche a le don de passer à côté de l'essentiel en occultant précisément le premier pour se concentrer (se focaliser) sur le secondaire. C'est ainsi que théoriquement il juge essentiel la destruction généralisée (le secondaire). Politiquement, il réussit l'exploit rare et comparable (lié) d'accorder son attention à l'aristocratie prussienne ou russe tout en oubliant l'aristocratie britannique.
Bel exemple de déni : le secondaire est bien ces aristocraties continentales dégénérées et en perdition, tandis que l'aristocratie britannique à l'époque de Nietzsche, pour dégénérée qu'elle soit, est la première aristocratie de l'époque (formant l'élite du premier Empire de l'époque, l'Empire britannique). Cette occultation de l'Empire britannique n'indique pas seulement que Nietzsche présente la curieuse manie de ne pas voir l'essentiel (l'éléphant), mais de discerner l'accidentel (la porcelaine); mais aussi que Nietzsche n'est pas capable de proposer un commentaire viable et fiable ni de son temps, ni du temps à venir.
Car aujourd'hui, nous nous trouvons accablé par les derniers miasmes de l'Empire britannique en crise (les factions financières non identifiées). Si bien que si l'on suivait le raisonnement de Nietzsche, il nous mènerait aussi sûrement à côté de l'essentiel existant en politique que vers la destruction et l'anéantissement plus fondamentaux! Nietzsche se trompe factuellemnet quant à la primauté de l'aristocratie européenne en ignorant l'aristocratie britannique. Nietzsche trompe en philosophie avec son choix du nihilisme, qui plus est polysémique et contradictoire (comme ça, il aura toujours raison, même quand il a tort, ce qui est la définition idéale du pervers selon Rosset).
Mais le plus frappant, c'est le snobisme de Nietzsche qui transparaît ici, et qui ferait du cas Nietzsche (au sens du cas Wagner) un portrait à accrocher dans la galerie de Proust, aux côtés d'un Saint-Loup, voire d'un Charlus. Je n'insinue nullement que Nietzsche serait homosexuel (ce qui ne serait nullement un tort condamnable), lui qui fut surtout asexué, soit coupé du réel qu'il prétendait tant comprendre, mais plutôt que Nietzsche ne comprend ni le problème politique ni le problème théorique.
Son snobisme est évident pour peu qu'on cherche à comprendre ce qu'il entend par aristocratie: certes, Nietzsche n'est pas un snob classique, tel que Proust les définit de manière hilarante ne s'en prenant au Faubourg bientôt désuet. Il n'est ni un snob qui se réclame de l'ancien monde (l'aristocratie historique européenne), ni un snob qui aspire à devenir un grand socialement (les bourgeois parvenus comme les Verdurin). Nietzsche entrerait dans une catégorie originale et nouvelle de snobisme, le snob qui entend fondre un nouveau snobisme en tant qu'il appelle de se voeux une nouvelle aristocratie.
L'aristocratie de Nietzsche n'est pas historique et sociale, mais repose sur l'esthétique, au sens où Nietzsche pense qu'être aristocrate, c'est fonder ses propres valeurs. Il s'agit d'un snobisme intellectuel, au sens où l'aristocratie entendue et rêvée par Nietzsche repose sur le substrat intellectuel. Cette aristocratie intellectuelle renvoie à l'élitisme (oligarchie) intellectuel dont rêve Nietzsche dans un extrait cité par Halévy et auquel j'ai fait référence (sorte d'abbaye de Thélème inversée, antirépublicaine et opposée aux conceptions rabelaisiennes). Nietzsche estime faire preuve d'innovation conceptuelle (dans un sens postspinoziste) en proposant que l'aristocratie soit intellectuelle.
Cela donne son fameux artiste créateur de ses propres valeurs. Nietzsche se montre fasciné par l'aristocratie et c'est en ce sens (particulier) de l'emploi d'aristocrate que Nietzsche fait montre de snobisme. Pas n'importe quel snobisme. Un snobisme qui consiste à proposer le remplacement du snobisme classique d'obédience sociale par le snobisme intellectuel (voire intellectualiste, et bien entendu élitiste). Le snobisme intellectuel à la sauce Nietzsche est comme tout snobisme creux. De même que le snob classique d'ordre social est grotesque parce qu'il adhère à des valeurs fallacieuses (le social pur); de même le snob intellectuel se trompe en déplaçant seulement le curseur du problème (du social à l'intellectuel).
Dans les deux cas, le snobisme a maille à partir avec le nihilisme. Dans le cas social, le nihilisme s'exprime par l'adhésion à des valeurs incomplètes, qui libèrent en-deçà du social un espace vide (l'espace du non-être); dans le cas intellectuel, le snobisme est encore en gradation, parce que le critère de l'intellectuel ne permet nullement de combler le néant du social vacant. L'intellectuel se trouve au service du désir, soi-disant complet, à ceci près que le désir n'est pas complet et que l'intellectuel accentue encore l'espace rendu vacant du non-être (dans le social).
Le snobisme de Nietzsche va de pair avec sa misanthropie maladive (pathologique). Si l'on associe le snobisme avec l'élitisme - si l'on se rappelle que tout nihiliste est attiré par le snobisme au nom de la précellence qu'il accorde au social; le nihiliste tient le social pour la fin du réel humain (seul réel envisageable), à ceci près (notable différence, notamment avec le beauf) que le nihiliste tend vers la domination sociale et abhorre la vulgarité et le troupeau(deux denrées qu'affectionne le beauf). Troupeau : l'un des termes préférés de Nietzsche pour manifester sa mentalité oligarchique - son rejet de la majorité.

jeudi 18 août 2011

L'imposture du nihilisme nietzschéen

J'ai collecté quelques citations de la biographie que Halévy a consacrée à Nietzsche. Il en ressort que Nietzsche était de son vivant considéré comme un nihiliste, surtout à la fin de sa vie consciente et que le profil qu'en dressent les commentateurs d'aujourd'hui, soi-disant débarrassés de préjugés antérieurs, religieux ou idéologiques, est un portrait faux, retouché, dont on a ôté le côté principal pour le laisser laisse, infidèle et en correspondance ave l'idéologie libérale la plus molle et idéalisée (mièvre), voire le gauchisme antimarxiste (pardon antimarxien) et postmoderne.
La première indication que je voudrais citer dans cet extrait est celle d'un jeune étudiant d'un ami de Nietzsche qui s'est brouillé avec Nietzsche. Un ami de Nietzsche qui est aussi un universitaire fidèle à l'académisme et poursuivant de plus en plus ses liens (dont la correspondance) avec Nietzsche par charité amicale - à tel point que l'amitié se finira par une petite brouille durable.
Quelle réputation avait Nietzsche pour un étudiant se tenant informé de la philosophie allemande de son temps (bien que Nietzsche soit un philosophe largement méconnu de son temps conscient)? "Le jeune étudiant (élève de Rohde à Tubingue) que Nietzsche interrogea (en 1887 à Nice, février?) avait entendu parler de lui comme d'un nihiliste radical, d'un esprit tout à fait négateur." (Halévy, p. 417).
Les rares contemporains qui connaissaient Nietzsche l'écrivain (essentiellement par des liens amicaux) le tenaient pour un nihiliste. Pourtant, Nietzsche à la fin de sa vie consciente a déjà écrit et publié ses textes dénonçant largement le nihilisme à venir. On pouvait à cette époque tenir compte de cette prévision tout en l'attribuant à un nihiliste, alors que de nos jours les commentateurs autorisés (par l'académisme précieux du libéralisme pédant) interdisent de manière proprement terroriste que l'on ose aborder le sujet du nihilisme autrement qu'en tant que nihilisme à venir - sous-entendu : Nietzsche serait un antinihiliste qui aurait seulement dénoncé le nihilisme, et toute insinuation quant au nihilisme propre de Nietzsche ressortirait de la calomnie christianisante, voire fascisante, quoi qu'il en soit moralisatrice (le summum de l'accusation rédhibitoire et définitive, galvaudée depuis trente ans par les crétins immoraux qui ne savent pas la source de leur inspiration, Nietzsche à la mode).
On pourrait demander aux commentateurs et admirateurs de Nietzsche comment il se fait que Nietzsche soit devenu à la mode en plein coeur du nihilisme qu'il prévoyait et dénonçait - c'est-à-dire maintenant. Comme l'on pourrait demander comment nos commentateurs manifestement aveuglés font pour présenter Nietzsche comme ostracisé et marginalisé alors qu'il occupe une place centrale dans les colloques et les séminaires les plus prestigieux de nos milieux académiques les plus reconnus. Il y aurait un problème logique et historique qu'il conviendrait de soumettre aux autorités intellectuelles reconnues et louées de notre temps - la cohorte des nietzschéens, par exemple à cet autre nietzschéen actuel, normalien et traducteur qu'est l'universitaire brillant et réputé Éric Blondel (que j'avais mélangé avec un autre nietzschéen de même format, sorte de copié-collé, l'historien de philosophie et traducteur normalien et agrégé Didier Franck). Blondel explique aux lecteurs de philosophie qui voudraient comprendre Nietzsche sans sombrer dans les faux sens grossiers et/ou pervers que le sens de nihilisme se révèle absolument univoque : en gros, Nietzsche ne peut que dénoncer de l'extérieur le nihilisme, tant le nihilisme philosophique (l'absence de valeurs transcendantales) que le nihilisme historique (le nihilisme que Nietzsche sent venir).
