vendredi 2 septembre 2011

Immanentisme : l'échec de Nietzsche - et la folie.

Toujours extrait de la biographie que Halévy consacre à Nietzsche :

"(Le signe d'angoisse) se trouve inclus dans une note (10 juin 1887) à laquelle Nietzsche attachait assurément beaucoup d'importance, car, l'ayant écrite, il prend soin de la dater, et ce fait est très rare. A une exception près, que nous aurons à préciser, il n'a daté que des plans concernant l'ensemble de l'oeuvre qu'il avait entreprise. Mais la note du 10 juin n'est pas un plan, c'est une mise au point, rédigée, avec un calme volontaire, du problème central de La Volonté de puissance. Sans doute Nietzsche a-t-il voulu, une fois de plus, mettre sa pensée au clair. Quelques mots, deux lignes à peine, jetés comme un cri, interrompent cet exposé. Les voici :
Le Retour Éternel est la forme la plus extrême du nihilisme : le néant (l'absurde) éternel!" (p. 428-429).

La folie de Nietzsche intervient au moment où il entend dévoiler le caractère positif de son système. En particulier, il se montre très attaché à témoigner de son nihilisme. Il aimerait tant conférer au nihilisme un sens qui dépasse le sens idéologique et fort restrictif du nihilisme idéologique! Projet postromantique : Nietzsche voudrait que ce soit un nihilisme (enfin) philosophique. Plus encore : un nihilisme qui tienne la route (reconnaissance que les projets antérieurs en fonctionnent pas et que la métaphysique d'héritage aristotélicien est en bout de course, ce que Heidegger, grand admirateur de Nietzsche, confirmera peu de temps après). Nietzsche n'a peut-être pas connaissance détaillée de sa proximité philosophique (éthique?) avec Spinoza (quoique), et de son appartenance à un système de pensée que j'appelle l'immanentisme (encore qu'il se réclame explicitement d'une rupture telle qu'elle serait comparable à la figure tutélaire du Christ, plus encore que de Socrate et de Platon réunis!)
Pas davantage ne subodore-t-il l'existence d'un nihilisme antique si fort qu'il trouve sa cohérence dans la métaphysique aristotélicienne, péripatéticienne, puis médiévale (la scolastique, puis la métaphysique occidentale moderne, enfin la fin de ladite métaphysique avec Heidegger). Mais Nietzsche indique pourquoi il sombre dans le folie : en se fixant comme objectif raisonnable d'offrir enfin un nihilisme viable, Nietzsche n'entend pas seulement réussir enfin là où la métaphysique et l'immanentisme original ont échoué. Il entend aussi, rien de moins, que remplacer le christianisme par sa philosophie et symboliser un moment de rupture pour l'humanité comparable à l'avènement du Christ.
En général, quand on nourrit ce genre de projet, mieux vaut ne pas se tromper. Nietzsche fait plus que se tromper. Il se rend compte qu'il se trompe (qu'il trompe lui importe moins, bien que ce soit le même raisonnement débouchant sur l'erreur) : non seulement il ne sera pas le nouveau Christ, mais encore il ne parviendra pas à renouveler la philosophie de telle sorte que cette discipline devienne enfin source de progrès tangible. Nietzsche ne sera qu'un philosophe comme les autres importants, ce qui est déjà pas mal, mais qui semble contrecarrer profondément son dessein de supplanter le rival Platon.
Surtout, Nietzsche se rend compte qu'il a passé son existence adulte, en particulier depuis qu'il est malade et qu'il réfléchit à fonder une nouvelle philosophie, à affiner le nihilisme pour trouver une "porte de sortie" au nihilisme qui lui permette de proposer quelque chose de positif. Or in fine, Nietzsche doit avouer qu'il n'y a rien et que le nihilisme suit bien son étymologie programmatique : aboutir au rien. On s'en rend compte en lisant cette note suivante, qui date de 1880, doit de plusieurs années avant l'aveu final de Nietzsche (juin 1887). Nietzsche continue à professer crânement qu'il a trouvé quelque chose qu'il se garde d'expliciter en détail. Ici, dans ce passage caractéristique d'une parole sophiste, Nietzsche reprend Héraclite en prétendant réconcilier (rien de moins) l'être et le devenir :

"Note d'août 1880 :
"Que tout revienne sans cesse , c'est l'extrême rapprochement du monde du devenir et du monde de l'être : cime de la méditation."

L'interprétation de Rosset concernant l'Eternel Retour (qui est un concept nietzschéen peu clair et peu explicité) roule sur la psychologique. L'Eternel Retour nietzschéen diffère du concept de même nom stoïcien en ce que les stoïciens l'appliquent à l'explication ontologique, quand Nietzsche l'emploie pour distinguer l'individu en proie au ressentiment de l'individu de la joie dionysiaque. Cette manière de considérer que Nietzsche propose un test un peu court se trouve contredite par Nietzsche lui-même, qui indique que son cheminement conscient porte une définition typiquement nihiliste de l'Eternel Retour.
C'est ce que notre Halévy dans son commentaire :

p. 429 : "En l'une et l'autre note, il s'agit du Retour éternel, le sujet est le même. Mais quel chemin parcouru à rebours, et quel reversement des perspectives. L'extrême rapprochement du monde du devenir et du monde de l'être n'a duré que le temps d'un éclair extatique; dans le Retour éternel, considéré à froid, Nietzsche découvre la forme la plus extrême du nihilisme, le néant, l'absurde éternel. Cette "cime de la méditation", qu'il avait cru toucher, s'écroule".

En fait, ce n'est pas considéré à froid que Nietzsche découvre que son nihilisme (le nihilisme) en fonctionne pas. C'est dès le départ qu'il ne trouve pas. Mais il commence, en bon nihiliste, par se focaliser sur le négatif : la destruction à coups de marteau de la morale, du ressentiment et l'affirmation de la musique. L'affirmation de la musique comme principe positif est irrationaliste chez Nietzsche en ce qu'il en retient que la musique est un langage sans sens (interprétation aussitôt reprise par Rosset). Puis Nietzsche entend passer du négatif au positif (comme il l'indique dans maintes notes de fin de vie consciente) et c'est à ce moment que survient la folie inexplicable quoique largement en cours déjà (les hallucinations recoupent l'exaltation malsaine et démente du style, surtout vers afin, n'en déplaise aux aveuglés).
Nietzsche échoue et en devient fou comme il ferait un chagrin d'amour. De dépit, il perd la raison, n'ayant pas su trouver d'alternative rationnelle positive à son nihilisme. Dans cette dernière note citée par Halévy, Nietzsche essaye bien encore une fois de donner le change :

"Principes et évaluations anticipées.
(...) La doctrine de l'Eternel Retour : en tant que nihilisme accompli en tant que crise" (F.P., automne 1887-mars 1888, § 9 (1), p. 19).

Mais il s'agit bien entendu d'une diversion pour lui-même, car l'essentiel est perdu : Nietzsche a choisi le nihilisme comme viatique pour sortir de la crise personnel qu'il traverse et qu'il décèle par prolongement et projection dans la culture occidentale. Nietzsche va beaucoup batailler pour donner un sens à cette crise. La rupture avec les cercles wagnériens lui donnent le sentiment qu'il a pris le large par rapport aux erreurs qu'il avait initialement cautionnées. Mais il choisit un mode oligarchique antagoniste quoique plus radical et virulent encore que le modèle suivi par les wagnériens.
Et si de nos jours l'on retient que Nietzsche fuit le modèle de nationalisme antisémite prôné par Wagner, on oublie de préciser que le modèle de Nietzsche est explicitement oligarchique et nihiliste. Mais ce nihilisme radical et accru perdra Nietzchse. Nietzsche a cru, en grand sentimental naïf qu'il est, que c'était par le radicalisme du nihilisme qu'il pourrait s'en sortir et trouver un sens qui suave la culture occidentale de la décadence. L'erreur de Nietzsche consistant à confondre domination et progression (anti-entropique), Nietzsche ne peut que sombre dans la folie et en pas trouver.
Du coup, il indique que le choix du nihilisme contient l'erreur et l'issue tragique de la folie. Car Nietzsche après avoir promis de proposer quelque chose de positif et d'extraordinaire (réconcilier le devenir et l'être, mazette) en vient à avouer que cette réconciliation ne contient rien de nouveau et demeure toujours aussi bancale : le néant n'est certes pas la réconciliation de l'être et du devenir. Tout au plus est-il une cautère irrationaliste appliquée au questionnement lancinant concernant le sens en général (de l'existence). Cet échec retentissant n'abouti pas par hasard à la folie.
"N'est pas fou qui veut", se plaisait à répéter le célèbre psychiatre Ey. Nietzsche n'a pas choisi la folie. Il a essayé jusqu'à l'épuisement neurologique de trouver l'issue au nihilisme - et il n'y est pas parvenu, ce qui était prévisible, pour tout observateur lucide du moins. La folie vient sanctionner la destruction du sens qu'a opéré Nietzsche dans son travail négatif de sape contre la morale. Le sens classique enlevé, Nietzsche claironnait aux rares qui l'entendaient qu'il allait procéder à son retournement total et définitif (transvaluation de toutes les valeurs). Eh bien, à la fin, Nietzsche avoue qu'il a lamentablement échoué : le renversement de toutes les valeurs est devenu un comique ratage où la crème renversée au lieu de finir brillamment sur son plat atterrit malencontreusement à terre (pour la plus grande joie des spectateurs sadiques).
La folie définit la destruction du sens général. D'ailleurs, le symptômes spécifique de Nietzsche est le mutisme. Nietzsche ne peut plus discuter, lui qui était un si brillant et intelligent orateur. Nietzsche a scié la planche sur laquelle il était assis. Le nihilisme de Nietzsche a détruit Nietzsche. Que ce nihilisme aboutisse dans la folie chez son dernier grand immanentiste (puisque l'immanentisme terminal actuel est déjà une décadence du sens) n'est pas une opération volontaire (au sens schopenhauérien), mais indique que le sens précède la volonté (d'où l'erreur théorique de Schopenhauer).
Le "néant éternel" dont se réclame Nietzsche recoupe le nihilisme antique d'un Démocrite ou d'un Gorgias et explique l'Eternel Retour par la croyance dans le non-être univoque et homogène (donc propice au retour). Nietzsche non seulement n'a rien révolutionné, comme il le claironnait, mais il n'a rien inventé, ce qui est bine la marque d'un nihiliste, mais pas l'empreinte de celui qui entendait transvaluer les valeurs cardinales jusqu'à devenir le successeur historique du Christ, l'Antéchrist de l'histoire...

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