mercredi 28 septembre 2011

Le vengeur marqué


Pourquoi le nihilisme ne peut qu'être masqué? Pourquoi le nihiliste déclaré n'est pas un nihiliste, mais un poseur? Le nihilisme ne peut pas (ne doit pas) expliciter les fondements bancals et partiels de sa théorie. En échange, il obtient l'illusion d'avoir isolé le réel en totalité : le donné, fixe et fini; à cette regrettable exception qu'il ajoute à la totalité (du coup incomplète) le non-être (du coup indéfini et irrationnel). L'erreur de ce schéma où l'on obtient l'être intégral par l'ajout en trop (superflu et erroné) du non-être provient de la confusion nihiliste entre unité et unicité. Le nihiliste croit qu'en se montrant uniciste, il se montre unitaire. L'unicisme lié à la nécessité affirme qu'il n'est qu'un seul réel - une variété, une sorte, un canal; tandis que l'unité implique l'hétérogénéité du réel - l'état à lui seul n'est pas suffisant pour définir le réel.
"Le réel est un" signifie (dans cette optique antinihiliste) qu'il existe plusieurs variétés de réel interconnectées, soit que le non-être désigne de manière partielle et fausse (dénaturée) des parties différentes entre elles, quoiqu'interconnectées - tandis que l'être fini et fixe exprime la vision obsessionnelle et monologique d'un réel absolument seul (solitaire) dans sa finitude (en ce sens tragique et singulier, selon la terminologie de l'école nietzschéenne). Qu'est-ce que la dynamique néanthéiste? Au contraire de la structure tronquée de l'état, le moyen trouvé par le réel (le choix du terme de réel revenant à éluder la question décisive de Dieu, soit d'une intervention uniciste et ultime dans le réel) pour subsister (ne pas disparaître) consiste à passer sans cesse (indéfiniment) d'un état à un autre, créant une dynamique de va-et-vient qui engendre l'infini et qui empêche d'en rester à l'état de fini. Qui instaure l'hétérogène empêche l'homogène (soit la réduction). Le nihiliste est celui qui ne peut expliciter son erreur sous peine de discréditer l'intégralité de son discours; alors qu'il promeut justement sa proximité réussie avec l'être comme la preuve de la vérité de sa théorie.
Le nihiliste revendique le réalisme (au sens de concrétude, de pragmatisme et de souci des choses les plus normales, voire anodines) - tandis que le nihiliste affiché (poseur) penche du côté de l'hédonisme - prend du plaisir à édicter que l'on va mourir, que rien existe, que seule vaut la domination. Quant au nihiliste idéologue, espèce en voie de disparition, c'est aussi une espèce éphémère, qui coïncide avec cette époque troublée des idéologies, où l'immanentisme ayant pris le pouvoir lors des Révolutions a échoué, et où l'échec suscite des réactions de sauvegarde contrastées. Les deux grandes réactions sont l'immanentisme conservateur et l'immanentisme progressiste, qui tous deux cherchent à instaurer le changement - l'un en changeant de monde, l'autre de désir.
Le nihilisme proprement dit est une idéologie de taille mineure, qui face à l'effondrement de l'immanentisme tire les conclusions les plus radicales, puisqu'il endosse et revendique la destruction jusqu'à la souhaiter et à l'aimer. Le nihilisme au sens idéologique n'est pas tenable et n'émana que de cercles européens très minoritaires qui prenaient en compte l'effondrement des espérances immanentistes tout en leur conférant une pose pessimiste et torturée. Le nihilisme idéologique n'est qu'une émanation parcellaire du nihilisme philosophique (qui n'est jamais philosophique fondamentalement, plutôt un dérivé moral d'expression hédoniste), en ce que c'est un nihilisme politique qui revendique l'autodestruction dans le plaisir de l'anéantissement (d'où le terrorisme propre au nihilisme idéologique).
On pourrait caractériser ce nihilisme idéologique (spécifique et réducteur) comme pessimiste et affecté; quand le nihilisme philosophique affiché ressortirait davantage d'une morale hédoniste tout aussi affectée, mais flanquée d'un fondement au demeurant peu tenable - l'affectation chez le nihiliste est remarquable, notamment chez le postromantique Nietzsche, qui abuse de la grandiloquence et des traits mégalomanes.
La philosophie de Schopenhauer n'est pas tant appuyée sur le pessimisme que sur l'absurde, ce qui souligne que le nihilisme philosophique présente une application morale hédoniste, avec une tendance plus théorique à l'absurde (soutien au chaos primitif et fondamental). Pour comprendre à quel point le nihilisme ressortit d'une conception propre à la pensée humaine, plus vaste que l'histoire de la philosophie, et si parente de la pensée que le nihilisme revendiqué et récent n'en est qu'une expression étriquée et réductrice : le nihilisme affecte tout comportement qui identifie le réel de manière enfin stable et fixe - le fixismeA l'aune de cette définition, dans laquelle l'usage du nihilisme désigne une forme de pensée humaine, plus seulement une idéologie mineure, récente, quoique finie, le nihilisme n'est plus seulement une "petite" idéologie marginale, une philosophie revendiquée par certains courants mineurs (avec des disparités historiques, Gorgias, Cioran, certains pessimistes chics d'aujourd'hui) ou une philosophie très récente (quasiment contemporaine) qui se pique d'absurde (autour de Schopenhauer en gros).