Les commentateurs de Nietzsche voudraient à toute force faire de Nietzsche un annonciateur du nihilisme qui n'aurait jamais fricoté avec le nihilisme, qui serait un dénonciateur pur du nihilisme proposant des valeurs antinihilistes; alors que, comme pour le cas du ressentiment, Nietzsche dénonce d'autant plus le nihilisme vers la fin de sa vie qu'il est lui-même nihiliste et qu'il cherche dans le nihilisme des remèdes antinihilistes au nihilisme. Malheureusement, le simple rappel de l'avis de cet étudiant de Rohde montre quelle est la réputation nihiliste de Nietzsche à l'époque où il est encore conscient, et surtout quelle est la réputation de Nietzsche pour ses propres amis - Rohde devant estimer les qualités intellectuelles patentes de Nietzsche tout en l'ayant caractérisé comme un esprit nihiliste explicite depuis sa rupture culturelle avec Wagner et avec ses ennuis de santé.
Les commentateurs actuels font grand cas des analyses enflammées de Nietzsche, mais un nietzschéen plus conséquent comme Rosset, qui n'est pas que commentateur de Nietzsche, mais qui utilise Nietzsche pour le prolonger en le mâtinant surtout avec Spinoza (un peu avec Schopenhauer), a remarqué dans ses Notes sur Nietzsche (parues en même temps que la Force majeure) que le principal mérite de Nietzsche (pour Rosset insigne) résidait surtout dans son entreprise de critique négative, autour du ressentiment et de la morale, et que la positivité de Nietzsche dans ce qu'elle recèle de cohérent et de défini tournait surtout autour de la musique (qui n'exprimant rien rejoint l'idée selon laquelle selon Rosset le désordre précède l'ordre).
Cette position présente au moins le mérite d'une certaine cohérence philosophique : il est plus cohérent de présenter Nietzsche comme négatif que comme positif. Cette négativité que l'irrationalisme vient compléter de manière pseudo-positive se rapporte certes au ressentiment; au moins existe-t-elle - et présente-t-elle même des aspects intéressants (l'analyse du moralisme, que Nietzsche confond malencontreusement avec la morale). Mais cet intérêt même de la pensée négative de Nietzsche (dont le prolongement positif ne va pas de soi, à part affirmer un irrationalisme qui renvoie à l'expression musicale) avoue que la philosophie de Nietzsche n'est pas positivité, que cette philosophie qui se veut tant pensée de l'affirmation, du oui inconditionnel à la vie, est d'essence nihiliste.
Nietzsche se présente comme nihiliste; sa philosophie est structurée sur le mode nihiliste de la négativité; et l'on essaye d'établir une distinction fantasmatique et illusoire entre le nihilisme de Nietzsche et le nihilisme qu'il diagnostique dans la culture occidentale et qu'il entrevoit à l'avenir pour l'homme. Mais Nietzsche essaye moins de sortir l'homme du piège nihiliste (grandiose projet) que de se dépêtrer de la polysémie qu'il confère au terme de nihilisme, en lui donnant des sens opposés. Sans doute est-ce à cause de cette polysémie contradictoire et amalgamante que Nietzsche réussit l'exploit de proposer de sortir du nihilisme par le nihilisme.
Chez Nietzsche le nihilisme désigne autant la manière de détruire le sensible que celle divine (selon Nietzsche) de penser contre l'idéal, en réhabilitant le seul réel, le sensible. Du coup, Nietzsche est pris dans le piège nihiliste tel qu'il le façonne, consistant à signifier à la fois telle proposition et son contraire contradictoire et antagoniste et empêchant de comprendre le problème - pour résoudre un problème il faut sortir des termes du problème et en inventer un nouveau. Le problème du nihilisme, c'est qu'il se trouve engoncé dans l'immobilisme ou le fixisme : il ne peut que proposer un sens polysémique et contradictoire, fidèle en cela à la mentalité d'un Héraclite, selon lequel le réel tient (perdure) parce qu'il se trouve équilibré par l'opposition irréductible et éternelle des contraires.
Au fond, l'enfermement philosophique de Nietzsche (le nihilisme) recoupe son enfermement psychologique (la folie). Dans les deux cas, il s'agit d'empêcher de trouver une solution suivant la méthode classique en lui substituant la méthode nihiliste typique présentée comme novatrice et inconnue, alors qu'elle s'avère désigner la plus vielle des deux traditions, une méthode aussi atavique qu'inepte. Nietzsche devient fou parce qu'il est dans un piège qu'il déclare être la solution. Il se flatte de sa bonne santé (philosophique) alors qu'il va sombrer dans l'effondrement psychopathologique; de même est-il prévisible de proposer le nihilisme contre le nihilisme, soit d'empêcher que le sens sorte du donné dans lequel on l'a cadenassé et, un cran encore au-dessus, que le sens comprenne de manière contradictoire les sens les plus opposés.
Où l'on constate que le mode de penser de Nietzsche est non viable et contradictoire théoriquement, c'est qu'en demeurant dans le fixisme/immobilisme, l'on empêche la résolution, soit l'on crée la destruction. La folie vient alors de ce que l'on se trouve bientôt acculé à proposer contre le mal de la destruction le remède sclérosé et contradictoire de la detsruction. La folie de Nietzsche est aussi bien explicable que son schéma théorique contradictoire (et destructeur).
Ce schéma destructeur et immobiliste (que Rosset définirait comme tautologique) trouve une expression symptomatique (tant d'un point de vue philosophique que psychiatrique) lors de la même période de fin de vie que pour les confidences de l'étudiant. C'est Halévy qui narre cet épisode emblématique, qui cette fois fait intervenir un autre ami de Nietzsche, un certain Lanzky :
"En mars (1887), la terre trembla à Nice. Quelques maisons croulèrent : Nietzsche en fut content. Annonciateur de catastrophes, lui-même vivante catastrophe, toute catastrophe lui plaisait. Deux années auparavant, l'île de Java ayant été ravagée par une éruption volcanique du Kratakoès et un tremblement de terre simultané, il avait manifesté un enthousiasme dont Lanzky, alors son compagnon, avait été un peu surpris. "Deux cents mille êtres anéantis d'un coup, s'écria-t-il, c'est magnifique, voilà comment l'humanité devrait finir!" Peu après un raz de marée ayant bousculé le casino de Nice, il avait trouvé cela plaisant, mais insuffisant. "Ce qu'il faudrait, dit-il à Lanzky, c'est une destruction radicale de Nice et des Niçois." Lanzky, qui tient ici le rôle de Sancho Pança, ne s'était pas retenu d'observer : "Nous serions supprimés nous-mêmes. - Qu'importe!" Nietzsche eût aussi bien accepté la destruction de tous les humains, de tout ce qui vit. Seuls régneraient ensuite sur notre globe les éléments purs, lumière, feu, lave, air, eau, splendeurs physiques dont nous échappent les mystères." (Nietzsche, p. 418).
Les confidences de Nietzsche pourraient révéler que Nietzsche n'était pas tout à fait au clair dans ses idées et son équilibre mental (tout comme Nietzsche affecte un pas de promenade des plus excentriques ou qu'il se trouve à intervalles réguliers accablé d'hallucinations). Mais elles montrent surtout que Nietzsche se trouve en fat tout à fait au clair sur l'issue du nihilisme : la fin - la destruction. La lucidité de Nietzsche n'est pas une lucidité géniale et révolutionnaire telle que ses commentateurs actuels ne cessent de nous en seriner la couleur sans jamais nous ne détailler le contenu (pour le coup inexistant). La lucidité de Nietzsche est en même temps contradictoire et folle : il sait que sa manière de penser (qu'il nomme divine!) conduit à la disparition de l'humanité.
La conséquence de Nietzsche tient dans le fait d'assumer l'inconséquence, l'irrationalisme, soit la contradiction et la destruction. Mais prôner la destruction totale et définitive n'est pas une résolution ou une solution; plutôt la défaite de la résolution et de la manière de penser. Sans doute est-ce la raison principale pour laquelle Nietzsche s'effondre. L'effondrement mental intervient après avoir provoqué l'effondrement du sens (le naufrage du sens). Il faudrait distinguer entre le naufrage du sens professé par ceux qui se gardent bien de détruire tout à fait le sens - et ce faisant se gardent une certaine porte de sortie (en promouvant les formes de sens les plus érudites et prestigieuses à l'intérieur du sens fini de l'être); et le naufrage total de Nietzsche qui pour être érudit ne s'en montre pas moins tout à fait désespéré à la fin de son existence.
