samedi 22 octobre 2011

La joie de dominer


Ou la joie minée.


Dans ce passage d'un commentaire de Blondel consacré à la joie chez Nietzsche, plus spécifiquement dans une de ses dernière oeuvres, Ecce homo,
http://www.philopsis.fr/IMG/pdf_nietzsche_blondel_ecce_homo.pdf
on mesure à quel point il est deux joies, comme nous le rappelle Leibniz, le contemporain de Spinoza et de la naissance de l'immanentisme (en tant qu'hérésie métaphysique et radicalisation du cartésianisme) : gaudia et laetitia.
La joie de Nietzsche s'intègre dans la laetitia, mais c'est une joie finie qui est radicalisée et qui se signale par sa soif de domination et de puissance. La joie chez Nietzsche constitue l'explicitation de la complétude chez Spinoza, qui lui aussi emploie les termes de joie et de désir. Nietzsche a-t-il si peu lu Spinoza qu'il le prétend et que ses commentateurs le prétendent? S'il est vrai que Nietzsche est un spécialiste de la lecture hâtive et des jugements à l'emporte-pièce, sous le prétexte contestable que tout son génie se trouverait dans ses narines, sa parenté avec Nietzsche est frappante, voire sidérante, ce qu'un philosophe nietzschéen comme Rosset s'empresse de souligner, à la suite de Deleuze sans doute, amis d'une manière plus lucide à mon goût (que Spinoza le libéral soit gauchiste est contestable, mais que Nietzsche soit traité comme gauchiste, aujourd'hui par l'inénarrable Onfray, est une fumisterie plus drolatique qu'égarée).
On remarque peu que Spinoza propose une définition de la liberté qui n'est pas si révolutionnaire que ses commentateurs transis ne le proclament : il s'agit plutôt à mon avis d'une vision oligarchique et nihiliste de la liberté et du monde, à ceci près que Spinoza intègre cette définition spécifique quoique emblématique de l'immanentisme entant que radicalisation du nihilisme antique (autour en gros de la complétude du désir). Nietzsche ne propose guère de véritablement novateur par rapport à Spinoza, et même l'on pourrait constater qu'il a moins développé ses propositions positives (ses concepts) que Spinoza, notamment dans son Éthique.
Nietzsche ne fait que radicaliser le projet spinoziste, à ceci près que Nietzsche n'a pas eu le temps de développer sa spécificité - mais je fais une hypothèse plus pessimiste sur la pensée de Nietzsche, qui serait devenu fou parce qu'il n'avait rien à proposer de positif véritable et nouveau et qui aurait été pris au piège de son adhésion au nihilisme contradictoire et facteur de folie. Nieztsche était-il fou avant d'opter pour le nihilisme fou - ou Nietzsche est-il devenu fou à cause de ce nihilisme? Il est certain que Nietzsche possède une hérédité chargée et qu'il a lui-même développé des symptômes médicaux au point qu'il était victime d'hallucinations et qu'il consultait régulièrement des neurologues.
Quoi qu'il en soit, Nietzsche était au départ de sa vie un fervent oligarque, comme sa citation de jeunesse concernant l'éducation le stipule, et il reste un nihiliste impénitent à la fin de sa vie consciente, comme cette explication de Blondel le remarque : 


"Le défi, c’est donc l’affrontement de deux conceptions de la civilisation. À savoir : d’une part la décadence, la maladie, la mort et d’autre part la belle humeur, l’affirmation, la vie. D’un côté on refuse de voir la réalité – ce qui obligerait à trouver une solution aux désordres, aux contradictions, aux souffrances – de l’autre on revendique un désir sans entraves.
On achoppe tout de suite à une grande difficulté car l’affirmation du désir conduit très précisément à la lutte des désirs les uns contre les autres. Nietzsche, en fait, cherche l’affirmation du désir en tant qu’il conduit d’une manière conflictuelle à la guerre. Cela renvoie à Eschyle et Sophocle pour qui l’homme est pris dans quelque chose qui l’écrase. Il est inadapté à la réalité.
Deux solutions se présentent alors. La solution morale consiste à nier ces désirs, à nier la volonté de désirer. La belle humeur est l’affirmation de ces désirs, dont elle admet toutefois le côté destructeur. La volonté de puissance est aussi une volonté de dominer et d’expliquer les désirs les uns par les autres."