Loin de la marginalité, le nihilisme, dont la caractérisation cherche à revendiquer le non-être (ou le néant), tout en présentant le défaut de paraître se focaliser sur une forme de pensée très particulière, singulière et caricaturale, désigne un mode de pensée atavique et fort répandu, selon lequel le réel se trouve définissable par la réduction du principe du réel (le reflet comme dernier sens de la dynamique, après la dynamique platonicienne et la dynamique leibnizienne) au seul réel qui se trouve stable et définissable (fixe et fini). Tel est le fixisme - et l'on comprend qu'Aristote ait défini dans sa mentalité le réel comme le fini. La mention d'Aristote est ici précieuse et précise tant il personnifie le caractère connexe le plus remarquable du nihilisme : le déni. Le nihilisme instaure le déni le plus général, le déni de réel, sous prétexte de chercher à définir précisément le réel : le fixisme crée une importante zone de réel non identifiée, baptisée sous plusieurs vocables, chaque fois synonymes de non-être.
La leçon historique à retenir, corroborée par la plupart des inventions théoriques, quant au sens qui ne serait pas déjà donné, mais qui serait innovant (à un moment donné caché, c'est-à-dire non encore distingué, pas volontairement camouflé à l'attention générale par quelques esprits aussi pervers qu'ingénieux) : le théorique se caractérise par le fait de subsumer du réel dont la caractéristique est de se révéler aussi existant qu'inobservé - caché. Le caché n'est pas volontairement caché, enfoui, dissimulé, par une volonté de cacher, volonté qui pourrait être le propre d'individus aussi pervers que tout-puissants, mais qui surtout pourrait renvoyer à l'intervention d'un être doté de volonté et présidant à la création puis à la consolidation de son réel. Il n'en est rien : le caché n'est pas délibérément caché, mais simplement n'est pas réalisé par la conscience humaine partielle et imparfaite (expérimentale en ce sens que sa théorisation est toujours en recherche et en progrès), tout en étant réel. Le propre de la connaissance est d'accroître son savoir tout en admettant que la connaissance est insuffisante et en progression constante.
Le propre de l'intervention nihiliste est de décréter, dans un mouvement de révolte contre la condition démunie et incertaine de l'homme, que la connaissance peut parvenir rapidement (définitivement) au savoir absolu et définitif (sorte d'omniscience disponible tout de suite). Mais si la structure et le processus de la connaissance sont de progresser de manière imparfaite vers l'amélioration toujours imparfaite et provisoire, le caché se rapproche de la révélation religieuse, soit de la connaissance, dans un sens nullement irrationaliste, mais dans un sens de dévoilement rationnel. Le caché est le propre de la connaissance, alors que le visible est; plus que mensonge total, déformation partielle - souvent grossière.
La maïeutique, selon laquelle la connaissance consiste à faire ressurgir à la conscience ce qui y préexiste de manière inconsciente, du fait de son ancrage dans le sensible trompeur car partiel (déformé), explicite le symbole pythagoricien (que l'on retrouvera dans la théologie chrétienne proche du néo-platonisme d'un Cues) du lien entre toutes les parties du réel, en particulier l'infiniment petit l'infiniment grand. Le caché est l'invisible du polythéisme, avec cette précision supplémentaire et spécifique que l'illumination (dans un sens épistémologique) concerne le réel accessible à la connaissance (et non une partie du réel qui concernant les morts est inaccessible aux vivants). La différence entre caché et invisible tiendrait au progrès selon lequel toutes les parties du réel sont accessibles (peu à peu) à la connaissance, y compris la catégorie de l'invisible dévolue jusqu'alors au mystère indéfini et éternel.
Le déni du nihilisme signe la négation de l'unité. Tel est le déni : nier l'unité; telle est la raison pour laquelle le nihilisme fonctionne sur le déni : il nie l'unité dès les limbes, opérant un dualisme antagoniste entre l'être et le non-être qui se révèle théoriquement faux et simpliste. Aristote postule que l'être est fini et multiple. Il explique sans l'expliquer la multiplicité de l'être à partir de la multiplicité du non-être. Il s'agit pratiquement de nier l'unité en la remplaçant par la multiplicité. Le déni nie le lien qui existe entre toutes les parties du réel, malgré leur caractère fragmentée, morcelé, séparé, hétéroclite.
Peut-être est-ce à cause de cette dimension consttutiuve et inhérente à sa démarche (son projet) que le nihilisme se retrouve aussi peu considéré comme existant, ou alors autant dénié justement, osit réduit à une portion congrue : le nihilisme historique sert un mouvement idéologique historique terrroiste et virulent qui serait fini et qui n'aurait jamais spirs des formes importantes (quoique spectaculaires); et d'un point de vue philosophique, le nihilisme serait l'apanage de quelques esprits mineurs et intéressants qui parsèmeraient de temps en temps l'histoire de la philosophie : Démocrate ou Gorgias dans l'Antiquité. Cioran dans l'époque contemporaine. Mais cette vision est réductrice au sens où elle repose sur le déni : car le nihilisme ne désigne uacun de ces mouvements qui n'en sont que des sous-parties sans doute radicales et déformatrices. Le nihilisme désigne en fait, bien au-delà de quelques mouvements épars et mineurs, le déni de non-être. Du fait de son déni, le nihilisme n'est pas reconnu; mais il est obligé de recourir au déni pour continuer son emprise croissante sur la pensée. Seul point positif dans cette histoire d'autant plus niée qu'elle s'appuie sur le déni : le déni signifie la destruction. La contradiction se lève dans une structure qui manque de lien et qui finit tôt ou tard par disparaître.

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