Nietzsche ne peut se réfugier dans tel ou tel sens-échappatopire parce que tous les sens (fussent les plus approfondis) se trouvent frappés du sceau de l'inanité. Le désastre nihiliste se trouve ici souligné alors même que Nietzsche essaye de professer une polysémie du nihilisme qui peut aussi bien contenir le sens le plus désastreux (le nihilisme passif et idéaliste) comme le sens le plus positif et divin (le nihilisme anti-idéaliste). Car le sens divin du nihilisme ne coule pas de source - à tout le moins; Nietzsche qui claironne s'inspirer de ce nihilisme divin ne propose rien d'autre que le rien pour caractériser les éléments de ce nihilisme.
L'imposture philosophique et sémantique du nihilisme éclate enfin : non seulement il contient par sa polysémie des éléments reconnus comme les plus négatifs qui soient; mais à côté, les éléments caractérisés comme les plus positifs se révèlent inexistants à l'oeuvre (ou à l'essai). Pour une philosophie à coups de marteau, il s'agit de pétarades flamboyantes révélant de sérieux ratés! A Lanzky, Nietzsche confesse qu'il souhaiterait la destruction de tous les Niçois :"Ce qu'il faudrait, dit-il à Lanzky, c'est une destruction radicale de Nice et des Niçois." On pourrait aisément remplacer les Niçois par l'homme en général, ainsi que le souligne Halévy dans la citation.
L'aveu de Nietzsche montre que non seulement son nihilisme divin ne contient rien d'autre que la destruction de l'idéalisme tenu pour illusoire; mais encore que Nietzsche essaye d'assumer cette position qui n'est pas assumable pour un philosophe, tant elle ressortit de la défaite de la pensée (préférer la destruction à la création revient à accepter que la pensée s'engonce dans la destruction). Cette citation n'est jamais mise en relief (voire réfutée) par les commentateurs de Nietzsche, qui brodent plutôt sur l'innovation nietzschéenne sans jamais apporter de définition claire de l'innovation, mais se démarquent plutôt par la caractéristique de leur définition différée (au sens où Derrida parle de différance, soit de sens à jamais différé, ou différé une bonne fois pour toutes, selon son expression favorite).
Pourtant, à la lecture de cette confidence, le lecteur est saisi par la folie de Nietzsche, démence destructrice comme un feu déclenché par un pyromane. La différence entre le pyromane et le philosophe, c'est que le pyromane est reconnu comme irresponsable, tandis que le philosophe est sensé apporter du sens et incarner la position de la cohérence et de la responsabilité. Mais peut-être derrière cette étrange mascarade consistant à faire passer le plus irresponsable (pervers s'il n'est fou?) pour le plus philosophe et novateur en philosophie faut-il distinguer l'état d'esprit de l'époque, qui n'hésite plus à se réclamer de Nietzsche comme de son penseur-fétiche et à le dédouaner de toutes les tares et de tous les vices, dont la folie, alors qu'il est évident que Nietzsche s'est enfermé tout seul dans une impasse philosophique dont il ne put sortir sain et sauf (seule la folie lui permettra un passage).
En promouvant Nietzcshe, notre époque opaque montre quelle est sa teneur : l'éloge de l'irrationalisme et de l'inconséquence, le fait de tenir le Nietzsche conscient pour le plus sage des penseurs alors que cette confidence (entre autres) indique au contraire que Nietzsche bascule déjà dans la folie et que ce qu'il propose n'est ni révolutionnaire, ni responsable - au contraire une rengaine resucée et intenable. La position de Nietzsche pourait évoquer la provocation stérile d'un adolescent vaguement immergé dans des mouvements contestataires et destructeurs comme le punk - assailli par la phase de destruction transitoire propre à l'adolescence, qui seule peut exiger que des mouvements aussi débiles fleurissent (l'inquiétant étant que certains adultes demeurent dans cette phase d'adolescence vague, soit s'entêtent à invoquer la destruction puérile).
La reconnaissance par Nietzsche lui-même (en sus de l'étudiant) de son identité nihiliste délivre aussi la véritable teneur du nihilisme, toujours selon Nietzsche lui-même : le nihilisme positif à connotation divine n'existe pas. L'alternative nihiliste au nihilisme demeure dans le giron du nihilisme. Ce qui serait un raisonnement normal (pas de plus sans addition d'un élément nouveau dans le donné immobile) devient chez Nietzsche un raisonnement génial (du plus à partir du rien). Quand on comprend que la véritable définition du nihilisme recoupe de manière fort simple la destruction, on oublie les ornements et les frous-frous dont Nietzsche se réclame pour justifier de son système de pensée malsain et malade.
Il est évident que le nihilisme n'est ni une manière divine de penser, ni une illusion idéaliste totale, mais la manière de penser de Nietzsche dont il se sert de manière contradictoire et en repoussoir, sur le mode : le remède au poison. Le thème de la santé chez Nietzsche recoupe ses propres problèmes de santé. Et de même qu'il est avéré que Nietzsche s'empoisonnait pour se soigner (les neurologues qu'il consulte le lui reprochaient déjà), de même recourt-il au poison du nihilisme (la valeur empoisonnée) contre les valeurs morales. Le poison est ce qui détruit.
Nietzsche se détruit à force de choisir le poison comme le remède : aussi bien, la contradiction en tant que mode de penser revient à rendre identiques les contraires (le négatif est le positif). Tel est le nihilisme au-delà de la définition qu'en propose Nieztcshe : la destruction. Et dans ce passage, Nietzsche se réjouit de cette destruction comme un petit adolescent qui constatant qu'il ne parvient pas à proposer de solutions alternatives au problème en vient à préférer l'échappatoire que l'acceptation de sa défaite.
Nietzsche se vantait que le philosophe était doté d'un très fort orgueil. Orgueil destructeur sans doute. Au lieu d'avouer qu'il s'est fourvoyé, au lieu de se sortir de son guêpier inextricable par la reconnaissance de son égarement, Nietzsche choisit la folie et la fuite en avant. Tel est le nihilisme : refuser de s'en sortir. Les propos de Nietzsche à son ami Lanzky (rapportés par Halévy) témoignent de son choix pervers et/ou délirant en faveur de la destruction. Soit : en faveur de la disparition de l'homme. Quelle est cette philosophie qui choisit de penser en fonction de ce critère fondamental de la disparition de l'homme?
Comment se fait-il que les commentateurs ne commentent jamais ce genre de citations, mais choisissent toujours de citer des extraits qui mettent en valeur Nietzsche et sa pensée géniale, sur le mode de la pensée différente et différante (toujours différer le contenu positif de Nietzsche au motif que c'est très compliqué et très inattendu, donc déstabilisant)? Halévy ajoute à ce commentaire pour le moins dangereux et dérangé (chaotique dans un sens psychiatrique) de Nietzsche une confidence d'importance : "Nietzsche eût aussi bien accepté la destruction de tous les humains, de tout ce qui vit. Seuls régneraient ensuite sur notre globe les éléments purs, lumière, feu, lave, air, eau, splendeurs physiques dont nous échappent les mystères."
Nietzsche entend que l'homme disparaisse (sur le mode : après moi, le déluge - ou la vengeance du fou?), mais pas seulement. L'homme est compris par la vie. Nietzsche préférerait que l'inanimé succède définitivement à l'naimé. Le nihilisme serait-il contre l'animation, le mouvement, en faveur de l'immobile (l'éloge d'un Nietzsche en faveur du devenir et du changement serait à intégrer dans cette volonté de susciter l'immobilisme exclusif, l'inanimé)? En tout cas, cette conception pour le moins inattendue explique pourquoi Nietzsche se déclare farouchement en faveur de la guerre, du militarisme et contre l'humanisme et toutes les conceptions stupides selon lui qui tendent à favoriser l'homme (et indirectement l'animé supérieur à l'inanimé).
On pourrait aussi citer cette curieuse et intrigante confidence de Nietzsche dans le Gai Savoir(§109) : "Le vivant n’est qu’une espèce de ce qui est mort, et une espèce fort rare" (variante selon la traduction d'Albert : "La vie n'est qu'une variété de la mort et une variété très rare") Nietzsche entend réconcilier de façon spinoziste le vivant et le mort, soit l'unité immanente du reél. Il réconcilie le vie et la mort au profit d'un réel mort, soit exactement inanimé. Il fait du fondement du réel le chaos (le non-être) : pensée atavique, explicitement antique. Dans cette logique, la mort correspond à l'inorganique et l'inanimé (l'exception du vivant doit retourner à la règle du chaos, de l'inanimé, de la mort).
La seule issue au nihilisme réside dans la disparition de qui peut penser le nihilisme : seulement l'homme, mais aussi l'animé. L'inanimé ne peut pas penser, se trouve délivré de la pensée - et c'est ainsi qu'apparaît au final Nietzsche : un être souffrant, malade, qui choisit le nihilisme par désespoir de sa maladie et par dépit. Je souffre, donc le mieux est de faire disparaître tous les hommes. Au-delà du diagnostic toujours risqué (bien que les symptômes psychopathologiques sérieux soient avérés sauf pour les commentateurs érudits et de mauvaise foi qui professent que Nietzsche serait génial et toujours sain d'esprit) en matière de psychiatrie (et qui quand il est formulé de manière légère et incompétente émane souvent decinglés plus atteints que le diagnostiqué), faut-il au nom de ce nihilisme revendiqué par Nietzsche et soigneusement biffé depuis lors par la critique déformante et favorable outrancièrement (pour peu qu'on lui laisse son petit Nietzsche illustré et inoffensif) - supprimer la lecture de Nietzsche?