Si nous reprenons certains termes, c'est pour nous rendre compte que la conception de Nietzsche de la joie n'est pas du tout la trouvaille d'une joie partagée par tous, d'une joie républicaine, d'une joie en expansion, amis au contraire une joie inégalitariste, élitiste, dominatrice, oligarchique, selon laquelle la joie d'un petit nombre s'obtient sur la domination du plus grand nombre. C'est dominer qui procure la joie, à tel point que la question n'est plus de savoir si la joie mauvaise ne serait pas selon ce schéma réhabilitée, mais si la joie mauvaise n'est pas la joie selon la conception nietzschéenne. Mais quand je dis nietzschéenne, il faudrait élargir car il est patent que cette conception de la joie première et si louée par les commentateurs de l'acabit de Blondel est l'héritage direct de la joie selon Spinoza. Le lien entre la joie et la liberté chez Spinoza est patent : on accroît sa puissance de liberté en accroissant sa joie.
Blondel résume fidèlement l'enjeu : "Le défi, c’est donc l’affrontement de deux conceptions de la civilisation". Le nihilisme contre l'ontologie en langage philosophique : Blondel n'exagère nullement l'importance du défi, puisqu'il s'agit de l'opposition historique fondamentale entre deux conceptions d'existence. Mais c'est juste après que le bât blesse : que Blondel reproduise fidèlement la pensée de Nietzsche est appréciable; mais Nietzsche travestit grossièrement la réalité, lui qui se prétend réaliste. Pourquoi? Il ose dans sa folie plus que naissante et sa maladie se targuer de la "belle humeur" et de la "vie" contre la "décadence, la maladie, la mort". Mais qui est le malade? Le fou?
Les réponses s'avèrent d'autant plus problématiques que Blondel offre une définition du désir nietzschéen transparent : le "désir sans entrave". Mais cette définition a pour défaut de réhabiliter l'oligarchie, la domination absolue et toutes ces valeurs qui ont montré leurs applications abjectes et infâmes. Le fond du problème est justement cerné par Blondel : si la position morale était justifiée, elle "obligerait à trouver une solution aux désordres, aux contradictions, aux souffrances". Encore faudrait-il préciser que cette position n'a de valeur que si elle est prmeière. Or elle est indémontrée tout autant qu'indémontrable. Rien n'indique par un examen rationnel que les désordres, les contradictions et les souffrances constituent le terreau du réel. Mais seule cette position permet d'échafauder des théories nihilistes de type immanentiste comme la position de Nietzsche.
La faiblesse de ces théories provient du fait qu'elles ne peuvent s'appuyer sur aucune raison. Ce constat affaiblit grandement l'entreprise de Nietzsche qui s'apparente à une vaste construction appuyée sur du sable fort mouvant. Où Blondel se discrédite, c'est quand il rapproche la conception de Nietzsche de la conception de Sophocle et Eschyle sur un point précis : que l'homme "est inadapté à la réalité". C'est déformer grandement la position de nos deux tragédiens antiques qui tous deux refusent précisément la position nihiliste de leur temps et se battent pour que le spectateur devienne le héros de leurs tragédies. Ces deux tragédiens défendirent des positions politiques proches de celles de Solon à Athènes et un réel qui n'est pas désordonné et chaotique.
Blondel ne peut ignorer le fait que la tragédie antique ne représente pas le réel comme chaotique et le désir comme volonté de puissance, mais confère à l'homme la possibilité tragique et malaisée d'organiser l'ordre par ses pouvoirs créateurs et rationnels. Non seulement il amalgame la tragédie antique avec la position de Nietzsche proche des sophistes, mais encore il ne se prononce pas sur un point précis qu'il explicite pourtant avec une clarté redoutable : "On achoppe tout de suite à une grande difficulté car l’affirmation du désir conduit très précisément à la lutte des désirs les uns contre les autres.
C'est d'ailleurs aussi le constat qui devrait être posé pour Spinoza : ce que Blondel ne précise pas, c'est que cette lutte des désirs désigne la loi du plus fort, selon laquelle le désir dominateur gagne. La métaphore de la guerre indique que la loi du désir aboutit à la destruction de la plupart des désirs et à l'élection du plus petit nombre, sur des critères qui resteraient à définir : "Nietzsche, en fait, cherche l’affirmation du désir en tant qu’il conduit d’une manière conflictuelle à la guerre." Par la suite, Blondel fait dans la litote : car Nietzsche ne cherche pas à "expliquer les désirs les uns par les autres", comme Blondel l'affirme chastement, mais à expliquer pourquoi le désir est destructeur - parce qu'il représenterait la loi du réel.
Ici on se souvient que cette loi est indémontrable et repose sur l'arbitraire. Il est intéressant que Blondel rappelle que la volonté de puissance servirait dans le dispositif conceptuel nietzcshéen à justifier du caractère destructeur du désir. Blondel la définit comme "volonté de dominer". Si l'on se souvient que la position de Nietzsche qu'il assimile hâtivement à la belle humeur et à la joie est indémontrable, alors le concept ténébreux de volonté de puissance présente la caractéristique d'être irrationnel et indémontrable, soit de fonctionner sur l'arbitraire et l'absence de signification précise.