La rendre dangereuse et vicieuse? En philosophie, certains commentateurs ont récemment appelé à la censure de Heidegger (grand lecteur de Nietzsche, comme par hasard malencontreux, n'est-ce pas messieurs les commentateurs qui voulez faire oublier que ce n'est pas parce que Nietzsche n'est pas nazi qu'il n'a pas de correspondances avec le nazisme, en gros autour du thème oligarchique) à cause de son nazisme passager et de ses effets durables sur son vocabulaire philosophique (fait largement dénié des commentateurs heidégerriens en France). Faudrait-il expurger la philosophie de ses auteurs oligarchiques notoires (ce qu'est Nieztcshe après tout, lui qui n'est pas nazi, ni historiquement, ni dans la mentalité)?
Il ne s'agit pas de censure, ni même de dévaloriser un écrivain parce que l'on juge ses positions fondamentales dangereuses pour l'homme (comme en témoigne le deuxième extrait). Il s'agit de juger que Nietzsche, aussi profond soit-il sur de nombreux sujets (par exemple tel que nous le restitue un Rosset), est un écrivain nihiliste oligarchique, et, du fait de cette position (l'oligarchie est en politique le prolongement du nihilisme théorique fondamental) profondément dangereux - puisqu'il mène à la disparition déclarée de l'homme. Assumée, assurément pas, puisque la folie est un bon moyen de fuir ses responsabilités...
Quant aux positions des commentateurs, les lecteurs devraient commencer par ne plus lire ces commentateurs autorisés par le milieu académique, qui réussissent le notable exploit de passer à côté de l'essentiel - comme si un client ratait l'éléphant dans le petit magasin de porcelaine. On peut comprendre pourquoi les commentateurs, des universitaires qui ont réussi dans ce système libéral et qui sont rémunérés par un Etat occidental assujetti au libéralisme, omettent de signaler le nihilisme déclaré de Nietzsche (surtout vers la fin de sa vie consciente) : c'est que reconnaître ce trait principal les amènerait à se demander pourquoi la mentalité dominante de leur époque, par leur truchement singulièrement, en est venue à adorer Nietzsche tout en faisant mine de le marginaliser.
Et la réponse serait (à peu près) : parce que nous vivons dans une époque d'immanentisme terminal, qui prolonge la phase d'immanentisme tardif et dégénéré que Nietzsche avait fondée (et qui a échoué). Notre époque d'ultralibéralisme dominant et dénié adore ce grand nihiliste que fut Nietzsche, ce visionnaire nihiliste typique qui a dénoncé le nihilisme terminal que nous vivons au nom de sa conception du nihilisme. Outre que tout nihilisme ne peut que mener au nihilisme, ce qui suffit à signer la folie du raisonnement, le nihilisme de Nietzsche, pour moins dégénéré (quantitativement) qu'il soit que le nihilisme que nous endurons en ce moment, n'en demeure pas moins un véritable nihilisme, qui a pour effet, dénié, de souhaiter la disparition de l'humanité et de se réjouir quand quelques épisodes catastrophiques viennent ébaucher ce désir - de délire.

mardi 16 août 2011

Nihilisme : l'évidence de l'identité nietzschéenne

Je m'étonne vraiment : de nos jours, les commentateurs spécialisés dans l'étude approfondie et détaillée de Nietzsche insinuent qu'en néo-positivistes (masqués) ils se tiendraient à la pointe du progrès critique et philologique. Ils ne mettent jamais en avant le nihilisme propre à Nietzsche, toujours le fait (insidieux, partial et partiel) que notre philosophe-poète annoncerait le nihilisme à venir (le nihilisme contemporain) tout en le combattant (en visionnaire) et en proposant une alternative, incomprise. Le plus incroyable est que ces spécialistes désignés selon des critères académistes s'emparent de Nietzsche comme de leur chose attitrée et interdisent au nom de leurs diplômes (un réflexe emblématique du terrorisme intellectuel) à n'importe quel contestataire, impertinent au propre comme au figuré, de ne pas se trouver en accord avec eux - d'oser rappeler que le nihilisme de Nietzsche coule de source. Les spécialistes réservent comme objection définitive et rédhibitoire que toute contradiction qui oserait critiquer négativement la pensée si supérieure de Nietzsche serait à jamais discréditée au nom de l'incompréhension qu'elle ne peut que contenir. Bigre.
Selon la garde d'élite des commentateurs transis, il n'est pas envisageable d'émettre une critique négative contre Nietzsche. Toute critique négative a été rendue impossible par Nietzsche lui-même. Elle signale la marque du ressentiment, plus la théorie sous-jacente qui sous-tend le ressentiment : le nihilisme. Celui qui définirait la philosophie de Nietzsche comme une expression (peut-être la plus haute) du nihilisme se trouverait selon les critères de cette mentalité terroriste dominante de l'heure immédiatement taxé de nihiliste. Pour mesurer à quel point Nietzsche est un nihiliste marqué (plus que masqué), il convient de se rendre compte que les propositions qu'il dresse pour éviter le nihilisme qu'il sent poindre dès son temps, puis augmenter dans l'avenir (du vingtième siècle notamment) au point de devenir la mentalité dominante des décennies à venir (mettons environ un siècle et demi à deux siècles), ces propositions sont inexistantes, vides de sens.
Il est vrai que Nietzsche a été fauché par la folie totale (pour la folie partielle et fluctuante, ça faisait un moment qu'elle se manifestait plus ou moins) au moment où il envisageait de consigner par écrit ses propositions positives contre le nihilisme, mais ce n'est pas une excuse suffisante. D'une part, Nietzsche a suffisamment écrit précédemment pour que sa philosophie consciente soit étendue et que le lecteur mesure à quel point elle est négative (pénétrante etnégative); d'autre part, les rares passages où Nietzsche aborde ses ébauches de propositions positives (le surhumain/surhomme, l'Eternel Retour du Même, la volonté de puissance...) sont assez explicites pour que se distingue le nihilisme de Nietzsche - en particulier la correspondance entre ces thèmes finaux inachevés et l'un des thèmes rebattus de Nietzsche, qu'il prend soin d'aborder et de développer depuis le début de son oeuvre : l'artiste créateur de ses valeurs/l'aristocrate; enfin, Nietzsche prend soin de préciser et de revendiquer (avec lucidité) son nihilisme, n'en déplaise aux gardiens du temple, tout comme Nietzsche avait conscience, surtout à la fin de sa vie, que le ressentiment qu'il dénonçait dans la morale humaine et l'histoire de la philosophie faisait partie intégrante de sa propre personnalité.
De même que pour ses autres idées, Nietzsche prend soin d'accorder une polysémie contradictoire au terme de nihilisme, qui chez Nietzsche peut à la fois désigner le refus de valeurs idéales comme le refus du sensible au profit de l'idéal. Le nihilisme désigne aussi (notamment dans le futur) le refus de toute valeur parce que les valeurs se sont effondrées et qu'elles ont perdu leur valeur. Nietzsche confère ainsi au nihilisme trois sens, deux sens internes contraires et un dernier total (engobant) et totalement destructeur (qui agirait comme la continuité du processus fini de nihilisme positif interne). Mais ces trois sens découlent de deux grands sens antagonistes, le nihilisme actif et le nihilisme passif. Le troisième sens total est le prolongement du nihilisme positif interne et du coup, on aurait l'opposition de deux grands sens antagonistes, ce qui recoupe pour ce terme de nihilisme le schéma fondamental du nihilisme (l'opposition de l'être et du non-être).
Le sens positif désigne une manière divine de penser, qui recoupe la manière de penser de Nietzsche; le sens négatif se trouve rejeté de Nietzsche comme le nihilisme idéaliste (le nihilisme contenu dans l'idéalisme et jamais encore observé jusqu'à lui); quant au sens destructeur définitif, troisième sens et prolongement du premier sens, il n'est ni positif, ni négatif, puisqu'il concerne l'au-delà de l'ensemble des valeurs, soit leur destruction. La destruction du sens est inaccessible au sens (elle se situe au-delà du sens), au sens où elle dépasse le sens par l'inverse de la transcendance, qui consiste dans l'anéantissement. Du coup, la manière "divine" de penser du nihilisme positif interne au sens trouve son aboutissement conséquent (dans l'optique nihiliste) dans ce nihilisme de l'anéantissement qui incarne effectivement la fin du nihilisme, soit la destruction totale et irrémédiable.
Nietzsche agit sous le coup d'une idée pour le coup nihiliste : que le choc des contraires va engendrer quelque chose (ordo ab chao) et qu'il faut se soucier de détruire en pensée, la construction relevant du choc entre l'être et le non-être (engendrant d'une manière vague et désinvolte la création d'être). Dans cette optique, il est normal que Nietzsche ne propose aucune alternative positive, puisque sa fin n'est pas de proposer la positivité d'un quelque chose, mais dans rien (le non-être est le créateur irrationnel de l'être). Nietzsche aurait pu demeurer conscient jusqu'à la fin de ses jours, aurait-il proposé quoi que ce soit de plus construit et cohérent dans le positif? Un nihiliste par définition ne propose jamais rien de positif.
L'absence de positivité de Nietzsche s'explique donc, puisque son adhésion au nihilisme interne connoté positivement impliquerait une limite (une manque) si elle ne se trouvait complétée par l'adhésion conjointe et supérieure au nihilisme apocalyptique et total. L'approche d'une polysémie contradictoire du sens (des valeurs), qu'exprime le langage (polysémie qui pourrait être ramenée à l'antagonisme duel fondamental), porte l'empreinte du nihilisme, puisque le propre du nihilisme est que le sens disparaisse sous la contradiction et qu'il n'existe aucun sens fixé essentiellement, mais toujours des sens multiples (au sens aristotélicien), qui oscillent (changent relativement) en fonction d'une réalité sans repère fondamental (normatif) fixe (par exemple transcendant).
Ne pas trop s'étonner de l'identité nihiliste masquée par Nietzsche et si peu reconnue de ses commentateurs et admirateurs : il commença par placer sa plume (ses idées?) au service du wagnérisme avant de s'en éloigner pour professer cet immanentisme tardif et dégénéré qui est plus le pendant (complément) du wagnérisme empesé et nationaliste que son antidote. Face au nihilisme wagnérien, Nietzsche propose un nihilisme moins caricatural, plus dépolitisé, mais ô combien plus destructeur et corrosif d'un point de vue fondamental. Nietzsche à la fin de sa vie, lorsqu'il se trouve en possession, sinon de l'intégralité de ses moyens psychiques (ce que certains commentateurs osent avancer sans rougir, comme si Nietzsche était passémystérieusement du génie translucide à la folie mutique), du moins de l'intégralité de son système philosophique (largement inachevé et ne pouvant être achevé suivant la méthode polysémique contradictoire), montre à plusieurs reprises quelle est son identité par-delà les masques de négativité dont il s'entoure.
Ce qui est difficile à saisir, malgré la désinformation actuelle glosant de manière dithyrambique et replète sur la profondeur abyssale et inaccessible de l'Everest Nietzsche, c'est que le masque (un peu positif, beaucoup négatif) n'est pas difficilement accessible parce qu'il contiendrait un sens positif trop inconnu pour ne pas être difficilement accessible et fort abscons, mais que le masque fonctionne comme le cache du négatif, soit de l'absence de sens alternatif. Le masque se trouve toujours revendiqué et utilisé de manière systématique et systémique par ceux qui adhèrent au nihilisme entendu comme adhésion à la théorie (incohérente) du non-être.
Mais lisons ce que Nietzsche avoue vers la fin de sa vie consciente :

"Quoique radicalement nihiliste, je ne désespère pas de trouver la porte de sortie, le trou qui mène à quelque chose."
Nietzsche, mai 1887.

Nietzsche se trouve alors à Nice et s'effondrera à Turin en 1889. Il jouit de la pleine possession de ses moyens philosophiques, une période d'intense travail et de symptômes psychopathologiques grandissants - délires annonciateurs de l'effondrement total. Une des grandes marottes des commentateurs actuels est de scinder de manière manichéenne la vie de Nietzsche entre la partie consciente, où il aurait été lucide, génial et incompris; et la partie folle, dans laquelle il bascula subitement (inexplicablement) en 1889. L'usage de la folie pour discréditer les valeurs que propose Nietzsche se trouve immédiatement discrédité (radicalement - avec un haussement d'épaules entendu) au nom de son amalgame avec les graves contresens passés sur le nazisme de Nietzsche et sa folie. On distinguera plus spécifiquement dans cette accusation rémanente les séquelles de la mentalité chrétienne, voire, quand on se montre versé dans le vocabulaire nietzschéen, de la mentalité du ressentiment exprimant l'esclave du troupeau et de la plèbe.
Cette manière de réfuter l'hypothèse (évidente) de la folie partielle, croissante et côtoyant la vie consciente chez Nietzsche a un but peu reluisant : empêcher que l'on lise de manière critique, distante et potentiellement négative les écrits de Nietzsche sous prétexte que leur auteur n'aurait plus toute sa raison et aurait perdu de son lustre inattaquable. Se trouve déployé pour transformer la folie en génie un luxe inouï de commentaires visant à rappeler à quel point Nietzsche est incompris, très complexe à comprendre, beaucoup trop génial et supérieur pour que le commun des mortels saisisse sans effort minutieux et pénible des raisonnements intégrant à ce point la multiplicité et le masque. In fine, si Nietzsche est fou, alors son manque de discernement pourrait l'avoir conduit à professer des thèmes menant au nazisme, ce qui, si le fait était avéré conduirait les commentateurs à devoir pour motif de bien-pensance immédiatement abandonne l'étude de leur grand philosophe-poète favori et sulfureux (quand même un peu plus intéressant que le marquis de Sade). On passerait du génie incompris au cas Heidegger, voire à plus pénible.
Sans calomnier Nietzsche par le fascisme et l'argument-massue de la réduction ad hitlerum(Hitler écoutait Mozart, donc Mozart est une musique de nazi), la folie vient rarement d'un coup brusque et inopiné, mais croît le plus souvent progressivement, également de manière partielle et prévisible. Est-il possible de reconnaître la folie de Nietzsche sans l'associer au nazisme - au fascisme en général? Impossible de reconnaître la folie de Nietzsche si on la sépare de sa vie lucide (intellectuellement féconde), dans un repoussoir temporel grossier : si l'on ignore (précisément, car il s'agit en termes littéraires d'une mania très dionysiaque, en termes psychiatriques de troubles maniaco-dépressifs avec bipolarité narcissique et mégalomane) la dénomination clinique de la folie qui prend petit à petit de plus en plus possession de Nietzsche, il est certain que cette folie n'a pas commencé avec l'effondrement général de 1889. Quelques rapides rappels qui attestent d'un effondrement progressif et croissant : le père de Nietzsche connut lui aussi un effondrement mortel et plus précoce que son fils; Nietzsche jeune souffre assez vite de terribles maux de tête et autres symptômes pouvant être associés à des troubles psychiatriques naissants; les ennuis de santé de Nietzsche ne cessent de s'accroître à partir du début des années 1860 et jusqu'à l'effondrement de 1889; parallèlement à la gradation des ennuis psychiatriques, le comportement de Nietzsche devient de plus en plus étrange, avec une misanthropie développée et l'éloignement des cercles vénérés autour de Wagner (notamment à partir du succès à Bayreuth); des hallucinations sont attestées à partir de 1864, et vont en s'aggravant, surtout vers la fin de la vie consciente.
La philosophie de Nietzsche impliquait l'éloignement (dans le fond sain) de Wagner, de cette pensée oligarchique médiocre, quoique à succès, l'élitisme esthétique imbuvable, mais on peut poser la question du lien entre le changement comportemental décisif de Nietzsche, de plus en plus étrange (en 1886, il est connu pour sa manière excentrique de bondir et danser plutôt que marcher sur la Promenade des Anglais à Nice), et la gradation des troubles psychiatriques. Vers la fin de l'oeuvre de Nietzsche, certains commentaires de Nietzsche se révèlent particulièrement emportés et mégalomanes (fiévreux dans tous les sens du terme). Ces accès de folie finaux et virulents sont entrelacés avec une finesse d'interprétation, mais quand Nietzsche estime dans une lettre à Peter Gast de fin 1888 : "Quand j’entre dans un magasin, tous les visages changent; dans la rue les femmes me regardent ; ma vieille marchande des quatre saisons me réserve les grappes les plus mûres et a baissé ses prix pour moi"; ou : "Je mange dans l’une des premières trattoria où l’on me donne les mets les plus choisis"; ou : "Je jouis des services d’un excellent tailleur"; en gros : "Tout me devient facile, tout me réussit", on peut estimer qu'il ne s'agit pas de la lucidité de première main, mais d'une mégalomanie peut-être compensatoire (Nietzsche souffrant de son isolement voulu et de son anonymat scandaleux au vu de ses productions très largement ignorées par les commentateurs de l'époque).
On peine souvent à associer le délire et la conscience, mais c'est le cas de la plupart des psychopathologies, où les éléments de délires croissent jusqu'à emporter au final l'équilibre psychologique. C'est ce qui s'est produit avec Nietzsche, et l'on peut ne pas adhérer à des préjugés moralisateurs (de type chrétien, pas seulement) ou d'idéologies violentes et extrémistes (le nazisme ou les fascismes) sans pour autant valider l'hypothèse selon laquelle la folie de Nietzsche échappe à l'interprétation et se révèle métaphoriquement aussi incompréhensible que son génie conscient et lucide.
Même d'un point de vue littéraire, il est irritant de constater l'aveuglement des commentateurs, qui tout à leur affaire de ne discerner chez Nietzsche que du positif le plus haut et le plus supérieur (le plus génial en un sens romantique exacerbé) refusent que l'on puisse simplement observer l'évidence (la folie croissante de Nietzsche), sans pour autant associer cette folie à des motifs moralisateurs ou idéologiques. Pourquoi ces commentateurs ne rappelent-ils pas que Nietzsche dès 1880 s'estime au-dessus de Goethe, Schopenhauer, Wagner? Pourquoi ne se rendent-ils pas compte que certains titres d'Ecce homo sont aussi narcissiques et histrioniques que ses impressions correspondantes favorables à Turin, peu de temps avant son effondrement? Au lieu d'opposer de manière nietzschéenne en deux forces homogènes et antagonistes folie et lucidité, il est plus lucide d'associer la folie croissante avec la lucidité décroissante dans la complexion psychologique de Nietzsche - et constater que c'est au milieu de cet affrontement maniaque que le génie littéraire de Nietzsche survient et s'exprime.
Si le simplisme et la caricature sont à l'oeuvre dans les premières réceptions de l'oeuvre de Nietzsche, dans les déformations d'obédience chrétienne extrémiste ou idéologique fasciste, la réception actuelle de l'oeuvre de Nietzsche, chez des commentateurs en gros libéraux et surdiplômés, n'est pas moins simpliste et caricaturale puisqu'elle empêche la critique, qu'elle rejette à ce titre la folie comme incompréhensible et mystérieuse - et qu'elle occulte le principal trait de la pensée de Nietzsche, pour le meilleur et pour le pire : son immanentisme tardif et dégénéré - qui prétend réformer l'immanentisme fondateur non viable de Spinoza, plus ses évolutions théoriques ultérieures (également non viables) - autrement dit : son nihilisme radicalisé doublement, puisque l'immanentisme agit comme une expression radicalisée du nihilisme antique et que l'immanentisme spécifique de Nietzsche agit comme la radicalisation interne au carré de l'immanentisme historique.
Si l'on en revient ici à la citation de Nietzsche, il peut se présenter comme nihiliste au sens qu'il rejette totalement les valeurs idéalistes, tout aussi bien que nihiliste au sens où il incarnerait une certaine adhésion pour la destruction totale (nihilisme radical qui se différencie du nihilisme interne positif et qui l'englobe même) : ces deux définitions du nihilisme forment un seul processus nihiliste, mais deux stades différents - la destruction totale suivant le nihilisme anti-idéaliste. Peut-être Nietzsche espère-t-il par cette profession de foi adressée à son lecteur, en se présentant comme nihilisme positif et radical (immanentiste tardif et dégénéré) préparer le terrain aux valeurs positives appelées à succéder au nihilisme négatif qui, le pressent-il, va gangréner l'époque qui vient (en gros le libéralisme consensuel et modérément conservateur du vingtième siècle, les idéologies au sens large, des idéologies égalitaristes et progressistes dont il déteste le programme jusqu'aux réactions les plus violentes et haineuses comme les fascismes). Le nihilisme négatif que condamne Nietzsche et qui consiste à refuser le sensible pour se réfugier dans les arrières-mondes idéaux et illusoires ne peut pas être défendu par Nietzsche.
Mais cette croyance dans des valeurs positives nihilistes est un leurre auquel Nietzsche a cru durant la majeure partie de son existence consciente, mais auquel Nietzsche ne croit plus désormais : il ne croit plus que le nihilisme puisse accoucher d'idées positives; soit, fait grave et qui explique peut-ête son effondrement général et final, que le nihilisme total n'est pas la cause de nouvelles valeurs, mais le terme de l'humanité. Nietzsche s'est non seulement trompé dans son choix de la nouveauté nihiliste, mais son supplice va jusqu'à la prise de conscience qu'il s'est trompé - puis il s'effondre, conséquence de cette prise de conscience véritablement tragique.
Au final, Nietzsche qui a passé son existence de nomade malade à détruire négativement les valeurs classiques et usuelles ne propose rien en échange parce qu'il n'a rien à proposer de positif d'un point de vue nihiliste. Face au nihilisme total qu'il prévoit et qu'il ne condamne guère (qu'il ne peut condamner en tant que nihilisme), face à la montée de ce nihilisme qu'il essaye d'intégrer et auquel il proposerait l'alternative définitive et grandiose (la grandiloquence du style postromantique de Nietzsche) s'il avait d'aventure quelque chose à proposer, Nietzsche se trouve démuni au sens où le nihilisme l'a piégé. A la fin de sa vie consciente, Nietzsche se débat dans un piège logique insoluble (d'où la folie). D'un côté, il accorde au nihilisme un sens positif; de l'autre, il réfute le nihilisme à venir tout en ne pouvant rien proposer de tangible comme alternative sérieuse censée remplacer le grand mal.
On peut sans peine déceler dans toutes ses ébauches de propositions alternatives des symptômes de nihilisme, en particulier dans l'expression politique qu'il choisit et qui est caractéristique du nihilisme : l'oligarchie. Nietzsche est un fervent et radical oligarque, qui ne déteste pas pour rien l'égalitarisme (son obsession) et qui accroît encore l'idéal oligarchique d'Aristote dans l'Antiquité - ou la puissance de Spinoza et de ses successeurs immanentistes.
Pour le résumer d'un mot, le nihilisme de Nietzsche intervient chaque fois que Nietzsche détruit l'idéal sans le remplacer par quoi que ce soit - voulant de manière contradictoire que la complétude du désir s'accommodât du non-être ayant remplacé ainsi l'être décrété faux et seulement illusoire. Le fait que Nietzsche à la fin de sa vie déclare qu'il est radicalementnihilste montre qu'il ne désigne pas seulement le nihilisme positif consistant à nier l'idéalisme, mais aussi qu'il tend vers le nihilisme radical qui acquiesce au néant total - attitude prévisible.
Le plus intéressant tient dans le raisonnement, qui marque une contradiction, mise en exergue par le quoique : le nihilisme radical s'opposerait à la découverte de quelque chose. La contradiction est renforcée par la négative "ne pas désespérer", qui indiquerait (de manière contradictoire) que le nihilisme n'est pas du désespoir, mais qu'il comporte la croyance dans la découverte encore à venir d'un quelque chose tout en ne détenant aucun élément de ce quelque chose. Le quelque chose oscille entre l'impossible et l'introuvable, quelque chose de vague, voire d'inexistant comme une gageure ou une promesse mensongère (le coup pendard de la transmutation du plomb en or chez les alchimistes).
La manière de penser de Nietzsche oscille entre la destruction pure (la négation) et l'espoir vague et informel (le nihilisme positif impossible), toujours promis à une forme de différance prépostmoderne, qui entre parenthèses en dit long sur l'identité de la déconstruction et de son héraut fort peu héroïque Derrida. Si Nietzsche possédait ce quelque chose auquel il aspire, il nous le livrerait. Non seulement il ne le possède pas (ce qui est impossible pour l'optique nihiliste), mais en plus il ne risque guère de le trouver suivant son raisonnement : cherchant une "porte de sortie", l'appel du néant, il précise ce qui selon lui est la porte de sortie : le "trou". Le trou désigne le vide. On voit mal comment du vide pourrait mener à quelque chose, à moins de réhabiliter précisément le raisonnement contradictoire dont Nietzsche fait son miel depuis le début de son oeuvre et qui culmine dans ce raisonnement manifestement étrange (en parallèle à l'idée de chercher du quelque chose en suivant le mode nihiliste du rien).
Je le qualifierais volontiers de dérangé au sens clinique s'il n'était la reprise chez Nietzsche d'une manière de penser qui est attestée dès l'Antiquité, et chez des penseurs importants, quoique discrédités, comme Démocrite d'Abdère ou Gorgias (pour ne citer qu'eux). Le nihilisme de Nietzsche est attesté, moins par cette revendication de nihilisme quand on sait la polysémie contradictoire (encore la contradiction) présente au coeur du langage et du sens (de la valeur), que par le raisonnement violemment contradictoire (chercher quelque chose par nihilisme) dont Nietzsche fait preuve, qui corrobore le nihilisme total qu'il définit et qui recoupe l'ensemble de son inflexion philosophique.
Cette confidence de Nietzsche, si elle explique beaucoup sur sa folie (comment résister à la folie quand on détruit le sens?), nous fournit un indice essentiel quant à la manière de penser, soit à l'identité philosophique : Nietzsche s'oppose à la lignée platonicienne qui incarne l'ontologie; Nietzsche s'oppose (aussi) à la lignée historiquement opposée de la métaphysique, quoique l'histoire de la philosophie montre que la métaphysique et l'ontologie ont de manière absurde fait alliance contre-productive, reprenant la ruse d'Aristote - au point que Heidegger peut se réclamer d'un retour aux sources ontologiques alors que sa démarche philosophique du Dasein n'est que l'avatar contemporain de la métaphysique aristotélicienne, notamment exprimée dans la Physique (l'être-là fini au milieu du néant est l'avatar contemporain de l'être fini au milieu du non-être).