On comprend pourquoi ce concept n'a jamais réussi à être défini précisément ni à renvoyer à un objet original bien clair : c'est que justement il est crée par Nietzsche pour réfuter la clarté et la remplacer par l'arbitraire. La volonté de dominer que propose Blondel serait une définition sans doute assez pertinente, mais elle se heurte à un problème très nietzschéen et très nihiliste : elle ne constitue en aucun cas une innovation mais une option rebattue et disqualifiée, notamment dans l'Antiquité et sous cette forme virulente. L'échec de Nietzsche est philosophique et conduit à la folie. Mais cet échec théorique indique que la joie dont il se prévaut non sans impudence est une joie subversive, qui consiste à dresser l'apologie de la joie dominatrice et destructrice. Blondel admet le "côté destructeur" de cette belle humeur. Derrière ces simagrées, il conviendrait de noter la faiblesse de la position de Nietzsche.
Il a besoin de l'entourer de beaux atours et de la mélanger avec les valeurs classiques les plus positives à ceci près qu'ils les nimbe de subversion. La joie de la destruction n'est pas la joie classique. C'est la joie mauvaise, la joie de l'oxymore. Que tant de commentateurs puissent continuer à louer en Nietzsche le philosophe de la vie, de la santé, de la joie ou de l'affirmation en dit long sur l'égarement de l'époque et sur son imprégnation en nihilisme. Tout montre que la mentalité contemporaine est imprégnée de ce poison. 
Il importe de comprendre que si l'on vit la crise systémique terrible que nous endurons (et pas seulement financière ou économique comme l'énonce dans son égarement réducteur le catastrophique Trichet de la BCE), c'est qu'il n'est pas possible d'opposer dans l'histoire religieuse deux grandes positions : la position du chaos nihiliste et la position morale (dans le vocabulaire nietzschéen) favorable à l'ordre. Cette conception est juste historiquement au sens où ce sont ces deux grandes positions qui sont au berceau de la création humaine de toutes ses théories du réel. Mais aussi bien toutes les théories du réel se forment dans leurs différences et leurs distinctions à partir de la réfutation du nihilisme en tant que position fondamentale et universelle.
Le nihilisme est tellement faux qu'il est condamné pour accoucher du transcendantalisme polythéiste, puis monothéiste. La folie du nihilisme ressortit chez Nietzsche. Quant aux théories métaphysique, elles présentent la trouvaille fine de rendre le nihilisme compatible avec l'ontologie, soit de diluer le nihilisme dans le fini. Le nihilisme est très efficace dans le fini et devient inopérant dans l'infini. Aristote se révèle très efficace dans le fini, que ce soit dans ses découvertes scientifiques (périmées) ou dans ses théories philosophiques limitées à des objets de réel. Mais dès qu'il aborde le thème du réel, il se montre simpliste (le réel est fini) ou incohérent (l'être fini est relié au non-être indéfini). La trouvaille du métaphysicien depuis Aristote consiste à évacuer toute prétention de la philosophie à l'universel, soit à la définition du réel en tant qu'universel.
L'infini est évacué en tant que l'infini est l'universel. C'est de cette manière que l'on peut interpréter le geste métaphysique antiscolastique de Descartes, consistant à se limiter à philosopher dans la dimension physique du réel et à décréter que le restant relève de l'influence exclusive de Dieu, mais d'un Dieu irrationaliste qui use de deus ex machina, soit du miracle. Descartes rompt avec la scolastique, mais restaure la métaphysique. Il n'organise une rupture secondaire que pour sauvegarder l'essentiel, contrairement à ce qu'on laisse entendre. Et cet essentiel, qu'il identifie comme la sauvegarde de la philosophie, c'est la métaphysique en tant qu'héritage d'Aristote : rafraîchir le contenu physique qui est par trop périmé (l'enseignement scolastique frise l'archaïsme) pour mieux réaffirmer le contenu théorique dans son substrat.
C'est l'irrationalisme qui est le coeur du nihilisme et qui se trouve protégé par le dispositif métaphysique. Descartes est prêt à évacuer la dimension finie du réel (revendication indémontrée autant qu'indémontrable) pour conserver l'irrationalisme (le deus ex machina). L'immanentisme survient juste après Descartes, avec Spinoza. C'est que la réforme métaphysique entreprise par Descartes n'est plus suffisante : elle laisse à nu l'irrationalisme théorique, en insistant sur le doute comme une méthode négative qui ne propose rien de vraiment positif et qui aboutit in fine à légitimer ce deux ex machina pour le moins irrationaliste. Il s'agit pour l'immanentisme de trouver un nouveau socle de réduction sur lequel s'appuyer afin de fonder la philosophie et de ce fait de pouvoir légitimer l'irrationalisme comme étant un domaine de réalité certes inconnaissable, mais qui aussi ne concerne en rien l'homme.