Nietzsche se présenterait comme un nihiliste qui reproche à la lignée métaphysique son manque de radicalisme. Ecoutez Nietzsche au lieu de vouloir à toute force faire de sa philosophie nouvelle une philosophie aussi positive qu'indéfinissable. Nietzsche exprime une sorte moderne de nihilisme. Lui-même s'identifie : nihiliste radical. Plus exactement, si l'on veut caractériser le nihilisme radical dont se targue Nietzsche, il s'agit d'une forme moderne et croissante de nihilisme, l'immanentisme, qui après son effondrement spectaculaire suite à sa prise de pouvoir, les Révolutions, doit se réformer s'il veut subsister. Il se réforme en idéologies progressistes, en réaction violente et en immanentisme tardifs et dégénéré, de forme révolutionnaire paradoxale (le contre-changement). Nietzsche relève de cette dernière forme.

lundi 8 août 2011

Fédérnations

L'actuelle guerre de Libye est l'illustration infecte et saisissante des théories du double standard énoncée notamment par Cooper, le chantre du postimpérialisme européen.

http://www.alterinfo.net/notes/Libye-Kadhafi-L-Etat-Nation-ne-peut-survivre-a-l-ere-des-regroupements-regionaux_b3156073.html

Le titre de cette dépêche d'un quotidien africain répertoriée par le site Alterinfo "Libye-Kadhafi : "L’Etat-Nation ne peut survivre à l’ère des regroupements régionaux" se révèle peu adéquat avec le contenu de l'article. Dans sa déclaration, Kadhafi ne parle pas explicitement du caractère caduc des Etats-nations, plutôt de la nécessité pour les États de se regrouper en fédérations de plus haut niveau (interrégional), à l'image de l'Union européenne, des Etats-Unisou de la Fédération de Russie. Si la constitution de la Fédération de Russie tient plus de l'oligarchie que de la république, les Etats-Unis ont été façonnés sur le modèle républicain (à l'image de Solon), modèle il est vrai passablement écorné. Quant à l'Union européenne, nous sommes en train d'assister à son effondrement, précisément parce qu'elle repose sur un modèle de fédéralisme oligarchique monétariste antirépublicain et que seule l'unité fédérale politique (sur le modèle américain) peut autoriser l'unité monétaire (et non l'inverse).
Reproche théorique : Kadhafi mélange l'Etat-nation avec l'Etat antérieur à l'Etat-nation. Notre Guide se réclame pour critiquer l'Etat-nation de conception européenne (inspiré notamment par le cardinal de Mazarin, régent du roi de France Louis XIV) de la Jamahiriya, un modèle de démocratie directe libyen, dont les aspects positifs sont irréfutables (développement économique), mais qui comporte aussi des travers assez importants, comme les preuves de dictature éclairée en lieu et place de la démocratie directe. L'actuelle guerre libyenne, qui n'est pas une guerre civile inspirée du modèle égyptien, mais une guerre impérialiste menée par lesatlantistes (sous la férule médiatique de BHL, dont on a compris le rôle de propagandiste pour de nombreuses causes atlantistes) et leurs hommes de terrain islamisto-monarchisto-traîtresen Libye même (les mouvances soi-disant islamistes du CNT de Benghazi), a pour principal mérite sémantique de mettre en évidence les graves carences de la conception démocratique de la Jamahiriya, en particulier le fait que le modèle de la Jamahiriya est inférieur au modèle del'Etat-nation.
Que peut-on reprocher au modèle mis en place par l'omnipotent Colonel?
1) Il a mis en place depuis plus de quarante ans un népotisme assez révoltant, inévitable vu les décennies de domination politique du clan du Colonel sur le régime libyen. Kadhafi n'est pas un despote sanguinaire comme ben Ali en Tunisie ou (dans une moindre mesure) Hussein en Irak, mais un dictateur éclairé, qui a su assurer la prospérité matérielle et économique de son pays, tout en se montrant incapable d'encourager les libertés essentielles, notamment la contestation politique (impossible à cause de la faiblesse du régime de l'Etat libyen). D'autres critiques sont possibles autour du népotisme, mais ce premier point explique que certains fils de Kadhafioccupent des postes stratégiques dans l'organigramme des institutions libyennes et manifestent des comportements dépravés qui constituent une menace pour la pérennité du régime politique libyen (par exemple en cas de disparition du Guide). Le népotisme indique que le régime politique n'a pas sur se fortifier et se diversifier assez pour empêcher que ce soit une mêmefamille (au sens large) qui régente les affaires courantes de l'Etat. De fait, l'Etat libyen est corrompu et ne présente pas une structure assez solide pour faire face à des coups d'Etatmilitaire ou à des affaires de déstabilisation orchestrées depuis l'extérieur, mais fomentées depuis l'intérieur, comme c'est le cas en ce moment même, avec cette guerre qui n'est pas civile, mais qui est une guerre entre le peuple libyen et des milices surtout islamistes à la solde desatlantistes.
2) le second point qui découle du premier tout en l'englobant porte sur la critique du tribalisme : la révolte libyenne a été rendu possible en achetant certains chefs tribaux, ce qui indique que le lien tribaliste est plus fragile que le lien rationnel entre concitoyens à l'intérieur de l'Etat-nation. Le système de démocratie directe libyenne n'a pas aboli loin s'en faut le tribalisme, mais l'a au contraire promulgué comme terreau de la Jamahiriya (démocratie directe érigée à partir du tribalisme). Si la démocratie directe est tribaliste, alors il s'agit d'une contradiction dans les termes. Il ne peut y avoir de démocratie directe tribaliste. Le tribalisme constitue la négation de la démocratie et son remplacement par le plus rationnel à l'intérieur de la tribu. Les liens intertribaux reposent sur la loi du plus fort, qui est irrationnelle, violente et souvent stupide. L'Etat-nation survient historiquement pour abolir les guerres de religion et les guerres civiles, soit pour empêcher que ne puissent s'aviver des affrontements intérieurs exprimant le tribalisme au sens large (les guerres de religion ressortissent du tribalisme au sens où s'affrontent des clans religieux utilisant la différence religieuse à des fins de domination politique). On retrouve dans cette volonté de rendre la démocratie tribaliste supérieure à la démocratie de l'Etat-nation un aveuglement (peut-être antioccidental) qui sert les intérêts claniques et qui recoupe la rhétorique impérialiste inquiétante d'un Cooper, stratège méconnu et influent (représentatif) de l'Empire britannique.
Selon notre brillant stratège postimpérialiste et postmoderne, les règles de la démocratie libérale sont valables à l'intérieur de l'espace occidental, mais muteraient dans le double standard en dehors, où les fédérations impérialistes postmodernes doivent faire face à des États pré-modernes (incompatibles avec le standard postmoderne). L'Etat prémoderne, c'est l'Etat tribalistede nature libyenne, et la guerre entre l'OTAN et l'Etat libyen illustre de manière saisissante le double standard impérialiste de la mentalité Cooper, autorisant les guerres postimpérialistesdes fédérations oligarchiques contre les États prémodernes.
3) Dans ces conditions, le comportement du Colonel et de son clan ressortit du double standard ou, plus clairement encore, du double jeu. Je me souviens avoir lu (je crois dans un livre du grand reporter Éric Laurent) les confidences d'un ancien chef du Mossad qui révélait que les services secrets israéliens, soi-disant ennemis irréductibles des intérêts libyens, avaient en réalité sauvé à de multiples reprises le Colonel contre des coups d'Etat libyens et qu'ils considéraient Kadhafi comme un allié sulfureux à leur solde. Ce comportement indéfendable du double jeu, qui recoupe la stratégie du double standard, se retrouve à un niveau supérieur avec les collusions infectes entre le Colonel et l'Empire britannique, tant en Libye que par le truchement symbolique de son fils Saif Al-Islam, qui est moins un réformateur pro-démocratique revendiqué de format Etat-nation qu'un pantin des milieux oligarchiques, lui quirepompa à la LSE un doctorat de philosophie; qui était connu pour ses fêtes somptueuses avec des membres de l'Empire britannique aux quatre coins de l'Europe, à Londres ou auMonténégro; qui fut couvert par de nombreux membres de haut vol de l'oligarchie britannique, comme sir Allen du MI-6 ou Tony Blair. Peut-être le Colonel estime-t-il qu'avec cette stratégie tortueuse du double jeu (en réalité jeu multiple), il parvient à préserver les intérêts du peuple libyen. Outre qu'il faudrait compter sur un critère peu rationnel, le seul caractère éclairé etsupérieur de sa personne, de surcroît les principes de la démocratie se trouvent bafoués par ce clanisme népotique et tribalist. Le retournement pervers auquel on assiste en ce moment (les anciens alliés de l'OTAN bombardent et massacrent sans vergogne le peuple libyen) montre les limites de cette stratégie du double jeu.
Plus profondément, bien que le clan du Colonel se trouve marqué dans sa chair par les éliminations physiques ciblées, on mesure à quel point le double standard ne peut pas être invoqué par le plus faible dans la relation au plus fort, puisqu'il finit toujours par lui retomber dessus (il est vrai que dans le même temps, le plus fort d'un moment est condamné à devenir le plus faible et que la règle du double standard finit toujours par nuire au plus fort, qui n'est jamais que le plus fort du moment).
La confusion que le Colonel entretient dans sa déclaration par rapport aux fédérations invoquées indique qu'il n'établit aucune différence entre la fédération fondée sur l'Etat-nation, comme les Etats-Unis, et la fédération européenne, qui est une fédération monétaire d'inspiration antidémocratique. Quant à la Fédération de Russie, elle obéirait, selon les critères de Cooper, au format de la fédération prémoderne, où l'oligarchie fonctionne sur le modèle archaïque de l'illégalité. Le pire est atteint si l'on se souvient que le Colonel dénonce volontiersl'Empire américain et ses ramifications israélo-sionistes, jamais l'Empire britannique, alors qu'il en fut cette dernière décennie un de ses réguliers satrapes (sans doute occasionnel et passager).
Cette confusion entre la fédération oligarchique (de forme monétaire ou archaïque) et la fédération républicaine montre que Kadhafi envisage l'extension de la Jamahiriya au modèle fédéral, soit la possibilité de former une démocratie directe débouchant sur une dictature éclairée de fait, en reprenant le modèle archaïque du tribalisme et sans prendre enconsidération la création moderne de l'Etat-nation pour dépasser le tribalisme et atteindre à une forme d'organisation rationnelle qui prémunisse des guerres civiles et qui confère une puissance importante aux institutions publiques (contre les factions privées aussi importantessoient-elles).
La confusion entre fédéralisme républicain et fédéralisme oligarchique ne s'opère pas à partir d'un modèle supérieur à la république exprimée dans l'Etat-nation, et qui correspondrait à laJamahiriya libyenne théorisée par son génial Guide. Le modèle de la fédération tribaliste est une variante oligarchique qui implique pour un fonctionnement pérenne que les dirigeants soient des dictateurs éclairés, soit que leur morale se montre supérieure à la normale et permette à l'intérêt général de se trouver servi par une élite supérieure et désintéressée. Le principe de l'oligarchie est de proposer le gouvernement des meilleurs. L'oligarchie éclairée correspondrait aux meilleurs désintéressés, un idéal attristant et fragile.
C'est bien le porgramme de Kadhafi, lui qui se situe sur une ligne progressiste (néo-nassérienne et panafricaine), impliquant que les meilleurs ne soient pas les plus dominateurs, mais avant tout les plus éclairés, soit les plus capables de penser à l'intérêt général avant leurs petits intérêts particuliers. Le courant nassérien revendiqué par Kadhafi est une évolution dunationalisme panarabe seulement légitime s'il tend vers l'obtention de l'Etat-nation : le panafricanisme selon les canons de Kadhafi est un tribalisme fédéraliste bancal qui ne respecte pas les critères du nationalisme propre aux pays en proie à la colonisation et à l'impérialisme.
La principale critique que l'on adressera à Kadhafi sera d'avoir trahi l'idéal nationaliste d'Etat)-nation d'un Nasser pour le transformer en une forme d'oligarchie pseudo-démocratique éclairée, qui a pour principal effet (négatif) de proposer un Etat de tailleminimaliste, nullement un Etat capable de représenter le point de vue du peuple et de former une nation dirigée par son Etat autant que représentée.
Cet Etat minimaliste et trop réduit a certes permis des réalisations techniques et économiquesimpressionnantes en Libye, où les dirigeants historiques de la Jamahiriya mettent en avant leur bilan économique pour arguer de leur bonne foi politique; mais cet Etat minimalisteconstitue aussi le frein empêchant la nation d'accéder à un niveau de développement supérieur à ce que l'Etat tribaliste peut proposer - des résultats supérieurs dont témoignent les Etats-nations modernes d'Occident. Si l'on ne veut pas commettre des contresens politologiques, il convient de toujours établir la différence entre le nationalisme aspirant à l'Etat-nation et le nationalisme à l'intérieur de l'Etat-nation. Les nationalistes dans les Etats-nations (soit le partinationaliste romantique, violent et désespéré) se réclament de la nation sans en référer à l'Etatadéquat et nécessaire, car l'exigence d'Etat superposé à la nation impliquerait l'impossibilitéformelle de verser dans l'oligarchie (quoique la subversion de l'Etat-nation soit possible, ce que les factions financières ont réussi à accomplir en Occident).
Moralité de la guerre impérialiste qui se déroule en ce moment en Libye : le régime de laJamahiriya ressortit de l'oligarchie progressiste, alors que l'impérialisme oligarchiquedésignerait la face la plus dure de l'impérialisme (à la manière de l'Empire britannique, défini par Cooper comme une fédération postmoderne européenne). Dans ces conditions, on comprend que l'Empire britannique ait noué des liens réguliers avec les membres du clanKadhafi et les dignitaires attitrés de la Jamahiriya : au-delà des intérêts énergétiques et financiers, il s'agit d'une alliance entre deux formes d'impérialisme, l'un postmoderne et avant-gardiste, l'autre archaïque et tribaliste (au juste, cette exigence de postmodernité vague et indéfinissable en termes de nouveauté ressortit d'un certain snobisme philosophico-politique, dont on retrouve la trace dans l'appellation de NOM, comme si l'impérialisme postmodernegarantissait enfin une pérennité qui auparavant se trouverait absente des formes archaïques del'impérialisme).
On comprend tout aussi bien que l'impérialisme postmoderne de l'Empire britanniquepostcolonial et financier entre en guerre avec la forme tribaliste et archaïque de l'impérialisme en gestation de la Jamahiriya, pour le moment anticoloniale et fédéraliste. L'oligarchie de la Jamahiriya ne se présente pas pour le moment comme une forme impérialiste agressive, mais comme une velléité de fédéralisme qui demeure peu agressive parce qu'elle se trouve concernéepar son propre développement, encore insuffisant. Que ce développement grade et trouve une expression de puissance adéquate - et les revendications de fédéralisme panafricain se commueraient en impérialisme revendiquant sa légitimité suite aux anciennes agressions impérialistes européennes et à l'histoire de l'Afrique spoliée et humiliée (esclavagisée).
La critique principale contre la Jamahiriya tient à cette forme d'oligarchie éclairée etprogressiste qui pour progressiste qu'elle soit n'en demeure pas moins oligarchique - et avec cette particularité que le progressisme en question, de facture oligarchique, n'est pas leprogressisme classique et authentique, mais la progression de l'oligarchie, soit le contre-progressisme entendant progresser. Qu'est-ce qu'une oligarchie qui progresse? C'est une oligarchie qui bientôt devient dominatrice et qui du coup se comporte de manière oligarchiqueclassique, soit par un impérialisme acéré et cruel.
Peut-être est-ce dans cette optique qu'il faut entendre les menaces de vengeance et de guerre contre l'Occident que lance le Colonel depuis l'agression impérialiste dont la Libye est la victime : si se venger n'est jamais un acte glorieux et valorisant, en l'occurrence, il s'agit de menacer l'impérialisme déclinant de l'Occident (l'Empire britannique et ses forces alliées) au nom de l'impérialisme qui monte en Méditerranée et qui aspire à devenir l'impérialismedominant. Kadhafi ne condamne pas l'agression impérialiste inqualifiable dont son pays est la victime au nom de la paix ou de la souveraineté des pays; il condamne l'agression impérialiste occidentaliste en espérant par son panafricanisme remplacer l'impérialisme occidental,impérialisme non pas circonscrit à une forme éclairée de tribalisme local (national), mais voué à progresser, à s'emparer de la revendication panafricaine et fédéraliste pour la transformer en unité politique de type oligarchique.
Le fédéralisme englobe aussi bien le fédéralisme oligarchique que le fédéralisme républicain. Le fédéralisme n'implique nullement que ces groupes soient régentés par la volonté générale. L'erreur que commet Kadhafi d'amalgamer le fédéralisme républicain d'Etats-nations (lesEtats-Unis) avec le fédéralisme oligarchique n'e pas anodine, mais significative de sa mentalité (nullement folle, par contre oligarchisante). Quant au fédéralisme oligarchique, il conviendraitde dissocier son expression élaborée - comme le monétarisme de l'Union européenne, de l'expression archaïque et prémoderne, comme la Fédération russe. Dans cette optique, l'oligarchie archaïque repose sur le tribalisme (multiple) et la Jamahiriya constitue une vitrine fidèle de ce qu'est l'oligarchie archaïque ambitieuse et en développement (dont la premièrecaractéristique est de se fonder sur le tribalisme, soit sur le plus ancien modèle politique et sur un modèle qui limite le développement d'une nation à un rayonnement régional).