Aristote avait proposé comme structure le rationnel à condition que la raison soit finie. Spinoza te les immannetsites trouvent (non sans raison) que les cartésiens se montrent trop découverts en irrationalisme, bien que Descartes professât d'avancer masqué. Spinoza reprned peu ou prou ce slogan, mais il propose surtout un renouvellement du socle de réduction nqui est localisé dans le désir La raison est assujetti au désir, ce qui fait que l'intelligence est inféodé au désir. Le désir étant irrationaliste, les immanentistes croient avoir trouvé la résolution du problème qu'Aristote n'avait paas assez résolu en réduisant le champ d'intérêt humain à la raison -finie. Le désir est à la fois fini et permet d'expliquer l'irrationnel comme le fondement du réel, même si le réel qui est étranger à la sphère du désir n'est pas intéressant pour l'homme, e lu est pas connecté. Il suffit de s'en débarrasser comme de l'incréé, un terme vague qui ne définit rien et ne résout aucun des problèmes laissés vacants et posés par tout esprit curieux.
Le spinozisme loin de résoudre les problèmes philosophiques s'en débarrassent pour décréter qu'il se concentre sur le désir. Et c'est ici que surgit Nietzsche qui avec son emphase et sa grandiloquence postromantiques espèrent enfin résoudre le problème de l'immanentisme en essayant encore d'accroître la réduction du désir au désir les plus artistes et dominateurs, dont bien entendu le sien à son moment. Le problème de Spinoza est de n'avoir pas résolu le problème philosophique en général, ni aucun problème, comme le problème qu'il impute à Aristote. Mais le problème accru de Nietzsche, c'est qu'il ne peut bouger dans le système de Spinoza, tel une araignée prise dans les rets d'un système qui s'est accru en immobilisme théorique (il se moquait de Spinoza et de sa contemplation figée et perverse des combats d'araignées).
Nietzsche veut essayer d'accroître l'immanentisme mais il est contraint pour ce faire (en bon postromantique adepte du anywhere out of the world) de sortir du monde physique te de basculer dans le monde qu'il considère lui-même, de manière inconciliable et irréconciliable, comme parfaitement étranger à lui. Nietzsche se condamne à la contradiction, à l'oxymore, au grand écart à froid. On ne sait d'ailleurs pas bien quel changement réaliste Nieztsche escompte réaliser, lui qui réclame le changement ici et maintenant tout en demandant un changement qui implique que le coefficient de réalité se trouve modifié. C'est le changement sans le changement, car non seulement il convient d'opérer un tri entre le troupeau et l'élite des artistes créateurs (dont Nietzsche), mais encore ces artistes créateurs sont chargés de l'insigne tache d'amorcer le changement.
Certains commentateurs pourront toujours défendre qu'il s'agit d'un élitisme consistant à en demeurer dans les bornes du réel tel qu'il est ou que le changement est déjà présent dans le réel (à l'instar du philosophe Rosset), il n'en demeure pas moins que la démarche de Nietzsche consiste à proposer quelque chose de nouveau ne serait-ce que pour corriger l'erreur de l'immanentisme qui le précède (accessoirement parce que Nietzsche annonce un projet grandiose et inégalé : la transvaluation des valeurs). Mais Nietzsche ne propose rien et ne peut plus rien proposer, bloqué par sa stratégie d'améliorer le désir alors que le désir était déjà une valeur déterminée et non évoluable; Nietzsche a besoin du changement alors qu'il a aboli le changement dans son système.
On peut parler d'imposture de Nietzsche ou d'échec, car il annonce à grand fracas un projet qui dès le départ se trouve condamné par son impossibilité et sa dimension contradictoire. Nietzsche essaye de subvertir certaines idées pour se les approprier, mais cette subversion est pathétique, car elle se trouve frappée du sceau de son échec. La subversion d'Aristote change le sens pour le figer. La subversion immanentiste changeait la métaphysique pour la changer en la radicalisant. La subversion nietzschéenne se trouve confrontée à un manque de perspectives ou à son impossibilité en matière de nécessité. C'est son aspect tragique. Quant à la joie, la subversion de la joie comme joie mauvaise indique ce qu'est le sentiment de joie. On se trouve joyeux face au constat de sa croissance.

Aucun commentaire: